"Vendre vessies pour lanternes", elle est belle cette expression du Moyen Age, et même si lanterne a perdu aujourd’hui le sens de baliverne, on comprend qu’il s’agit ici de prendre une chose pour ce qu’elle n’est pas, d’être trompé ou de se tromper quelque part dans le jugement qu’on porte sur les choses.
Et bien l’Aikido est comme cela, il est facile de prendre un mouvement pour ce qu’il n’est pas. La vidéo l’explique :
Le kote gaeshi en trois temps démontré sur cette vidéo est typiquement ce qu’il ne faut pas prendre pour le kote gaeshi véritable de l’Aikido. Ce qui ne veut pas dire cependant qu’il ne soit pas utile de pratiquer kote gaeshi de cette manière pendant le temps de l’apprentissage. C’est même le contraire, et je me souviens de moments à Iwama où Morihiro Saito arrêtait le cours, mécontent de ce qu’il voyait, et obligeait tous les élèves présents à effectuer, en rangs et à vide, les pas de ce déplacement : un, deux… trois, quatre…cinq, six… un, deux… trois, quatre…cinq, six, un peu comme on apprend le tango, et jusqu’à ce que tous parviennent à le faire correctement.
Fort bien, fort utile à l’apprentissage de la technique, mais fort dangereux si l’on ne comprend pas que ce modèle purement pédagogique est incompatible avec une attaque de groupe. Or le Fondateur nous a laissé comme une boussole cette instruction : une technique d’Aikido doit fonctionner aussi bien avec quatre adversaires qu’avec un seul. Si ce n’est pas le cas ce n’est pas une technique d’Aikido.
Il faut donc absolument parvenir à distinguer ce qui, en Aikido, relève de la méthode d’apprentissage, qui ne fonctionne qu’avec un seul adversaire, et ce qui relève de la réalité du mouvement martial, qui permet de gérer les quatre directions. Sans cela on prend les vessies pour des lanternes.
Certains de mes anciens camarades d’Iwama ont cru bon de faire évoluer cette méthode d’apprentissage de l’Aikido vers une gestuelle d’expression corporelle qu’ils appellent Evolutionary Aikido. Ce faisant - sans le savoir peut-être - ils n’ont fait que réinventer le concept du Kinomichi mis au point par Masamichi Noro à Paris à la fin des années 1970. Il ne leur manque plus qu’adopter le hakama blanc... Mais cette méthode fluide et élégante, à mi-chemin entre une gymnastique d’inspiration orientale et une danse de salon, se soucie du précepte d’O Sensei comme de colin-tampon - comme toute méthode entendons-nous bien - car ce n’est pas là son objet
Chacun sait en effet désormais que l’Aikido ne se trouve pas dans la méthode mise au point pour le découvrir. Les techniques de la méthode d’apprentissage de l’Aikido constituent une vaste base, totalement artificielle, qui est censée préparer l’étudiant à la découverte future de l’Aikido. Dès lors, prendre ces techniques telles quelles et les détourner de leur objectif initial pour en faire les éléments d’une discipline ludique aux fins différentes, c’est comme prendre un marteau et s’en servir pour fatiguer la salade : il tourne peut-être la salade, mais il ne plante plus de clous. Il faut savoir ce que l’on veut, construire ou passer à table. Les techniques de la méthode sont des outils conçus dans le but de parvenir à l’Aikido. On peut obtenir une réussite commerciale en les dévoyant de leur fonction comme l’a fait Masamichi Noro avec le Kinomichi, mais dans ce nouvel emploi ces outils ne servent plus à préparer à l’Aikido, ils servent à préparer la salade. Il faut avoir la lucidité de voir cela, et l’honnêteté de ne pas entretenir une quelconque confusion entre l’Aikido et ces "arts" nouveaux. L’Aikido est ou n’est pas, et laisser penser que l’Aikido puisse être évolutif - evolutionary - c’est vendre vessies pour lanternes, que ce soit à bon ou à mauvais escient.
Dans le domaine très spécieux de l’évolution – et s’il faut faire un choix - je préfère encore la démarche de Christian Tissier, qui conserve au moins dans sa pratique un rapport intellectuel avec la martialité, quand bien même déconnecté de la réalité. Tissier est incontestablement bien au-dessus de tout ce qui se fait aujourd’hui à l’Aikikai et dans le monde en matière d’évolution. Il est vrai que la barre n’est pas placée très haut.