Pour résumer en deux lignes la première partie de cet article, on y voit O Sensei en hanmi sur les huit premières photos, en hito e mi sur les deux photos suivantes, et en kenka goshi sur les huit dernières photos. Il est du coup bien tentant d’en déduire qu’il existe trois positions en Aikido : hanmi, hito e mi et kenka goshi. C’est un pas qui est franchi notamment par Hito Hiro Saito.
Dans une interview que l’on trouvera @ https://aikidoblog.net, le fils de maître Saito y explique qu’hito e mi et kenka goshi sont des positions au même titre que hanmi. Il ne voit entre-elles aucune différence de nature.
Il y a pourtant – et c’était la conclusion de la première partie – une différence fondamentale entre hanmi d’un côté, et hito e mi et kenka goshi de l’autre. Cette différence, c’est que hanmi est une position d’attente, hanmi est un temps de pause : on peut rester en hanmi pendant dix minutes si cela est nécessaire. Hanmi est un état d’immobilité qui précède le mouvement, c’est pour cette raison que c’est une "position".
Hito e mi et kenka goshi, au contraire, naissent du mouvement et n’existeraient pas sans la rotation qui les fait apparaître. Ce sont les phases éphémères d’un mouvement continu de rotation qui, par définition, ne s’arrête pas, ce sont des moments par lesquels le corps ne fait que passer brièvement. Et même si l’on parvient, par les vertus de la photographie, ou pour les besoins de la pédagogie, à isoler artificiellement ces différents moments, cela ne les transforme pas pour autant en positions. Hito e mi et kenka goshi sont les temps de l’action, les moments d’un mouvement rotatif, ce sont les éléments d’une dynamique, c’est pour cette raison qu’il est impossible de les assimiler à une position authentique comme hanmi. Il n’y a en effet aucun sens à utiliser le concept de position pour qualifier un état qui n’est pas statique.
Voilà mon premier point de profond désaccord avec l’interprétation d’Hito Hiro Saito. Il y en a un second : prétendre que hanmi ne soit qu’une position parmi d’autres, une position réservée aux attaques frontale et arrière, et qu’il faille changer cette position d’attente en fonction des directions ou des formes d’attaque – comme il ressort de son interview – est en complète opposition avec l’enseignement d’O Sensei. Le Fondateur insiste au contraire de manière non équivoque dans son livre "Budo" sur la nécessité de toujours adopter la position hanmi pour recevoir une attaque, que cette attaque vienne de devant, de derrière, de gauche ou de droite, et quelle que soit la nature de l’attaque. Il insiste même à plusieurs reprises dans ce livre sur l’importance de reprendre la position hanmi à la fin de chaque mouvement (ce qui au passage montre bien qu’on ne peut pas être en position hanmi au moment de l’action). Les témoignages photographiques et cinématographiques laissés par le Fondateur confirment qu’hito e mi et kenka goshi apparaissent toujours chez lui dans le cours de l’action, et qu’il n’utilise jamais ces phases du mouvement comme des gardes destinées à recevoir une attaque.
Par ailleurs, je ne peux me dispenser de rappeler ici à Hito Hiro que son père Morihiro Saito a toujours présenté la position hanmi comme la seule et unique garde de l’Aikido, et qu’il était spécialement rigoureux sur ce point, je peux en témoigner personnellement. En voilà un très beau et très émouvant souvenir :
Comment donc une déviation aussi caractérisée par rapport à l’enseignement d’O Sensei a-t- elle pu apparaître ? Car Hito Hiro n’est pas le premier venu, peu d’enseignants ont atteint son niveau de connaissance. Les choix qu’il a faits sont le résultat d’une longue expérience, ainsi que d’une réflexion et d’une recherche personnelle. Je crois qu’il a correctement perçu les faiblesses bien réelles de la position hanmi, mais les conclusions qu’il en tire manquent à mon sens un point essentiel : ce sont les faiblesses mêmes de hanmi qui lui confèrent ses pouvoirs remarquables.
Loin de moi l’idée de donner des leçons, ce qui me guide – si je dois le dire – c’est la conscience de la haute responsabilité d’Hito Hiro dans la transmission de l’enseignement d’O Sensei, et simultanément la conscience que manque à cette transmission la compréhension d’un concept central de l’Aikido. Je demande qu’on veuille bien juger ma démarche sur l’argumentation que je vais maintenant développer autour de ce concept, l’enjeu est sérieux, et il serait dommage que cette argumentation soit réduite à une vulgaire polémique.
