Pardon d’imposer ici cette vidéo d’un monologue forcément un peu indigeste. Mais au moins il n’est pas trop long, et du point que j’essaie de faire valoir dépend toute la pratique de l’Aikido. C’est l’idée que j’annonçais déjà dans le dossier précédent : l’Aikido n’a pas le caractère de dualité qu’on lui prête à tort quand on ne voit en lui qu’une réponse à une attaque.
L’Aikido est en effet très souvent présenté comme un art de défense, c’est une erreur profonde, quand l’agression est là il est trop tard pour agir. Ceci ne signifie pas pour autant que la meilleure défense soit l’attaque, car l’Aikido n’est pas non plus une simple technique de destruction de l’adversaire. Or une attaque, même préventive, n’est jamais au fond qu’une agression.
Monsieur Poutine, par exemple, sous-entend qu’il a attaqué l’Ukraine de manière préventive, il n’empêchera pas que cette attaque soit perçue comme une agression, ce qu’elle est à l’évidence. D’un autre côté, on voit les souffrances et les destructions que coûte aujourd’hui à l’Ukraine d’avoir attendu que l’attaque soit lancée pour se défendre ensuite contre elle.
Si l’on veut bien mettre de côté toute conception morale ou affective, et regarder froidement la situation, il y a là deux fautes de stratégie de part et d’autre.
Dans le combat, la réponse à une attaque est nécessairement tardive, et on rattrape rarement le terrain perdu. Ce n’est pas l’habileté ou la maladresse de la victime qui est en cause, c’est une question d’essence : c’est la nature même de la réaction d’être après l’action. Toute action suscite une réaction, et l’engrenage éternel qui naît de cette dualité ne peut conduire à une paix stable.
L’Aikido met le doigt sur cette faiblesse, montre que ni l’attaque ni la défense ne sont des solutions appropriées au conflit, et propose de résoudre les oppositions en réalisant que ce qui fait leur contradiction est en même temps ce qui fait leur complémentarité, et qu’il est indispensable de prendre en compte cette grande merveille.
Ainsi le mouvement d’Aikido n’est pas une réaction à un stimulus, le mouvement d’Aikido existe en soi, avant même l’apparition de l’autre. Cet autre qui prend la forme d’un adversaire est bien sûr associé pour un instant au mouvement, mais ce n’est pas lui qui le provoque. Car se faire un adversaire de quoi que ce soit et agir en fonction de cela, c’est se condamner à vaincre ou à perdre. Or de la victoire ou de la défaite ne peut jamais naître qu’une paix imparfaite et éphémère. Le traité de Versailles du 28 juin 1919 porte les germes de la deuxième guerre mondiale, les accords de Yalta de février 1945 n’ont pas garanti la stabilité du monde, ils ont mené à la guerre froide et à l’invasion récente de l’Ukraine. En ce sens, à moyen ou à long terme, il n’y a pas de vainqueur aux mauvais armistices, il n’y a que des vaincus.
On ne fait pas voler un avion sans prendre en compte la loi de gravitation. Agir dans les rapports humains sans tenir compte des lois qui les gouvernent est une légèreté ou une vanité aux conséquences dramatiques. La qualité première de l’action humaine doit être l’humilité, car cette action est subordonnée à l’ordre de l’univers et n’a de sens qu’en conformité avec lui. Les raisons de l’ordre universel nous dépassent, elles sont au-delà de ce que nous appelons le bien et le mal, il arrive que par elles des mondes soient détruits, mais elles sont néanmoins faites d’harmonie, c’est-à-dire de paix. Le guerrier qui porte le sabre peut mourir ou prendre des vies, mais par la conformité de ses gestes avec ceux de l’univers, il participe comme les planètes et les étoiles à l’équilibre du cosmos. Cet équilibre se résume pour lui à une rotation, une aspiration et un juste moment (awase).
Tous les hommes sont fils de la terre, tout conflit est donc fratricide. Dans la cohabitation des nations, la paix ne peut pas être obtenue sans la volonté des peuples de s’harmoniser avec le mouvement de l’univers. Seule une paix de cette nature peut être stable et durable, parce qu’elle relève d’une dimension sacrée, c’est peut-être cela la paix de Pâques.
Les peuples de la terre accumulent des armements parce qu’ils ne cessent de se trouver des adversaires, cette voie n’a pas d’autre issue que le chaos. Ce n’est pas la force militaire qui peut mener à la paix véritable, c’est l’abandon de l’esprit de combat. Maître Ueshiba disait que vaincre veut dire vaincre et détruire en soi l’esprit de combat. Le guerrier qui suit la voie de l’Aikido ne le sait pas au début, mais il s’entraîne dans le but de comprendre un jour la vanité de l’esprit de combat, et c’est alors qu’il trouve le sens profond de la formule si vis pacem para bellum, qui est d’ordinaire comprise dans son sens le plus superficiel. Obtenir la victoire totale n’est possible que s’il n’y a pas de combat, c’est cela masakatsu agatsu katsu hayahi.
Qu’on ne se trompe pas ici sur mes propos, abandonner l’esprit de combat c’est abandonner la violence porteuse de discorde et de malheur, c’est quitter le cercle de la destruction, de la haine et de la vengeance, c’est trouver et chérir la force de la paix, mais ce n’est pas refuser le combat quand celui-ci devient inéluctable.
Philippe Voarino, Pâques 2022