Reprise de l'interview publiée initialement sur le site aikidoka.fr le 21 décembre 2007.

Aikidoka Magazine :

Bonjour Philippe Voarino

Philippe Voarino:

Bonjour

Comment avez-vous commencé l’Aikido ?

J’ai téléphoné au Judo Club de Nice, le professeur était Robert Bogaert. J’ai demandé l’Aikido, il m’a répondu « On fait de l’aiki jutsu, c’est terriblement plus efficace ! ». En réalité M. Bogaert était un professeur de judo et de jujitsu. C’est quand même là que j’ai commencé. Et puis j’ai rencontré Nobuyoshi Tamura, Pierre Chassang et bien plus tard Morihiro Saito.

Quand êtes-vous parti à Iwama pour la première fois ?

Au mois d’août 1985 j’ai rencontré mon camarade Paolo Corallini au stage de La Colle sur Loup. Il revenait de son premier séjour chez Maître Saito et m’a conseillé d’aller à Iwama. Je suis parti six mois plus tard, en février 1986. Quand je suis arrivé à Tokyo, c’est Stanley Pranin qui m’a accueilli et qui m’a donné les directives pour me rendre à Iwama. Il avait écrit trois mots en Japonais sur un bout de papier que j’ai mis dans ma poche : « Iwama made kudasaï (pour Iwama s’il vous plaît) » au cas ou je me perde.

Quels étaient les uchi deshi présents à Iwama quand vous êtes arrivé ?

Il y avait Donny Lyon et John, et il y avait Patricia Guerri. Quand il est rentré aux Etats-Unis, Donny a enseigné l’Aikido à Washington D.C. Une dizaine d’années seulement. Il est mort jeune, en 1996. Il a enseigné jusqu’au dernier moment. Il y avait aussi Murata, un uchi deshi japonais.

Donny Lyon au premier plan, Patricia Guerri et Philippe Voarino ( Iwama1986)

Vous n’étiez que cinq ?

Oui, c’était l’hiver, et le mois de février est rigoureux au Japon. Les uchi deshi étaient plus nombreux aux saisons plus clémentes. Le matin, Maître Saito faisait le cours d’armes pour nous cinq. Un matin, il neigeait, il nous a tiré du lit avant l’aube et nous l’avons suivi dans la nuit, armés chacun d’un bambou avec lequel nous avons gaulé les buissons d’azalées pour en faire tomber la neige et éviter que les branches cassent. Une heure plus tard, il a débuté l’entraînement en nous donnant des foulards… pour qu’on n’ait pas froid pendant le keiko. Les armes se pratiquaient toujours le matin et à l’extérieur. L’enseignement qui est transmis dans ces conditions laisse une empreinte bien plus profonde qu’un stage avec deux cents personnes dans une salle de sport.

Entraînement sous la neige avec Maître Saito (Iwama 1991)

Il n’y avait qu’un seul élève japonais ?

La plupart des Japonais ont des emplois salariés. L’horaire du matin n’était pas compatible avec leur travail. Ce problème tout bête d’emploi du temps explique que les japonais aient peu pratiqué les armes, même à Iwama, et que ce soient les occidentaux qui aient reçu l’enseignement d’aiki ken et d’aiki jo transmis par Maître Saito.

Sauf cas exceptionnel, les Japonais ne suivaient que le cours de tai jutsu du soir. Et là il y avait beaucoup de monde. Les plus haut gradés étaient Isoyama, Nemoto, Inagaki, Hito Hiro le fils de Saito, Umesawa son gendre, Shibata… Stanley Pranin venait assez régulièrement de Tokyo, il y avait aussi parfois quelques visiteurs venus de l’étranger comme Tomita de Suède ou Ikeda de Suisse.

Vous ne trouvez pas curieux que Maître Saito ait transmis la pratique des armes de Maître Ueshiba à des Occidentaux et que les Japonais n’aient pas pu l’apprendre ?