L’homme se tient sur deux jambes, aucune posture ne peut donc lui garantir une stabilité dans toutes les directions. Un homme debout, les pieds écartés de la largeur des épaules, est stable sur la gauche et sur la droite, mais il est faible vers l’avant et vers l’arrière, le judo utilise ces déséquilibres naturels. La position triangulaire de l’Aikido est forte au contraire vers l’avant et vers l’arrière, mais elle est faible vers la droite et vers la gauche, c’est indiscutable, c’est biomécanique. Toutefois, si chaque position a ses forces et ses faiblesses quant à la stabilité, certaines positions en revanche sont infiniment plus mobiles que d’autres. La mobilité est l’avantage immense de la position hanmi. Il n’existe pas de position plus mobile que celle-là, parce que les pieds sont libres de s’y déplacer immédiatement dans le plus grand nombre de directions possibles. Immédiatement veut dire ici sans avoir à modifier la position initiale. Cette notion d’immédiateté est fondamentale car c’est la condition nécessaire d’une action fulgurante.
La position hanmi est telle en effet qu’elle permet au pied avant de se déplacer instantanément dans trois directions, et au pied arrière de se déplacer tout aussi instantanément dans trois directions différentes. En tout, la position hanmi permet donc d’emprunter en un éclair six directions différentes, pas cinq, pas sept, pas huit. Voilà pourquoi cette position était traditionnellement appelée roppo, "les six directions". Que cet enseignement pratique, opératif, soit doublé d’un enseignement spéculatif faisant référence au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, au Ciel et à la Terre, n’est pas incompatible, mais c’est une autre histoire que celle qui est racontée par maître Ueshiba dans la partie technique de son livre "Budo".
Relisons en effet la toute première phrase de ce livre, et sa traduction littérale depuis le japonais :
(1) Kamae Emplissez-vous de la force du ki, ouvrez vos pieds dans six directions et faites face à l’adversaire dans la posture hanmi irimi de l’Aiki (voir figure 1).
Nota: la figure 1 citée en référence est minuscule, mais on peut constater qu’O Sensei s’y trouve dans la position hanmi qui est celle de toutes les photos illustrant la première partie de cet article, et c’est une nouvelle confirmation si besoin était.
La traduction anglaise de John Stevens, dont est malheureusement tirée la traduction française, a modifié le sens de la phrase d’O Sensei de la manière suivante :
Emplissez-vous de ki, prenez la position hanmi, pieds écartés ouverts à un angle de soixante degrés, et faites face à votre adversaire dans une attitude aiki souple.
Dans cette traduction, un élément fondamental de la phrase japonaise a été supprimé : "ouvrez vos pieds dans six directions" a été traduit par "pieds écartés ouverts à un angle de 60 degrés". C’est-à-dire que le sens très clair de roppo (six directions pour les pieds), donné par O Sensei, n’est pas rendu.
Cette modification a de lourdes conséquences, parce que l’instruction du Fondateur d’ouvrir les pieds dans six directions n’est pas une simple description de la position hanmi : c’est une clef pour la compréhension du mode de déplacement qui est rendu possible par la position hanmi. En effet, dès qu’on possède l’information qu’en hanmi les pieds peuvent emprunter six directions, il est naturel de se demander et de rechercher quelles sontles six directions en question. En revanche, "un angle de 60 degrés" ne permet absolument pas de savoir que, grâce à la position hanmi, les pieds peuvent se déplacer dans six directions différentes. La traduction de John Stevens prive ainsi les pratiquants d’Aikido d’une information capitale pour leur compréhension de l’art, information qui mérite pourtant une attention toute particulière dans la mesure où c’est le Fondateur en personne qui la donne.
Chaque mot d’O Sensei est pesé et doit être lu avec une loupe. Le fait d’avoir les deux expressions roppo et hanmi réunies dans une même phrase, démontre que le Fondateur les utilisait en même temps et en connaissance de cause.
En japonais, han-mi signifie littéralement la moitié (han) du corps (mi), et il est vrai que dans cette position triangulaire le corps est de profil, et que la surface qu’il présente à l’attaque est moins importante que dans la position de face. L’expression hanmi est donc la description d’une réalité que tout le monde peut voir.
L’expression roppo, au contraire de hanmi, met l’accent sur une réalité qui n’est pas visible à l’œil nu. Et l’usage par O Sensei de roppo à la suite immédiate de hanmi montre que c’est bien la même position qui est désignée, mais sous deux aspects différents : le mot hanmi ne concerne que l’apparence de la posture, alors que le mot roppo renseigne sur l’essence de cette posture, sur son potentiel en matière de déplacement. Quelque chose est caché dans le concept de hanmi qui s’appelle roppo. Il existe une relation de causalité entre hanmi et roppo : c’est parce qu’on est en hanmi qu’il y a roppo, c’est-à-dire six directions. Et cette relation contredit l’idée simpliste que roppo serait une expression tombée en désuétude et remplacée par hanmi. Pour frapper l’imagination avec une image, je dirai que roppo c’est le mode d’emploi de hanmi, et ce mode d’emploi manque aujourd’hui dans l’enseignement de l’Aikido.
