Alain Grason, à quelle date avez-vous commencé l’Aikido ?
En janvier 1965, à l’âge de 17 ans avec mon ami Christian Luneau au Judo Club d’Issoudun, section Aikido de la FFJDA (Fédération Française de Judo et Disciplines Associées). De janvier à juin nous avons étudié la méthode Minoru Mochizuki, et à partir de septembre 1965 la ligue Touraine Berry Orléanais est passée au groupe Ueshiba sous la direction de monsieur André Nocquet.
Vous avez passé le premier dan avec André Nocquet ?
Non, en septembre 1967 avec Christian nous avons quitté la FFJDA pour entre à la FFAD (Fédération Française d’Aiki-Do), première fédération d’Aikido indépendante du Judo, sous la direction de Pierre Warcollier et de ses deux fils Jean-Pierre et Alain (famille remarquable, d’une grande honnêteté morale, très bons souvenirs). Les Warcollier avaient pratiqué au Japon sous la direction d’O Sensei Morihei Ueshiba.
Nous avons passé notre 1er dan en avril 1968 et le 2ème dan en octobre 1970 à la FFAD.
Pourquoi avoir changé de fédération ?
En juin 1967, nous voulions ouvrir un deuxième club d’Aikido à Issoudun, mais la FFJDA régionale s’y est opposée et nous nous sommes retrouvés devant le Conseil de Discipline régional à Bourges. La sanction fut l’interdiction d’ouvrir un deuxième club d’Aikido à Issoudun, et l’avertissement que si nous allions contre cette décision nous serions bannis de tous les clubs de France. Mai 68 était là, nous avions un peu l’esprit révolutionnaire, alors nous sommes partis voir ailleurs ! A la FFAD.
Pierre Warcollier a écrit un livre après son expérience au Japon : Aikido, l’esprit de ses techniques, l’expérience spirituelle de Morihei Ueshiba, édité chez Guy Tredaniel. C’est un ouvrage édifiant, il rapporte des propos tenus dans les vestiaires du Hombu Dojo par les jeunes japonais (p 161-162) :
Il est fou le vieux maître, un peu fou, et on ne comprend même pas ce qu’il veut dire ni de quoi il parle
Et il continue :
Il est de fait que les vieux amis du maître m’ont déclaré que celui-ci usait d’une langue tout à fait dépassée.
Ce sont ces mêmes jeunes élèves qui sont par la suite devenus nos sempaï, voire des shihan, et qui nous racontent qu’ils sont les fils spirituels d’O Sensei. Ce sont ces mêmes shihan dont on dit qu’ils ont fait évoluer l’Aikido ! A mon humble avis, pour faire évoluer un art quel qu’il soit, pour prétendre le dépasser, il est nécessaire de le connaître aussi bien que celui qui l’a créé.
A ce propos, voici un tableau historique qui récapitule très exactement les années d’étude des experts qui ont débuté l’Aikido après maître Saito, et qui ont fait connaître l’Aikido en dehors du Japon. Il m’a été remis par Morihiro Saito sensei, je me suis permis d’y ajouter Hirosawa sensei.
Pouvez-vous m’expliquer comment on devient un expert après parfois seulement 5 ans d’étude, tout en sachant que ces étudiants vivaient à Tokyo alors qu’O Sensei habitait Iwama depuis 1942 ? Je ne doute pas évidemment que tous ces jeunes citadins aient travaillé avec O Sensei, mais étant donné les circonstances ils n’ont pas pu le faire de manière régulière, ainsi que le montre le tableau.
Quel fut votre parcours de 1970 à aujourd’hui ?
Christian Luneau arrête l’Aikido fin 1971, écœuré par la guerre des clans. Arrivée dans mon club de Maître Toan Nghiem. Ce maître m’a beaucoup appris sur les arts martiaux et sur la vie, je ne le remercierai jamais assez.
Je suis parti m’entraîner un mois au Japon, à l’Aikikai en août 1973. A Orly, j’ai rencontré pour la première fois Tamura sensei et Pierre Chassang qui étaient du même voyage. Ils avaient d’ailleurs au retour dans leur bagages le document suivant, qui mettait à mal les prétentions de monsieur Nocquet :
A cette époque, la guerre des groupes et des fédérations était déjà bien entamée.
En 1973, j’obtiens le Diplôme d’Etat de professeur d’Aikido, à la demande de monsieur Guy Bonnefond, président de l’ACEA (Association Culturelle Européenne d’Aikido).
En 1974, devant maître Tamura et messieurs André Nocquet et Hiroo Mochizuki, je suis contraint d’abandonner l’examen de 3ème dan à cause d’une fracture de la cheville pendant le randori. C’est à ma connaissance l’unique fois où ces trois examinateurs furent réunis.
1976 3ème dan devant maître Tamura.
1979 4ème dan CNGA (Commission Nationale des Grades Aikido).
1985 5ème dan CNGA.
