Une certaine idée de l’Aikido
Cette interview a été publiée dans le magazine Arts Martiaux Traditionnels d'Asie N°55 de janvier 2002.
Arts Martiaux : Pouvez-vous nous faire l'historique de vos années de pratique avant de devenir vous-même enseignant ?
Philippe Voarino : J'ai commencé l'Aikido en 1977 au Judo Club de Nice. C'est là que j'ai rencontré Plierre Chassant; qui apportait de temps à autre son appui technique au professeur Bogaert. J'ai suivi Pierre à l'Aiki Club de Cannes et commencé dans le même temps à fréquenter assidûment les stages donnés par Nobuyoshi Tamura de qui je reçus mes 1 er et 2ème dan. En février 1986, j'ai quitté la France pour le Japon. J'ai été accepté comme uchi deshi de Morihiro Saito à Iwama. Et j'ai passé une bonne partie des sept années qui ont suivies dans le dojo historique d'O Sensei. J'ai reçu de Morihiro Saito mes 3ème, 4ème, 5ème et 6ème dan, ainsi que les cinq mokurokus traditionnels qui sont d'authentiques certificats japonais d'enseignement attestant la connaissance de l'aiki-ken et de l'aiki-jo, et autorisant à les enseigner.
A. M. : Quelles sont les raisons qui vous ont amené à pratiquer l'Aikido ?
P.V. : Les raisons profondes qui m'ont dirigé vers la pratique de l'Aikido, il m'a fallu bien des années pour commencer à les entrevoir. Lecpèlerin prend un jour le chemin de Compostelle, mais il ne sait vraiment pourquoi il est parti qu'en arrivant à Santiago. Quand on commence, on est nécessairement ignorant. C'est dans la patiente entreprise de connaissance que s'éclairent progressivement les raisons et les buts. Les motivations initiales sont le plus souvent superficielles et s'effacent à mesure que se précisent les raisons véritables.
Qu'il me suffise donc de dire ceci : O Sensei nous a fait cadeau d'un outil qui permet à l'homme de comprendre l'univers, non seulement de manière intellectuelle ou spéculative, mais de manière opérative, le corps intervenant dans cette démarche à rang égal avec l'esprit. Ceci est fondamental. L'Aikido réhabilite le corps, qui redevient un support essentiel de la connaissance. Nous retrouvons de la sorte une constante occultée de notre propre culture. Jésus a dit : "Si la chair a été à cause de l'esprit, c'est une merveille; mais si l'esprit a été à cause du corps, C'est une merveille de merveilles".
A. M. : Parlez-nous maintenant des raisons qui vous ont amené à enseigner l'Aikido.
P.V.: J'enseigne de manière régulière depuis 1986. La meilleure réponse à cette question passe par une anecdote. Saito Sensei insiste pour que ses élèves respectent absolument le principe "kotai" pendant l'étude. Kotai est un travail lent, précis, puissant et relativement statique, qui n'est pas encore l'Aikido, mais qui est indispensable à l'acquisition des bases de l'Aikido.
Un jour à Iwama, plusieurs élèves ne respectaient pas cette consigne pendant l'entraînement. Maître Saito se mit en colère et fit la réflexion suivante :
Vous n'êtes pas ici pour vous amuser. Vous êtes ici pour apprendre comment devenir des enseignants qualifiés. Si ce n'est pas votre but, quittez ce dojo sur le champ. Je n'enseigne pas pour votre plaisir, mais pour vous permettre de transmettre à votre tour un jour l'Aikido d'O Sensei. - M. Saito
Le message était clair. L'Aikido n'est pas un divertissement. C'est une méthode d'éducation de l'homme. Mais cette méthode peut être perdue si elle n'est pas transmise avec rigueur.
Les circonstances m'ont permis d'apprendre l'Aikido à la source la plus pure qui existe encore aujourd'hui: dans le dojo d'Iwama où O Sensei habita pendant vingt huit ans, et avec Morihiro Saito qui vécut là, auprès de lui, pendant vingt cinq ans. Or je voyage beaucoup, en Occident comme en Orient. Et la pratique de l'Aikido dans les pays que je visite ne respecte pas les bases qui m'ont été données pour fondamentales à Iwama et qui m'ont permis de comprendre la très grande valeur de cet art.
