Un tour à Babel
« Croisement des lignes » 丁条 ??? « D'où sortez-vous à la fois cette écriture et cette traduction? Outre que cette association de kanji ne se prononce pas "Kajo", le mot ne veut également rien dire. Le terme Kajo, qui s'écrit ainsi 箇条 ou か条, a seulement le sens de "article", "clause"...
Bonjour Eric.
Voilà donc la question que vous posez sur le forum TAI, à propos du Kajo #23.
Elle est assez importante je crois pour justifier une réponse de ma part sous la forme de cet éditorial.
Le sens de l’expression kajo est en effet un enjeu majeur pour la compréhension de l’Aikido. Et à ma connaissance, cette expression n’a jamais été traduite de manière satisfaisante jusqu’à ce jour.
Pour vous le kajō de l’Aikido s’écrit donc 箇条.Et quand O Sensei, Gozo Shioda, Tadashi Abe, Nobuyoshi Tamura et d’autres l’écrivaient, ils l’écrivaient de cette manière. Et le sens qu’ils lui donnaient était donc celui d’article, d’élément. Ikkajo serait donc le premier point, nikajo le deuxième point, sankajo le troisième et ainsi de suite, rien de plus que cette banalité...
On dirait que le destin s’amuse parfois un peu avec nous. Il est en effet assez ironique en m’envoyant cette question par votre intermédiaire.
Vous étiez, si je comprends bien, un élève proche de maître Tamura dans les dernières années de sa vie. Et bien je vais peut-être vous étonner, mais j’ai « sorti » cette écriture japonaise du mot kajo d’un ouvrage majeur publié en français en 1980 par l’association Europe Aikido, dont le titre est « Aikido », et dont l’auteur est un certain Nobuyoshi Tamura…
A la page 253 de ce livre intéressant à plus d’un titre, se trouve l’index des mots japonais utilisés, et maître Tamura a eu l’excellente idée d’indiquer l’écriture en kanji de chaque terme, en regard du romaji.
Voici l’extrait qui nous intéresse pour l’heure :
Vous pouvez vérifier à la quatrième ligne que kajo n’est écrit par votre professeur d’aucune des deux manières que vous indiquez, qu’il est au contraire écrit ainsi que je l’indique (丁条), et que cette association de kanji est bien prononcée par lui « kajo ».
Voilà pour l’écriture et la prononciation, la première partie de votre question.
Il me semble que c’est sans appel.
Passons maintenant à la traduction.
Il va falloir que les lecteurs qui ne sont pas familiarisés avec la sémantique japonaise s’accrochent un peu.
Je suis allé chercher le sens de丁 (ka) et de 条 (jō) dans un dictionnaire étymologique des kanji. Ce dictionnaire est celui de Kenneth G. Henshall publié en 1988 par Tuttle Company, Inc. (Vermont/Tokyo).
Kenneth Henshall est un philologue, c'est-à-dire qu’il s’intéresse à l’histoire de la formation des idéogrammes, en établissant pour cela la filiation de leurs sens successifs. Les sens modernes étant toujours dérivés d’un sens fondamental pouvant remonter fort loin dans le temps.
Voilà ce qu’il écrit concernant le kanji n° 346 sur la liste des Jōyō Kanji (liste officielle de 1945 idéogrammes de base prescrits par le Ministère Japonais de l’Education pour une lecture courante) :
丁 est donc à l’origine le dessin d’un clou. C’est à cause de sa forme qu’il en est venu à signifier bloc. Il suggère en effet l’intersection de deux rues à angle droit, délimitant deux blocs de bâtiments. C’est pour cela qu’on le retrouve aujourd’hui dans l’expression teijiro qui signifie croisement de rues, et dans le mot chōme qui veut dire bloc urbain (j’habite à deux rues d’ici = I live two blocks from here).
Le sens fondamental de 丁 est donc celui de chemins ou de lignes qui se croisent comme l’écrit textuellement Henshall.
Il est vrai qu’il se prononce normalement chō ou tei. J’ignore pour quelle raison on le prononce ka dans kajo, et si un lecteur connaît la réponse je lui serais reconnaissant de bien vouloir partager l’information sur le forum.
Voilà maintenant ce qu’explique Kenneth Henshall à propos du kanji n° 716 :
条 est donc à l’origine le dessin d’une main frappant une personne avec un bâton (de bois).
Le bâton a conduit à l’idée de quelque chose de droit, et donc d’une ligne, y compris au sens figuré d’une « ligne d’arguments », c'est-à-dire d’un raisonnement.
C’est pourquoi on retrouve jō dans le sens moderne de clause ou d’article (d’un traité par exemple ou d’un contrat), ainsi que vous l’évoquez très justement dans votre question.
En conclusion, si l’on considère le sens profond, le sens étymologique, 丁 (chō/ka) signifie croisement, intersection de lignes, et 条 (jō) signifie ligne.
On s’aperçoit ainsi que l’idée de ligne est au cœur de l’expression kajō, elle y est même redondante, répétée dans chaque idéogramme comme pour la faire apparaître avec une force redoublée. Elle est, dans le deuxième kanji, comme le tronc parfaitement droit autour duquel l’arbre se structure, et elle est, dans le premier kanji, associée à la notion de croisement, d’intersection, comme les branches de l’arbre croisent la ligne du tronc. N’oublions pas que nous avons commencé le premier Kajo avec Georges Brassens :
Auprès de mon arbre, je vivais heureux…
Voilà pour quelles raisons j’ai traduit kajō par « croisement des lignes ».