Dans les moments importants de la vie, ceux où il se passe vraiment quelque chose, il y a deux possibilités, quelles que soient les raisons : soit vous êtes là, soit vous n’êtes pas là. Pendant les vingt années où Maître Saito a enseigné quotidiennement l’aiki ken et l’aiki jo, les Japonais n’étaient pas là. Ce sont les Occidentaux qui étaient là. C’est ainsi. Personne n’y peut rien. Pendant les vingt années ou O Sensei a vécu à Iwama et mené sa recherche sur l’Aikido, c’est Saito qui était là. Il aurait pu ne pas y être. L’histoire avance comme ça.

Comment avez-vous trouvé l’ambiance du dojo d’Iwama ?

Comme un citadin occidental de la fin du 20ème siècle qui arriverait brusquement dans le Japon rural du siècle précédent. Iwama, il faut bien comprendre, c’est la campagne. Et il y a vingt ans la morale et les comportements y étaient encore ceux du 19ème siècle.

Je vais vous raconter une anecdote qui vous fera comprendre ce que je veux dire. En août et en mars, le dojo d’Iwama recevait des groupes d’étudiants de différentes universités japonaises pour une semaine d’entraînement intensif. L’Aikido était une matière dans leur programme. Un après-midi, au beau milieu du cours de tai jutsu, Maître Saito a quitté le dojo pendant quelques minutes. A son retour il a continué le cours comme si de rien n’était. Après le salut, il s’est mis à parler et le ton est rapidement parvenu à celui d’une franche colère. Nous les uchi deshi nous regardions sans comprendre, nous demandant quelle bêtise nous avions bien pu encore commettre. Dès que Maître Saito a tourné les talons, les étudiants se sont rués comme un seul homme vers l’endroit où ils étaient hébergés. Les trois sempai du groupe sont ressortis quelques instants après dans un keikogi tout propre et leur plus bel hakama. Cinq minutes plus tard, Maître Saito revenait au pas de charge, congestionné par la colère, de sa maison distante à peine de cinquante mètres. A ce moment précis, les trois Japonais étaient plus verts que jaunes. Saito lâcha trois mots qui claquèrent comme un coup de fouet. Les trois malheureux le suivirent à l’intérieur du dojo et chacun reçut une volée de coups de bâtons sur les fesses qui leur tirèrent des larmes et qu’ils n’oublieront pas. Nous non plus d’ailleurs. Un Suisse allemand qui était arrivé quelques jours plus tôt n’en croyait pas ses yeux et murmurait en anglais dans un accent inimitable « This is Middle Age ! This is Middle Age ! »

Quand Maître Saito s’était éclipsé au milieu du cours, il était allé jeter un coup d’œil au logement des étudiants. Il y avait trouvé un désordre indigne du Japon. A la fin du cours il leur avait donc tenu le discours suivant :

Vous êtes une honte pour le Japon et vous êtes une honte pour votre université. Je vous donne donc le choix suivant : dans dix minutes, tout votre groupe doit avoir quitté le dojo avec armes et bagages, et jamais plus aucun étudiant de votre université ne sera accepté dans ce dojo. Mais vous pouvez choisir de ne pas partir et de ne pas déshonorer votre université. Dans ce cas, quand je reviendrai je veux voir les trois sempai responsables, et je les battrai.

Ce « choix » évidemment n’en était pas un. Pensez… perdre la face et déshonorer sa maison… pour un Japonais ! Maître Saito le savait parfaitement. Ce jour là, je perçus tout le sens de l’expression assumer ses responsabilités. Le soir même, Saito de bonne humeur invita tous les uchi deshi à dîner à Yamabiko, le restaurant de son fils Hito Hiro. C’est lui qui fit la cuisine. En riant de l’évènement de la journée, il expliqua qu’avec O Sensei la punition aurait été plus sévère, mais que les temps avaient changé... C’était ça l’ambiance à Iwama : des moments de forte tension et de charge émotionnelle, suivis immédiatement après – par une sorte de balance naturelle – de moments de récréation et de communion quasi familiale.