Ce constat ne m'a pas laissé indifférent, et j'ai décidé d'essayer de transmettre les éléments que j'avais reçus plutôt que de les garder pour moi.
A. M.: Quelles sont vos impressions sur les différents maîtres que vous avez rencontrés ?
P.V.: Maître est un mot que j'utilise parfois également par commodité de langage, mais ce mot est dangereux, il peut nous mener sur de fausses pistes. Personne n'a fait le tour des choses. La maîtrise est toujours pour demain. Un journaliste demandait à O Sensei qui venait d'atteindre ses quatre-vingts ans ce qu'il souhaitait à la fin d'une vie si bien remplie. Il répondit : "vivre encore quatre-vingts ans pour améliorer mon art". Le chemin n'a pas de fin, il est encore et toujours à parcourir.
Sur le chemin de l'Aikido il y a des hommes qui marchent devant nous. Ce ne sont pas nos maîtres, ce sont nos guides. Ils peuvent nous aider, mais ils ne peuvent pas faire un pas à notre place. C'est l'homme tout seul qui met un pied devant l'autre.
J'ai eu deux guides : Pierre Chassang et Morihiro Saito. Et j'ai eu le grand avantage que ces deux là soient complémentaires.
Morihiro Saito m'a patiemment démontré la rationalité de l'Aikido et les raisons logiques en vertu desquelles les mouvements n'auraient pu être mis au point par le Fondateur autrement qu'ils ne le furent. Raisons sine qua non qui permettent de sourire quand on entend dire comme aujourd'hui que l'Aikido d'O Sensei doit "évoluer".
Pierre Chassang quant à lui m'a aidé à faire le lien entre la pratique physique et la dimension métaphysique de l'Aikido.
A. M.: Vous ne parlez pas de Tamura Sensei dont vous avez pourtant suivi l'enseignement pendant plusieurs années.
P.V.: C'est que Tamura Sensei n'est pas un guide. Attention, cette affirmation n'est pas une critique dans ma bouche, c'est un constat qui s'appuie sur l'expérience et sur les faits, sans plus. Je m'explique en donnant un exemple.
La Fédération Française d'Aikido et de Budo - qui est l'employeur de Nobuyoshi Tamura - lui a demandé de bien vouloir prendre en charge de manière systématique la formation continue des enseignants français. Ce dernier a refusé de s'engager dans une telle démarche, expliquant qu'il préférait continuer à enseigner exclusivement dans les stages de masse.
Quel que soit par ailleurs l'intérêt des stages de masse, si l'on ne perd pas de vue que Tamura Sensei est le Conseiller Technique National, autrement dit le plus haut responsable du devenir technique de l'Aikido fédéral, on peut légitimement s'interroger sur la raison qui le pousse à refuser d'entreprendre une formation spécifique des professeurs.
A. M.: Ces derniers ne sont-ils pas pourtant les seuls garants de l'Aikido futur ?
P.V.: Et bien si la mission du guide est de donner à ceux qui le suivent le moyen de s'élever, il se trouve simplement que la mission historique de Nohuyoshi Tamura n'est pas de se préoccuper du développement et de l'élévation des gens qui l'entourent, mais - ce qui est différent - de présenter au mieux et de promouvoir l'Aikido auprès du public occidental.
Et Tamura Sensei possède au plus haut point les qualités requises pour mener à bien une telle entreprise. C'est un virtuose en Aikido et un personnage attachant. De telles qualités, appliquées au cours de ces quarante dernières années en Europe, ont fait de lui un ambassadeur de la culture japonaise de tout premier ordre.
Cependant, ce n'est pas un professeur d'Aikido. Attendre de sa part un enseignement véritable relève du quiproquo.
Et croire que l'on puisse "voler la technique" sans y avoir été autorisé au préalable par une démarche pédagogique et méthodologique sérieuse est une illusion.
Tanura Sensei enthousiasme et séduit des foules de pratiquants sincères, mais Maître Tamura, à la fin de sa vie, n'a toujours pas d'élève.
A. M. : En quels termes pourrait-on comparer les experts japonais et les experts occidentaux d'Aikido ?
P.V.: L'Aikido est né au Japon grâce au génie et à la persévérance d'un homme, O Sensei, qui enseigna presque exclusivement à des Japonais. Pendant longtemps, les experts japonais furent donc les seuls détenteurs de la connaissance, et le passage obligé de tous ceux dans le monde qui désiraient apprendre l'Aikido.
