Un soleil orphelin
Qu’est-ce qu’Aiki ? Aiki est un arbre dont les racines se nourrissent du Ciel et dont les branches fécondent la Terre, c’est l’axe du monde, le pont du Ciel, d’où sont issus le soleil, l’Aikido, et tant d’autres choses encore.
On ne fait pas ce qu’on veut d’un arbre pareil, on le laisse avec respect à la place qui est la sienne, on essaie de comprendre son message silencieux. Les hommes devraient être plus attentifs au langage des arbres.
Tu avais planté tes grands pieds devant mes fenêtres, quelques siècles avant que ma maison de pierre ne sorte elle-même de terre, comme pour leur préparer longtemps à l’avance le spectacle de ta ramure immense. Que d’énergie, que de patience il t’a fallu pour lancer vers le ciel ce tronc monumental qui éclatait en un feu d’artifice de branches dont chacune avait la taille d’un arbre. Ce fut le premier émerveillement de mes jeunes années, bien avant que je ne sois capable de reconnaître la beauté de ce foisonnement indompté, et de ressentir l’humilité qu’inspire une puissance tranquille et digne. De tout le temps que j’ai passé à l’école, je n’ai pas eu, quand j’y pense, meilleur professeur que toi. Tu m’enseignas mieux que quiconque, avec pour seules paroles tes rameaux frémissant dans le vent, la gratitude qu’un homme doit éprouver au fond de lui pour les prodiges de la vie.
Bien-sûr, du paysage de ta jeunesse il ne restait plus grand-chose, et l’espace autour de toi s’était réduit comme une peau de chagrin. Ce n’était pas toi qui étais déplacé, mais ces bâtiments prétentieux qui avaient poussé alentour, et que dépassaient malgré tout tes branches majestueuses. Béton arrogant dont quelques habitants s’avisèrent un jour que tu les privais de soleil, toi qui avais ombragé les étés de vingt générations humaines reconnaissantes.
On trouva un homme de main pour émonder ces branches insolentes, et tailler un cèdre du Liban comme on rafraîchit un buisson. Il y a des crimes plus terribles, plus monstrueux bien-sûr, mais y en a-t-il de plus bêtes et de moins esthétiques ?
Alors Grand Cèdre, tu fis la seule chose honorable pour un géant qui n’a plus le choix qu’entre le joug et la mort : quelques mois plus tard, tes rameaux d’un vert éternel jaunirent pour la première fois en un demi-millénaire, et tu mourus comme tu avais vécu : debout. Il fallut ensuite trois jours de tronçonneuse à quatre hommes pour venir à bout de ton corps formidable, et pour le jeter dans quelques camions. Par-delà ta mort, tu m’as donné ainsi une dernière leçon : on ne vit pas au prix qu’exigent parfois de nous la bêtise, l’ignorance, et le mauvais goût. Je n’oublierai pas davantage cette leçon que je n’ai oublié celles de mon enfance.
Quand j’ouvre mes fenêtres, il n’y a plus désormais qu’un trou immense à la place qui était la tienne. Mais si je ferme les yeux, je parviens toujours à te voir, et je te dis pour me consoler, au petit matin d’un soleil orphelin qui n’illumine plus tes aiguilles innombrables, qu’il y a une bonne chose à la mort, c’est qu’elle nous débarrasse en une fois, comme on secoue la vermine, de tous les cons qui peuplent la surface de la terre, et qu’il vaudrait bien mieux que toi ôter de notre soleil.
Philippe Voarino, A Cassanos, ce 27 avril 2017.