Quel était l’emploi du temps typique d’un uchi deshi à l’époque ?

Lever à l’aube : 5h l’été, 7h l’hiver. Une heure de tâches ménagères qui comportaient évidemment l’entretien du dojo et de ses abords : changer l’eau du vase au kamiza sans perturber l’arrangement floral (c’est Patricia à notre grand soulagement qui se chargeait de ça), ratisser l’esplanade devant le jinja pour l’entraînement d’armes du matin, balayer le bois autour du temple en prenant soin de ne pas abîmer la mousse (qui est sacrée au Japon !), ranger le shokudo (cuisine-salle à manger), nettoyer le banjo (qui n’est pas un instrument de musique)… Ensuite entraînement d’armes, toujours en plein air (en cas de pluie tachi dori, jo dori ou tanken dori dans le dojo).

Petit déjeuner (enfin !). Le reste de la matinée était consacré à travailler avec Maître Saito : couper et ranger le bois pour l’hiver, arracher les bambous qui envahissent le potager et creuser des tranchées pour empêcher les rhizomes de progresser, couper l’herbe, entretenir le bois autour du jinja en abattant les arbres morts ou abîmés par les typhons et brûler des monceaux de branches (Maître Saito aimait beaucoup le feu)…

Travaux des champs à Iwama (1987) Philippe Voarino, Steven Solomon

L’après-midi était le moment de l’entraînement libre, avant le cours d’enfants de 17.00 auquel les uchi deshi devaient participer. Coffee time à 18.00 avant le cours régulier de 19.00. Dîner à 20.30. En mars et en août, pendant le gashuku des étudiants, ils y avait deux entraînements supplémentaires, un à 10.00 et un autre à 15.00. Pour les uchi deshi cela faisait cinq heures d’entraînement par jour, avec de nouveaux groupes d’étudiants qui arrivaient chaque début de semaine, tout frais et pleins d’ardeur. C’était un rythme éprouvant. L’hiver la sueur gelait pendant la nuit. Il faisait parfois 10° en dessous de zéro à l’intérieur du dojo où l’on dormait sous d’épais futons. Il fallait au petit matin remettre des keikogis raides comme du bois. L’été les keikogis trempés de sueur n’avaient pas le temps de sécher… et les uchi deshi avaient la réputation de ne pas sentir très bon.

Quand vous êtes allés à Iwama, vous étiez enseignant je crois. Donniez-vous alors déjà des cours d’armes ?

Je n’enseignais pas d’une manière régulière, je remplaçais parfois des professeurs, je les assistais aussi à l’occasion de stages. J’avais organisé moi-même quelques stages d’armes, mais j’y enseignais ce que je connaissais à l’époque : le Iaido, le Ken jutsu et le Jodo shindo muso ryu. Quand j’y repense, je me rends compte à quel point tout était flou dans notre esprit. Nous mélangions allégrement l’Aikido, le Ken jutsu et le Jodo sans douter de rien. Cela ne gênait personne. Nous n’étions pas du tout conscient de la différence qu’il y avait entre les bases de ces disciplines. Nous n’avions aucune idée de ce qu’étaient vraiment l’aiki ken et l’aiki jo. Il faut dire que c’était une époque où l’on enseignait du Iaido muso shinden ryu pendant les cours d’Aikido. Le Iai était même au programme du Brevet d’Etat de professeur d’Aikido, ce qui entretenait la confusion dans l’esprit des gens. Quand je suis rentré et que j’ai commencé à parler d’aiki ken et d’aiki jo, je me suis trouvé devant un mur d’incompréhension. Les gens disaient « Oui, oui… les armes… on connaît ! ». Et ils étaient parfaitement sincères. Ils connaissaient… le mot. Mais derrière ce mot ils mettaient un fatras de choses toutes plus différentes les unes que les autres : deux ou trois mouvements d’awase avec le ken et le jo, un peu de Ken jutsu, du Jodo, du Iaido, et à ce cocktail il fallait encore ajouter le jo dori et le tachi dori considérés par beaucoup à l’époque comme faisant partie des « armes de l’Aikido ». De l’aiki ken et de l’aiki jo ils ne soupçonnaient même pas l’existence. Comme moi auparavant.