Avançons encore et penchons-nous maintenant sur la troisième phrase du livre "Budo", et sa traduction littérale depuis le japonais :
Pour le déplacement des pieds, il y a six directions extérieures et six directions intérieures, ainsi qu’une spirale extérieure et une spirale intérieure, ceci sera enseigné dans la pratique.
Par la traduction de John Stevens, cette phrase devient en français :
Le pied avant et le pied arrière doivent être ouverts à un angle de soixante degrés. La raison en deviendra claire dans la pratique.
Disparues les six directions extérieures (soto roppo), disparues les six directions intérieures (uchi roppo), disparue la spirale extérieure (soto tomoe), disparue la spirale intérieure (uchi tomoe) ! En lieu et place de ce foisonnement d’informations, John Stevens se contente de répéter la même phrase : le pied avant et le pied arrière doivent être ouverts à un angle de soixante degrés.
Mais enfin, que le pied arrière soit ouvert à 60° par rapport au pied avant, cela c’est la définition de hanmi, ce sont les photos d’O Sensei, et c’est le schéma n°1. Nous sommes bien d’accord, et personne ne conteste sérieusement cela. La phrase de Stevens n’est pas fausse, le problème c’est que cette phrase n’est pas du tout la traduction de ce qu’a écrit O Sensei, et que ce qu’a écrit O Sensei en revanche, Stevens néglige tranquillement de le traduire. Or il s’agit pourtant là – de la part du Fondateur – d’un développement considérable de l’information précédente, qui apporte des précisions capitales : non seulement il y a pour le déplacement des pieds six directions, mais il y a – qui plus est – six directions extérieures et six directions intérieures, et il y a pour le déplacement des pieds une spirale extérieure et une spirale intérieure.
Il se trouve que j’ai choisi pour le cours de ma vie la voie de l’Aikido. Et parce que j’ai fait ce choix, il m’a semblé naturel et légitime de faire confiance au Fondateur de l’Aikido. J’attache donc de la valeur à ses propos, et quand il insiste sur une information avec autant de constance et autant de force, j’en tiens compte. Et si je ne comprends pas, je ne me console pas en disant que c’est incompréhensible, je n’invente pas une vérité à ma convenance, je cherche, mais je cherche en m’appuyant de toutes mes forces sur l’enseignement qu’il a laissé, qui est là sous nos yeux et que nous négligeons de voir. Essayons d’écouter ce que dit le vieux Monsieur.
Le principe irimi-tenkan de rotation de l’axe corporel est tel que les pieds ne se déplacent pas en ligne droite, ils ne peuvent faire autrement que de suivre les spirales mises en œuvre par les hanches (c’est un enseignement d’O Sensei : la tête dirige les mains, les hanches dirigent les pieds). Quand le pied avant se dirige vers ses trois directions possibles, il le fait par l’action d’une spirale intérieure mise en œuvre par la hanche avant. Et quand la hanche avant opère ainsi une spirale intérieure, la hanche arrière décrit, elle, nécessairement une spirale extérieure en vertu du principe irimi-tenkan. Le pied arrière suit alors naturellement cette hanche arrière dans sa spirale extérieure.
A l’inverse, quand c’est le pied arrière qui se dirige vers ses trois directions possibles, il le fait par l’action d’une spirale intérieure mise en œuvre cette fois par la hanche arrière. Quand la hanche arrière opère cette spirale intérieure, c’est alors la hanche avant qui décrit nécessairement une spirale extérieure, toujours en vertu du principe irimi-tenkan, et le pied avant suit bien-sûr cette hanche avant dans sa spirale extérieure :
Légende du schéma
- Les hanches entraînent les pieds selon des trajectoires spiralées.
- Les six directions dessinées sont les six directions intérieures.
- Chaque fois qu’un pied est entraîné dans une rotation intérieure, le deuxième pied est entraîné dans la rotation extérieure complémentaire (ce deuxième pied est représenté par la moitié noire du tomoe). En conséquence de quoi, puisqu’il y a six directions intérieures à partir de hanmi, il y a aussi nécessairement six directions extérieures.
- La raison pour laquelle il n’y a que six directions possibles et pas huit, c’est que le pied avant ne peut pas se rendre en 6 qui est une destination trop éloignée de son point de départ, et que le pied arrière ne peut pas se rendre en 3 pour la même raison.
