Monsieur, vous avez montré un atemi dans votre cours... je ne comprends pas. Parce que moi je ne veux pas faire un art martial... je veux faire de l'Aikido.
Et me voilà un peu abasourdi comme un maître nageur auquel un élève viendrait dire « Mais monsieur, moi je ne veux pas aller à l'eau... je veux faire de la natation ».
Je remercie infiniment le jeune pratiquant qui est venu me trouver à la fin d'un stage et qui m'a fait cette réflexion. C'est une phrase merveilleuse. On ne peut pas mieux résumer le malentendu qui est né avec l'apparition de l'Aikido en Occident. A l'époque de Woodstock, juste après mai 1968, on pouvait lire sur les keikogi de certains pratiquants d'Aikido : « Faites l'amour, pas la guerre ». L'Aikido est amour et harmonie donc je ne peux pas donner un atemi, l'Aikido est amour et harmonie donc je ne peux pas manipuler ce sabre qui, dans mon imaginaire, dégouline encore du sang des champs de bataille du passé. C'est le credo.
Seulement voila : les documents photographiques montrant O Sensei exécutant des atemi ou coupant symboliquement son adversaire en deux avec son sabre ne manquent pas. « Témoignages d'un Aikido archaïque, immature, inabouti », répondent les adeptes de l'amour en se voilant la face. Ce faisant ils oublient un simple « détail » : ces photos ont été prises à tous les âges de la vie du Fondateur, à 50 ans comme à 80, ce qui rend impossible de les expliquer par les tâtonnements, les égarements, voire les erreurs de la jeunesse.
Alors quoi ? Jusqu'à sa mort le Fondateur de l'Aikido a donc frappé en esprit (et parfois en réalité) ses uke avec poing sabre et bâton ! Que faut-il en conclure ? Et bien voyons c'est fort simple : puisque en Aikido on ne peut pas donner un atemi, et puisque O Sensei a donné des atemi toute sa vie, O Sensei ne faisait pas d'Aikido.
Et voilà, CQFD. O Sensei était à l'évidence un homme à l'esprit agressif et brutal. Quant à nous qui sommes civilisés, nous avons des opinions, nous fuyons la violence, nous pratiquons dans des salles chauffées et avec douches un art de paix, nous faisons de l'Aikido. Tout cela est-il si difficile à comprendre ? Quand on y réfléchit, nous sommes très certainement la chance de l'humanité. Personne sans nous n'aurait su ce qu'était l'Aikido.
Est-ce qu'il n'est pas beau le mental ? Est-ce qu'il n'est pas monumental ? Est-ce qu'on voit où il mène si on pousse sa logique jusqu'au bout ?
Ne pas appuyer ses jugements sur des préjugés est une humilité salutaire. L'Aikido soulève des questions légitimes, certes, mais pourquoi toujours chercher des réponses immédiates dans le bazar des idées reçues. Je voudrais dire à ce jeune pratiquant qui bute sur Aikido art de guerre -- Aikido art de paix, qu'il existe un moyen simple de résoudre ce paradoxe : c'est de faire un tout petit peu confiance à O Sensei et de suivre le chemin qu'il nous indique clairement, même si c'est avec un sabre, une lance et des atemi. De la pratique fidèle à celle suivie par le Fondateur et laissée par lui comme un héritage et une méthode, sortira la vision du monde que propose l'Aikido, qui dépasse infiniment bien sûr la vulgaire capacité technique de couper une tête. Mais cette tête il faut quand même apprendre à la couper. Avant de connaître le paradis de l'homme réalisé, il faut descendre en enfer. Pas d'initiation sans cela. C'est la voie du guerrier. Le guerrier a besoin de la confrontation. Ce n'est pas la science infuse, c'est l'engagement qui lui permet de comprendre, au bout de la voie martiale, la vanité de la volonté de détruire et l'inutilité du combat. Certes « celui qui ne lutte pas, nul au monde ne peut lutter avec lui. » Mais quel sens donner à cette phrase ? Il serait tellement facile de se méprendre sur cet enseignement du Tao s'il n'était qu'une spéculation, s'il ne devait pas être le fruit de l'expérience. Si le guerrier véritable ne lutte pas, cela ne veut pas dire en effet qu'il soit devenu passif. C'est tout le contraire, il agit pleinement car il a accédé au domaine de l'action authentique, de l'action pure. C'est-à-dire qu'il ne cherche plus la solution des conflits dans la force d'opposition dont il a patiemment désappris l'usage, mais dans le respect des lois de l'Univers qu'il a appris à reconnaître. Il est parvenu à la conscience claire que la force d'opposition la plus raffinée et la plus talentueuse du monde est sans issue, parce qu'elle parvient inéluctablement à la limite suivante : détruire l'autre ou être détruit par lui. Si le guerrier véritable triomphe, ce n'est pas parce qu'il est plus fort, plus rapide ou plus habile, il triomphe parce qu'il se positionne de telle manière dans le flot du monde qu'il ne peut pas en être autrement. Et pour cette raison, son triomphe n'est pas la destruction d'un ennemi mais la préservation de l'équilibre du Ciel et de la Terre. A travers lui s'exprime une force plus haute que celle qui permet ordinairement à un homme de jeter à terre son semblable.