J’ai eu, vous vous en doutez, la curiosité de chercher le 箇 (ka) que vous indiquez pour l’écriture de kajō (qui est correcte bien-sûr en japonais moderne) dans le dictionnaire étymologique, et je vous livre ce que j’y ai trouvé qui est tout de même assez étonnant :
Coïncidence …, le sens étymologique de 箇 (ka) exprime lui aussi quelque chose de parfaitement droit, tout comme 条 (jō). Cet idéogramme était en effet utilisé à l’origine pour désigner un comptoir destiné exclusivement aux lames de bambou sélectionnées pour leur rectitude.
Mais si on retrouve la ligne droite dans 箇, il n’y a pas en revanche d’idée de croisement comme dans 丁, et il n’est pas impossible que ce soit à cause de cette lacune que丁 ait été préféré à 箇 pour écrire kajō, à cause du sens très particulier que cette expression devait revêtir dans le cadre de l’Aikido. Ce qui expliquerait alors que 丁 (chō) ait été prononcé ensuite comme 箇 (ka). Mais ceci n’est qu’une hypothèse.
Quoi qu’il en soit, une chose est certaine désormais, c’est que le kajō de l’Aikido doit être écrit丁条 et traduit par « croisement des lignes ».
Maintenant que ceci est acquis, mettez cette expression en regard de l’archétype qui a été mis en évidence dans la série des kajos, par lequel les techniques de l’Aikido sont organisées selon un plan rigoureux de lignes rayonnant à partir d’un centre, et se croisant en ce centre selon des angles d’une précision mathématique.
Le sens de « croisement des lignes » prend alors une résonnance et une dimension tout à fait particulières, non ? Il me semble qu’il donne le ton, qu’il annonce clairement le sujet : les techniques divines de l’Aikido naissent sur des lignes, et ces lignes se croisent de manière parfaitement ordonnée en vertu d’une harmonie qui est à la frontière de l’entendement humain… croisement des lignes :
C’est pourquoi j’avais gardé la révélation de ce sens très remarquable pour la fin de la série des kajos, en sachant qu’il était impossible au lecteur de le comprendre sans être passé au préalable par l’explication détaillée de tout le système. J’attendais depuis ce moment qu’un peu de curiosité intellectuelle de la part d’un internaute me fournisse l’occasion de m’expliquer de manière plus approfondie. Merci Eric, d’être celui qui a fait preuve de cette curiosité.
Merci surtout d’avoir éclairé un problème que je n’arrivais pas à résoudre.
En effet, je ne trouvais rien d’étonnant à ce que les occidentaux soient passés complètement à côté du sens de kajo, puisqu’ils ne lisent pas les kanji. Mais il y a une chose que je ne parvenais pas à comprendre jusqu’à votre question, c’est comment il se faisait que les Japonais ne tenaient pas plus compte que les occidentaux du sens de « croisement des lignes », qui devrait normalement leur sauter aux yeux en écrivant 丁条.
Vous m’avez apporté la réponse, les Japonais sont comme vous, ils parlent et écrivent le japonais moderne, ils ne connaissent pas le sens profond des kanji qu’ils utilisent, et ne retiennent que le sens le plus récent et le plus superficiel. Ils n’ont donc tout simplement pas vu ce qui était écrit, et ils ont assimilé kajō à une vulgaire énumération, ikkajo, nikajo… point n° 1, point n°2…, parce que c’est l’unique sens qu’ils donnent à 箇条.
Si l’écriture, le sens et la prononciation de 丁条 (kajō) sont inconnus du japonais moderne, ça n’en reste pas moins l’écriture qu’utilisait O Sensei, le sens qu’il lui donnait, et la prononciation qu’il en avait. N’oubliez pas que le Fondateur avait souvent recours aux formes archaïques de la langue pour exprimer les notions difficiles qu’il essayait de transmettre, parce que ces formes archaïques véhiculent des sens nécessaires, quoique dissimulés par l’épaisseur du temps, et évidemment inconnus de la modernité (ce qui explique au passage que personne ne comprenait vraiment ce qu’il disait).
Je vous fais observer à cet égard que maître Tamura, qui était un homme moderne, un homme de la seconde moitié du XXème siècle, n’aurait jamais pu prononcer et écrire kajo comme il l’a fait s’il ne l’avait tenu d’O Sensei.
« Paroles précieuses », dites-vous sur votre blog de Budoshugyosha, à propos de maître Tamura… kajō en est une, assurément. Il nous l’a laissée, pour notre édification.
Sachons reconnaître ce qui est important.
Car ces deux syllabes sont de la dynamite. Plus que de longs discours, elles sont susceptibles de balayer l’ignorance, de transformer radicalement la compréhension de l’Aikido, et donc la pratique de tous ceux qui accepteront d’emprunter la voie indiquée.
Celui qui veut avancer autrement qu’à l’aveugle doit admettre ceci et en tirer les conséquences : la pratique d’un Aikido qui ne respecterait pas le plan divin est sans issue.
Ensuite il doit se mettre au travail.
Il y a du pain sur la planche, la pseudo-connaissance est une tour de Babel.
Philippe Voarino, 11 septembre 2012.