- Le pied arrière ne pourrait pas se rendre en 6 s’il n’y avait la fameuse ouverture hito e mi qui, en effaçant le pied avant, libère le passage pour le pied arrière, et lui permet ainsi d’accéder à un point éloigné jusqu’à 270° de sa position initiale, comme nous l’avons indiqué dans la première partie, et comme illustré dans le Schéma n°4 ci-dessous.
Il est donc parfaitement conforme à la réalité d’affirmer, comme le fait O Sensei, qu’il y a six directions intérieures et six directions extérieures pour un hanmi donné, ainsi qu’une spirale intérieure et une spirale extérieure. Le texte de "Budo" n’a rien d’incompréhensible ou d’ésotérique, il s’agit d’un enseignement concret et pratique pour celui qui veut bien prendre la peine de l’étudier. Encore faut-il évidemment que cet enseignement ne soit pas expurgé par une traduction calamiteuse. John Stevens n’a rien vu de tout cela et il a traduit selon sa fantaisie, en trahissant le texte d’O Sensei dont il ne comprenait sans doute pas la portée. Il était conseillé dans cette entreprise par Rinjiro Shirata qui – c’est le moins qu’on puisse dire – n’a pas contribué à éclairer la pensée d’O Sensei.
La conclusion remarquable que l’on peut tirer de ce qui précède, c’est qu’un homme est faible sur sa droite et sur sa gauche dans la position hanmi, mais il n’est faible que dans la mesure où il est en position, c’est-à-dire où il est statique. Or recevoir une attaque à partir de hanmi veut dire bouger à partir de hanmi. Et dès qu’apparaît le mouvement, quand naît la rotation, ces deux axes de déséquilibre se transforment en axes de force : comme on le voit sur le Schéma n° 3, c’est en effet vers la droite et vers la gauche que se prennent les six directions.
Quand j’écrivais plus haut que ce sont les faiblesses mêmes de hanmi qui lui confèrent ses pouvoirs remarquables, c’est cela que j’avais en tête. C’est cela qu’Hito Hiro n’a pas vu, sans quoi il n’affirmerait pas, comme il le fait dans son interview, que hanmi ne peut gérer convenablement que les attaques venant de l’avant ou de l’arrière, et n’est pas adaptée aux attaques venant de droite ou de gauche.
Albert Einstein a écrit qu’aucun problème ne trouve sa solution à partir du niveau de conscience qui l’a créé. Hito Hiro a bien compris le problème de la position hanmi, mais les solutions qu’il imagine ne quittent pas le champ de conscience de la position, il remplace une position par d’autres positions (qui en plus n’en sont pas). Trouver la solution à ce problème ne peut se faire qu’en changeant de niveau de conscience. Il faut ouvrir l’esprit pour qu’il ne voit plus dans la position une position, mais qu’il voit clairement le mouvement qui se trouve enchâssé dans cette position comme un diamant, c’est-à-dire qu’il ne voit plus en hanmi seulement hanmi, mais qu’il y voit désormais roppo. Et c’est cela l’enseignement majeur des trois premières phrases de la partie technique du livre "Budo", enseignement perdu que j’essaie de faire revivre ici.
Voilà à titre d’illustration le travail des pieds dans la direction intérieure n°6. Le pied arrière y suit une spirale intérieure et le pied avant une spirale extérieure. Le mouvement passe nécessairement par la phase hito e mi parce que le pied arrière doit dans ce cas atteindre le point le plus éloigné pour lui de sa position initiale (270°) :
Schéma n°4 (la lecture se fait de bas en haut) : Direction intérieure n°6 (le pied arrière se déplace de 270°). Ce déplacement pourrait par exemple illustrer la technique uchi kaiten nage.
Pour terminer, je voudrais répéter qu’il est nécessaire de lire O Sensei avec infiniment de soin et d’attention. En effet, pour faciliter la compréhension de cette étude, j’ai volontairement inversé ses propos en plaçant directions intérieures et spirale intérieure en premier lieu. Or dans la troisième phrase, il écrit très exactement :
Pour le déplacement des pieds, il y a six directions extérieures et six directions intérieures, ainsi qu’une spirale extérieure et une spirale intérieure ...
Il indique donc comme premières les directions extérieures, et la spirale extérieure qui les met en œuvre. Cette précision, qui place par conséquent directions intérieures et spirale intérieure au second plan, a une implication considérable pour le déplacement d’Aikido.
Mais je ne peux pas tout dire en une fois, et je laisse chacun réfléchir sur cette distinction qui pourrait au premier abord paraître anodine.
Philippe Voarino, Pâques 2018.