Si l'on excommunie d'emblée l'art martial pour cause de « mauvais genre », quel sens faut-il alors accorder à la notion de transcendance ? Transcender, n'est-ce pas précisément utiliser un moyen pour lui faire produire des fruits qui sont au-delà de la nature ou des possibilités apparentes de ce moyen ? Transcender l'art martial c'est lui faire produire ce que jamais le sens commun n'aurait imaginé qu'il puisse produire. Mais pour cela évidemment il faut accepter d'emprunter la route qui est proposée. Morihei Ueshiba n'est pas devenu O Sensei par décret, il a accompli un parcours, il est allé de la guerre vers la paix en suivant ce chemin qui met en scène et en œuvre l'art martial, et en respectant ses règles du jeu. A moins en effet d'être illuminé par la Grâce, on ne parvient pas à la vérité par la vérité, on parvient à la vérité par l'erreur. On ne parvient pas à la joie par la joie, on parvient à la joie par la fatigue et la douleur, et si je veux le plaisir de voir pousser mon potager, c'est avec ma sueur que je dois l'arroser. La nature est exubérante, elle crée sans cesse de nouvelles formes, de nouveaux paysages, de nouveaux êtres, mais si elle est capable de cela c'est parce qu'en même temps elle rase des montagnes, comble des océans, et détruit tout sans état d'âme. Il n'y a pas de création sans destruction. Le futur de la vie est dans la mort et l'avenir de la mort est dans la vie. L'interdépendance des choses opposées est une évidence que le monde met continuellement sous nos yeux. Dans le processus de l'éternel retour, toutes choses nourrissent et engendrent leur contraire. Dès lors, en quoi est-il étonnant qu'un art de paix comme l'Aikido soit né d'un art de guerre ? N'était-ce pas justement une nécessité ? Pouvait-il en être autrement ? Le bouddhisme, voie du renoncement et du dénuement, n'est-il pas sorti de l'or et des soieries d'un palais royal ? Siddharta Gautama était prince des Sâkya, fils de roi. Qui s'en offusque ? Mais qui aussi en comprend la raison profonde?
L'attitude qui consiste à préférer un seul aspect des choses, à le choisir, à s'attacher à lui et à rejeter le reste, à penser que l'on peut avoir la vie sans avoir la mort aussi, avoir le bonheur sans avoir le malheur nécessairement, cette attitude là a un nom : c'est le dualisme. C'est l'état d'ignorance. Cette dualité n'existe pas en soi dans le monde, elle est dans notre rapport au monde, elle n'est qu'un moment, sans doute nécessaire, de notre conscience encore rudimentaire. L'Aikido ne s'oppose pas à la dualité mais propose d'affiner notre conscience pour lui faire découvrir que, sous la gangue de cette dualité, est caché en réalité le diamant de l'Unité : Aiki est le chemin de retour au ki unifié. Mais sans la gangue point de diamant. L'amour n'est que l'autre face de la haine. La douceur n'existe pas sans la violence. La paix est mariée avec la guerre. La tempérance est la sœur de l'excès. Les anciens Grecs avaient personnifié ces forces concurrentes dans les divinités opposées et complémentaires d'Apollon et de Dionysos, et les avaient symbolisées dans la figure de Janus, le dieu aux deux visages. Sur la pièce de monnaie ou s'inscrit le destin de l'homme, il n'y a pas pile ou face, il y a pile et face. Et si je n'aime pas le côté pile, je peux bien essayer de couper ma pièce dans le sens de son épaisseur, j'obtiens encore un côté pile.
La pente naturelle de l'homme est vers le plaisir facile et le bonheur immédiat. Je vais vers l'amour comme je vais vers le sucre, parce que c'est doux et agréable. Mais si je ne mange que des gâteaux je deviens diabétique. Le déséquilibre entraîne la mort. Toute existence est un équilibre et l'amour ne fait pas exception. Un équilibre est constitué de forces complémentaires dont il n'est pas facile évidemment de respecter l'harmonie. Mais à ce jeu on ne peut pas faire semblant, l'art de la non-résistance implique la résistance, on ne peut pas tricher, et si uke tombe tout seul, le sens véritable de l'Aikido est perdu. L'Aikido est une voie qui détient dans son essence même la possibilité de la vie et de la mort, la possibilité de la destruction et la possibilité de la création. A cet égard, c'est le prototype même de ce que le Fondateur appelait l'art martial véritable, le Bu de Vérité. Cet art martial peut être utilisé pour sa dimension de force créatrice et protectrice de toutes choses dans l'univers, et c'est le sens que lui avait donné O Sensei, c'est le sens de Takemusu Aiki, c'est le sens que tout pratiquant authentique doit lui donner. Mais si l'Univers lui-même ne peut construire sans détruire en même temps, combien moins encore un homme le peut-il ! Irimi-tenkan est le principe qui illustre en Aikido cette incontournable vérité de l'Etre. Le sabre, la lance, l'atemi sont les symboles qui rappellent cet aspect fondamental des choses.