1986, pris de doute, je ressens le besoin de revoir les bases de mon Aikido et de retourner au Japon.
1987, je pars à nouveau pour le Japon avec trois élèves et Daniel Boubault qui sert de guide et d’interprète. Au cours de ce voyage, j’ai eu l’occasion de pratiquer avec :
Kato sensei (Aikikai de Tokyo),
Iwagaki sensei (Isse, "l’île aux perles"),
Tomita sensei (Tanabe),
Kubatao sensei (Nara),
Kitahira sensei (Hiroshima),
Oe sensei (Okoyama),
Hikitsuchi sensei (Shingu),
Saito sensei (Iwama), où je fais la connaissance de Philippe Voarino.
Remise en question de toutes mes connaissances en Aikido, et je commence la pratique du Takemusu Aiki.
Au cours d’une conversation, nous demandons à Saito sensei si les techniques qu’il enseigne sont celles du Takemusu Aiki d’O Sensei. Sa réponse est sans équivoque :
Non ce que je vous enseigne ce sont des exercices qui vous permettront un jour de retrouver et de comprendre le Takemusu Aiki d’O Sensei.
1992 : création de TAI (Takemusu Aiki Intercontinental) avec Pierre Chassang, Philippe Voarino et Giorgio Oscari.
1999 6ème dan.
2000 : dernier séjour à Iwama avec Saito sensei.
2008 : membre fondateur de ITAF (International Takemusu Aikido Fédération).
2011 : 7ème dan.
Vous avez récemment rencontré un des derniers élèves directs d’O Sensei encore vivants, Hideo Hirosawa ?
Oui, en 2017 je me suis rendu à Sorrente en Italie pour participer à un stage avec Hideo Hirosawa sensei qui habite à Iwama.
Le premier jour de keiko, mon camarade Angelo Armano qui invite Hideo Hirosawa me dit : « Attaque sensei avec tout ton cœur. » Après deux jours d’entraînement, je fus bien obligé de constater que mes doutes sur la grande technicité d’Hirosawa sensei étaient infondés.
En novembre 2017, je retourne au Japon pour suivre son enseignement à Hatori. A mon humble avis, Hideo Hirosawa est le plus grand sensei que j’aie rencontré en 53 ans de pratique. Sa technique est exceptionnelle, c’est l’Aikido du Fondateur Morihei Ueshiba dans les années 60.
Je profite de ma présence à Hatori pour me rendre à Iwama, la localité voisine, afin d’y faire une prière devant le Jinja et de me recueillir dans le dojo où j’avais été uchi deshi de Saito sensei dans les années 80 et 2000.
Devant le Jinja, là où je ressentais autrefois une présence, il n’y a plus rien. Dans le dojo, c’est pire encore, une impression de néant. Autour de moi il y a des photos d’O Sensei, et de son fils Kisshomaru, ce qui est bien normal, mais il n’y a pas la plus petite photo, pas une seule évocation de Saito sensei qui a consacré les 33 dernières années de son existence à faire vivre ce dojo comme il l’avait promis à O Sensei. Je trouve cela abject.
A la sortie du dojo je rencontre trois uchi deshi que je salue en me présentant : « Bonjour, je suis Alain Grason, ancien uchi deshi de Morihiro Saito ». A ces mots, je vois dans le regard de l’un d’eux qui parle français une gêne mêlée de crainte : « Chuuut ! Ne prononcez pas ce nom ici… c’est très mal vu ». J’ai répondu à cette personne « Et bien moi, personne ici ne pourra m’empêcher de parler de Saito sensei ». En même temps que je disais cela, j’ai ressenti un grand dégoût pour les dirigeants de ce dojo, capables de créer une pareille atmosphère. J’ignore si la famille Ueshiba, propriétaire du dojo, a donné de telles consignes, mais en tout cas c’est à mon sens tout à fait indigne.
J’ai le sentiment, et même la certitude, que l’esprit d’O Sensei n’habite plus ce lieu.
Je pense aux anciens uchi deshi français ou autres qui ont rallié l’Aikikai tout de suite après le décès de maître Saito, pour un grade de plus ou une reconnaissance internationale, et je ne vous en dis pas plus.
Que pensez-vous de l’évolution actuelle de l’Aikido ?
Ce que l’on peut voir actuellement dans les dojos n’est que du sport ou de la chorégraphie, ce n’est pas l’Aikido du Fondateur, c’est celui de l’Aikikai. Je vais continuer à me faire des amis, mais ce n’est pas parce qu’on était le plieur officiel de hakama de Tamura sensei que l’on est un bon pratiquant, et ce n’est pas parce qu’on se laisse pousser une queue de cheval que l’on devient un samouraï !
Je persiste et je signe, et pour tous ces vieux et ces nouveaux amis, je donne les coordonnées des clubs où j’enseigne : Aikido Antibes, Salle St Claude, Antibes et Aikido Biot, 3400 Route des Dolines, Biot.
Mai 2018, Alain Grason, éternel étudiant.