Votre séjour à Iwama a donc été une remise en question.

A Iwama j’ai beaucoup désappris. Il a fallu déconstruire avant de construire à nouveau sur une base saine. J’ai perdu beaucoup de temps avant de croiser la route de Maître Saito. Mais c’était l’époque… on ne savait pas… on cherchait passionnément en frappant à toutes les portes et on avalait tout sans distinction, sans discernement. Nous étions enthousiastes, boulimiques et naïfs.

Je lis bien sûr aujourd’hui les interviews des uns et des autres, et je m’aperçois que beaucoup de professeurs continuent à penser qu’on peut faire n’importe quelle école d’armes et qu’au prétexte qu’on enseigne l’Aikido cela deviendra automatiquement de l’Aikido. C’est une erreur majeure. C’est l’erreur que nous avons tous commise il y a trente ans. Mais c’était il y a trente ans, nous n’avions aucune information. Aujourd’hui, les conditions d’accès à la connaissance sont différentes. Celui qui se donne la peine de chercher peut trouver un enseignement plus authentique. Il faut chercher son enseignant. L’Aikido se mérite.

Entraînement sur Atago San (Iwama) 2000

Pourquoi Maître Saito insistait-il autant sur les bases ? La manifestation de l’Aikido n’est-elle pas dans sa forme dynamique ?

C’est vrai, il n’y a d’Aikido que dynamique. Mais il se trouve que cette forme dynamique je la pratiquais depuis dix ans déjà quand je suis parti au Japon. Je l’ai pratiquée d’ailleurs depuis le tout premier jour où j’ai mis le pied sur un tapis. C’était la pédagogie qui régnait à l’époque. On pensait qu’il suffisait de bouger avec élégance et dynamisme pour faire de l’Aikido. On faisait en réalité des ronds de jambes. Et il ne nous venait pas à l’idée que l’élégance et le dynamisme devaient s’exercer dans le respect du principe de l’Aikido. Quel principe d’ailleurs ? Qui d’entre nous aurait été capable d’en parler autrement qu’avec des formules creuses et convenues ? Or ce principe demeure invisible sans le passage par les bases. Voilà pourquoi l’étude des bases est aussi importante. Et la vérité c’est que nous ignorions tout des bases. Ce que j’ai appris à Iwama c’est la différence justement entre ce que je pratiquais jusqu’alors sous le nom d’Aikido et la réalité de la pratique dynamique de l’Aikido. Sans bases, cette pratique dynamique n’est qu’une mauvaise chorégraphie. Quand je fais aujourd’hui passer des grades au-dessus du troisième dan, je m’occupe moins de regarder à quelle hauteur uke est projeté qu’à vérifier la présence en filigrane, au cœur de la fluidité et de l’aisance du mouvement de tori, de la connaissance et du respect des bases.

La aussi il y a un problème de vocabulaire. Tout professeur d’Aikido explique évidemment qu’il respecte scrupuleusement les bases. Or il se trouve que l’on voit dans ce domaine tout et son contraire. Faut-il donc en conclure que les bases sont… à géométrie variable ? La réalité c’est que pour parler d’une manière constructive il est indispensable de définir au préalable ce que l’on met derrière le mot « kihon », ou plutôt ce qu’O Sensei mettait derrière ce terme. Ce n’est qu’une fois les bases définies que l’on peut savoir qui les respecte et qui ne les respecte pas. Autrement ce n’est qu’un mot qui ne veut rien dire.

Comment s’est passé votre retour en France ?