Autrement dit comment puis-je espérer devenir l'Univers et m'asseoir un jour sur le trône de la raison céleste, là où toutes choses trouvent leur résolution spontanée dans l'union des contraires, si avant même de commencer je récuse une partie du monde, si au nom d'une idée j'entre en guerre contre la violence et la déclare persona non grata ? La solution n'est pas d'exclure la violence, la solution est de savoir ce que j'en fais. Le noble a pour racine le médiocre, le haut a le bas pour fondement dit le Tao. L'eau fraye son chemin jusque dans les lieux les plus bas et les plus sordides, c'est ainsi qu'elle gagne l'Océan et arrose finalement les montagnes de sa pureté nourricière. De même la grandeur de l'Aikido sort de la misère de l'art martial. L'Aikido est l'union de la lumière et de l'ombre, de l'amour et de la haine, de la paix et de la guerre. Rejeter quoi que ce soit, fût-ce la violence, au nom même des préceptes moraux les plus légitimes et les plus incontestables, c'est s'opposer à elle, et cela, explique O Sensei, ce n'est déjà plus le cœur divin. On touche ici le sens profond de ce que signifiait maître Ueshiba quand il disait : « Ne faites pas un problème de choses relatives comme le bien et le mal. » Autrement dit cherchez à vous situer par-delà le bien et le mal, parce que ces concepts sont trop humains, cherchez à vous situer dans le royaume de ce qu'il appelait satoshi gokoro : la conscience divine. Jésus le Nazaréen ne disait pas autre chose en proclamant « le Royaume des Cieux est en vous ».
Quiconque est conscient du but véritable visé par l'Aikido comprendra que ce fut une farce énorme de faire dépendre cet art du Ministère des Sports. L'Aikido n'est pas un sport évidemment, même si l'on y transpire. La vision qui est proposée est grandiose, mais elle exige qu'on prenne un peu d'altitude et qu'on ne juge pas le paysage du fond de la vallée, avant même de gravir le premier caillou de la montagne qui nous attend. Il faut croire qu'il y a sur le sommet un joli coup d'œil, et commencer patiemment et avec confiance à mettre un pied devant l'autre dans le sentier emprunté avant nous par O Sensei. Car il faut donner pour recevoir. « Quelle confiance profonde en l'intelligibilité de l'architecture du monde (...) devait animer Kepler et Newton pour qu'ils aient pu éclairer les rouages de la mécanique céleste ! », écrit Albert EINSTEIN. Si elle ne sent la confiance, Isis reste voilée.
Quand l'éthique se mêle de condamner et de bannir, au nom d'une conception partisane de l'harmonie, un des éléments qui confèrent à l'Aikido l'équilibre qui est le sien, elle détruit cet équilibre et mène au chaos. Au nom de l'unité elle plonge dans la dualité. Au nom de l'Aikido elle abolit l'Aikido, elle le réduit à néant. En lieu et place de l'Aikido se développe alors une sorte de simulacre, un sport, une gymnastique dualiste qui n'est peut-être pas plus mauvaise au fond que bien des méthodes d'expression corporelle actuelles, mais qui, en toute rigueur, ne devrait pas porter le nom d'Aikido. Bien des étudiants enthousiastes pratiquent en réalité, en guise d'Aikido et en toute bonne foi, ce faux semblant. Et quand ils rencontrent vraiment l'Aikido au hasard de leur chemin, ils ne peuvent pas y reconnaître leur discipline bien sûr. Les plus honnêtes parmi eux - et je salue sincèrement ici le jeune interlocuteur qui m'a donné le sujet de toute cette réflexion - assument alors logiquement leur conviction. Ils ont accepté l'idée que l'Aikido était sans rapport avec l'art martial, donc ils ne veulent pas entendre parler d'art martial. Les plus inconséquents, qui sont toujours prêts à transiger pour éviter les remises en question, prétendent que toutes les différences ne sont jamais qu'affaire de détails, et qu'au fond tous les styles se valent. Comme s'il pouvait exister des styles en Aikido ! Trouve-t-on par exemple des styles différents d'application du théorème de Pythagore ?
... Et dire qu'on parlera malgré tout de cet éditorial comme d'un article Iwama style!
Philippe VOARINO, Antibes le 25 août 2006