Au contraire d'O Sensei, ses élèves directs enseignèrent de manière privilégiée aux Occidentaux :
- Koichi Tohei aux Etats-Unis,
- Tadashi Abe en France,
- et Morihiro Saito en voyageant dans de nombreux pays et en accueillant à lwama, au fil des années, des centaines d'uchi deshi étrangers.
Les meilleurs élèves du Doshu Kisshomaru Ueshiha firent de même :
- Tafia en Italie,
- Tamura et Noro en France,
- Yamada, Saotome et Kanai aux Etats-Unis,
- Asai en Allemagne,
- Chiba en Angleterre...
Pendant qu'ils diffusaient leur enseignement vers les Occidentaux, tous ces professeurs n'enseignaient pas évidemment aux japonais. La conséquence de cette situation fut une baisse de la qualité des enseignants japonais de la deuxième et troisième génération et la formation en contrepartie de professeurs qualifiés en Occident.
Toutes les conditions sont donc aujourd'hui réunies pour que naisse en Europe un Aikido fidèle à l'enseignement d'O Sensei, nais indépendant de tel ou tel expert japonais.
Nous n'avons plus de raison désormais de nous tourner vers le Japon chaque fois que nous désirons une garantie d'authenticité. La seule manie persistante qui nous pousse à le faire est le mythe du maître japonais qui nous aveugle encore trop souvent et nous fait agir comme des enfants.
En disant cela, je n'entends pas qu'il faille couper tous les ponts avec le Japon, bien au contraire. Il faut continuer d'inviter des professeurs japonais en Europe, mais dans un esprit d'échange et de collaboration, et sur la base désormais d'un rapport d'égalité, non plus de dépendance comme ce fut le cas par le passé.
A. M.: Est-ce que l'organisation Takemusu Aiki Intercontinental est en rapport avec cette volonté de fonder un Aikido européen indépendant ?
P.V.: Exactement. T.A.I n'a pas d'autre but que de créer en Europe et dans le monde les conditions les plus favorables à la transmission de l'Aikido d'O Sensei, tout l'Aikido d'O Sensei, le seul Aikido à mon sens.
C'est une association internationale regroupant des individus. Elle délivre en toute indépendance ses propres grades internationaux à l'issue d'un examen fort éloigné du schéma classique question-réponse, qui n'est pas adapté aux exigences de notre art.
T.A.I concentre spécialement son effort sur la formation des enseignants qui sont l'Aikido de demain, et travaille à l'élaboration d'un diplôme Européen de Professeur d'Aikido qui sera soumis aux instances ad hoc de la Communauté Européenne.
Bien que certains membres de T.A.I soient comme moi d'anciens uchi deshi d'Iwama, l'organisation est totalement indépendante d'un quelconque courant, et libre de tout esprit partisan.
Takemusu n'est pas la marque d'un " style ", Takemusu est l'Aikido d'O Sensei. C'est le creuset où doivent aboutir et se fondre les différentes voies de la recherche en Aikido.
T.A.I est donc une association totalement ouverte et sans aucun parti pris dogmatique, si ce n'est le respect scrupuleux des lois qui ont permis à O Sensei de donner naissance à l'Aikido.
A. M.: Merci Philippe Voarino pour vos réponses. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
P.V.: Je connais certains griefs qui me sont faits. On m'accuse de créer des polémiques.
J'aimerais dire que révéler des faits relatifs à l'histoire de l'Aikido n'est pas manquer de respect envers les protagonistes de cette histoire. Il faut avoir le courage de ne pas se voiler la face devant certains éléments de la vérité.
Qu'on vérifie scrupuleusement qu'il s'agit bien d'une vérité ! Je ne demande pas autre chose. Certains Mythes ont la peau dure. Nous regardons nos maîtres avec les yeux de l'amour. Mais l'amour ne peut justifier qu'on occulte l'histoire de l'Aikido par omission ou par déformation de faits dix fois avérés.
Toutefois, si l'on ne peut faire autrement en écrivant que d'être perçu pour ce que l'on n'est pas, alors je préfère mille fois être pris pour un iconoclaste que pour un idolâtre.
Merci de m'avoir donné l'occasion de m'exprimer.