Quand on rentre d’Iwama la première fois, on met un certain temps à atterrir. La France paraît étrange, presque étrangère. Le dojo d’O Sensei est un lieu clos, en marge du monde. On y adopte des habitudes qui sont aux antipodes du monde moderne. Les conditions de vie sont difficiles : le froid est permanent, la température descend à – 15° l’hiver, les murs sont en papier et il n’y a pas de chauffage, la nourriture permet juste de survivre (quand elle ne détraque pas les intestins), l’entraînement est physiquement éprouvant, la promiscuité est permanente (le seul lieu véritablement privé est un bout d’étagère dans un placard), la langue est une barrière qui limite la communication… Je me souviens d’un uchi deshi, Vince Salvatore, c’était un américain du New Jersey. Un jour il nous avait lu la lettre qu’il envoyait à sa fiancée. La lettre commençait comme ça : « Ici tout est bien et j’ai tout ce qu’il me faut, sauf… », suivait ensuite pendant deux pages la longue liste de tout ce qui manquait à Iwama. Vince manquait de tout, mais il ne manquait pas d’humour.

Pas d’eau chaude pour les uchi deshi (Iwama 1986)

Mais cette vie spartiate se déroulait au sein d’une bulle qui coupait les uchi deshi de tout ce qui n’était pas en rapport direct avec la vie du dojo, et qui les protégeait d’une certaine manière du monde extérieur. Revenir chez soi c’était revenir sur terre de manière brutale. Et si nous vivons dans le confort, la réalité de nos sociétés est dure à bien d’autres égards. J’ai connu des uchi deshi qui ne parvenaient pas à se réhabituer chez eux et qui sont retournés vivre à Iwama.

Y a-t-il une différence entre l’Aikido d’avant guerre et la période d’Iwama ?

Il suffit de regarder le film d’O Sensei tourné à l’Asaï Shinbun en 1935, une dizaine d’années donc avant le début de la période Iwama, pour se convaincre que l’Aikido est déjà là, même si le nom n’y est pas encore. Entre 1942 et 1945, tous les hommes valides étaient à la guerre. O Sensei était tout seul au fond de sa campagne. Il n’avait pas d’uke : ce fait a une grande importance. C’est à cause de cela qu’il a consacré l’essentiel de ces trois années à l’approfondissement de l’étude des armes autour du principe aiki. Car avec les armes, on peut continuer à pratiquer et à s’entraîner même si l’on est seul. L’activité du Fondateur à Iwama dans les années qui suivirent la guerre, et qui est décrite par plusieurs témoins comme particulièrement intense, a ensuite consisté à rapprocher le tai jutsu, l’aiki ken et l’aiki jo en unissant ces trois aspects du même travail autour du principe unique qui les commande. Mais cela ne s’est pas fait tout seul. O Sensei a dû repérer et élaguer patiemment pendant vingt ans toutes les techniques, avec ou sans armes, qui n’étaient pas une émanation du principe et qui auraient empêché la cohésion de l’ensemble.

Les enseignants qui pensent aujourd’hui que les armes sont « un plus » et qui disent « *compléter *» leur pratique d’Aikido par une école de ken ou de jo ne voient pas qu’ils se condamnent – quelle que soit au demeurant la valeur de cette école – à refaire tout le travail accompli par O Sensei entre les années 1940 et les années 1960 pour faire « coller » l’usage du ken et du jo avec le principe aiki. C’est évidemment assez présomptueux, mais c’est surtout inutile puisque ce travail a déjà été effectué dans des conditions idéales par un expert d’exception, le Fondateur, qui nous en a légué la connaissance sous la forme de l’aiki ken et de l’aiki jo.

Quel sens y a-t-il à pratiquer un art martial comme l’Aikido à notre époque ?

Je crois que la réponse se trouve dans cette phrase d’O Sensei :

Ce que les gens qui pratiquent les arts martiaux appellent aiki est fondamentalement différent de ce que je nomme aiki.

Si l’objet de l’Aikido consiste seulement à être fort et à détruire un adversaire, ce n’est pas l’Aikido d’O Sensei. Il est vrai que l’Aikido d’Ueshiba est un art martial qui permet de neutraliser des adversaires grâce à l’utilisation du principe aiki. Mais l’efficacité n’est que l’application de ce principe au cas très particulier du combat. Le principe aiki est la source de ce qui existe dans l’univers, et les lois de la nature que nous connaissons ne sont elles-mêmes que des applications de ce principe. Il existe un fil rouge qui unit des choses apparemment aussi différentes qu’un oursin, un mouvement d’Aikido et une galaxie. Pratiquer l’Aikido ce n’est donc pas seulement apprendre à briser le coude ou la nuque d’un agresseur, c’est utiliser le support fourni par la pratique martiale pour étudier concrètement les lois qui régissent ce qui existe sous le soleil et, à partir de cette étude, mieux comprendre l’univers dans lequel nous vivons. De ce point de vue, l’Aikido peut être considéré comme un outil utile à la compréhension du monde.

Vous avez créé, avec d’autres élèves d’Iwama et des figures historiques de l’Aikido comme Pierre Chassang et Georges Rousseau, l’association TAI. Qu’est-ce qui vous a poussé à le faire et qu’en pensait Maître Saito ?

Le point de départ fut la prise de conscience que ce qui se pratique aujourd’hui sous le nom d’Aikido n’a plus qu’une ressemblance extérieure et assez superficielle avec ce que faisait O Sensei. C’est de l’image… C’est une illusion d’optique. Et cette illusion avait été mon seul horizon pendant mes dix premières années de pratique. Beaucoup d’efforts… beaucoup de temps… beaucoup d’enthousiasme… en pure perte. Je me sentais donc concerné. Quand on sort enfin d’un marécage où l’on était embourbé, on a envie de mettre un panneau « Attention sables mouvants ». En disant cela je comprends parfaitement que ce discours ne soit pas entendu. Platon explique que si l’on est dans une caverne et qu’on n’a jamais vu le monde extérieur, on ignore qu’on est dans une caverne. Si quelqu’un vient alors dire « Vous êtes dans une caverne », personne ne peut comprendre ce qu’il veut dire. Pour être conscient de la caverne, il faut être sorti de la caverne. C’est un problème. Je dis que les pratiquants de ce que l’on appelle aujourd’hui l’« Aikido moderne » ou encore l’« *Aikido sportif *» sont dans une caverne. Mais ils ne le savent pas. Mes mots ne peuvent pas les toucher car ils ne peuvent pas se représenter ce dont je parle. Je leur demande de bien vouloir croire qu’il n’y a aucune arrogance dans mes propos. J’étais dans la caverne avant eux, c’est tout, et j’ai eu la chance de trouver la sortie. Les uchi deshi d’Iwama qui m’ont accompagné dans l’aventure de TAI avaient je crois une disposition d’esprit analogue, et mesuraient comme moi d’où ils venaient. La rencontre avec Maître Saito fut une révolution dans notre conception et dans notre compréhension de l’Aikido.

Le parcours de pionniers de l’Aikido comme Pierre Chassang et Georges Rousseau est différent… leur expérience plus longue. Ils sont fondateurs des grandes associations d’Aikido qui existent aujourd’hui dans le monde : la Fédération Internationale d’Aikido, la Fédération Européenne d’Aikido, la FFAB en France et l’ACBA en Belgique. Ils ont commencé l’Aikido dans les années 1950 avec Tadashi Abe qui enseignait l’aspect purement martial de l’art d’O Sensei. Quand la génération de l’Aikikai des années 1960 a essaimé et enseigné dans les divers pays du monde, elle a lancé l’Aikido sur une voie qui n’était plus celle d’O Sensei et de ses élèves. Cette transformation de l’enseignement de l’Aikido s’effectua par touches successives, elle fut progressive, insensible, indiscernable. C’est ainsi que, bon gré mal gré, Pierre et Georges participèrent au courant venu de l’Aikikai tout en désavouant la généralisation d’une pratique de l’Aikido qui ne correspondait pas à ce qu’ils avaient vu auparavant et dans laquelle ils n’étaient pas à l’aise, mais qui s’imposa par la force des choses. Participer à TAI fut pour eux, le moment venu, le moyen de signifier clairement, avec l’expérience et le recul qui étaient les leurs, qu’ils ne cautionnaient pas l’évolution de l’Aikido dans les dernières décennies, au Japon comme en Europe.

Quant à Maître Saito, il n’avait qu’une idée très imprécise de ce que pouvait bien être une association. Sa conception du pouvoir était plutôt dynastique. « Après moi mon fils » me dit-il en 1992 quand nous avons créé TAI. C’est pourquoi il ne prit jamais une part active à aucune association, pas plus TAI qu’Iwama ryu ou qu’aucune autre. Mais quand je suis allé à Iwama en décembre 2000 avec 25 membres de TAI venus de neuf pays différents, il me confia personnellement sa satisfaction – au vu du niveau des pratiquants – pour le travail effectué. C’est pour témoigner de cela qu’il me décerna le 6ème dan à ce moment.

Une partie du groupe TAI après l’entraînement (Iwama 2000)

Comment voyez-vous l’avenir de TAI ?

Au départ TAI fut conçu pour s’adresser exclusivement aux professeurs. Avec les années, son champ d’activité s’est élargi aux pratiquants de tous niveaux. Il n’est pas impossible que dans le futur TAI revienne à sa vocation première, un peu en retrait du grand public, en laissant à une organisation dont ce serait la vocation le soin de s’occuper de tout ce qui ne relève pas de la formation des enseignants.

Vous entretenez une rubrique assez libre sur internet : www.aikidotakemusu.com
Pensez-vous que ce média moderne modifie le paysage de l'Aikido ?

Internet est un outil magnifique. Je crois qu’on peut y faire un travail utile pour la transmission de l’Aikido. Le tatami est indispensable évidemment, c’est la messe quotidienne. Le travail de l’Aikido passe par le corps. Mais il va ensuite à l’esprit. Le corps informe. C’est le corps qui apprend. J’ai assez entendu de débutants m’assurer « J’ai compris ! » juste avant de massacrer un mouvement d’Aikido, pour savoir que le cerveau ne comprend rien tant que le corps n’a pas compris. Prévert disait « le mental ment monumentalement ». Mais quand le corps a compris, le cerveau a son rôle, et l’esprit aussi. Il existe un dialogue subtil entre l’esprit et le corps. Et j’en arrive à me demander si la distinction que l’on fait traditionnellement depuis Descartes entre l’esprit et le corps est bien pertinente. J’arrive à concevoir aujourd’hui que l’esprit puisse être un mode particulier de développement du corps. L’Aikido mène à ce genre de considérations. Je dis bien l’Aikido, pas la gymnastique qui se cache trop souvent sous ce nom. Le web n’est pas le lieu du corps, mais c’est le lieu où peuvent trouver leur place la réflexion et les questions qu’elle fait naître. C’est un lieu de dialogue.

Comment voyez-vous l’avenir de l’Aikido ?

Dans mille ans l’Aikido existera encore, mais il aura été transformé par ce que l’on désigne aujourd’hui sous le terme d’évolution et que j’appelle moi dégénérescence. Je rappelle à ce sujet une vérité qu’il est bon de ne pas oublier : le mot évolution qualifie aussi bien la décadence que le progrès. Il sera impossible de retrouver dans l’Aikido de l’an 3000 le message du Fondateur. Il y a des précédents. Regardez, toutes choses égales par ailleurs, à quel point le message originel de Jésus a disparu sous les couches successives accumulées par la religion chrétienne. Je reste pourtant persuadé qu’au fond de quelque monastère il est encore audible. Il existe des lieux où la tradition est conservée, quand bien même tout croule autour. C’est le message de Noé. Après la mort d’O Sensei et jusqu’à la mort de Maître Saito, Iwama fut un lieu de cette nature. J’espère qu’un lieu pareil existera toujours pour l’Aikido. Si à la mesure de mes moyens je peux contribuer à son existence, je n’aurai pas perdu mon temps.

Merci Philippe Voarino.

Merci à vous.