En hommage à tous ceux qui ont refusé de s’y asseoir.

Il y a des mots qui suscitent immédiatement l’adhésion.
Les hommes se reconnaissent de préférence dans les valeurs nobles : le courage, la générosité, la fraternité, la bienveillance, l’audace, le dévouement... même s’ils ne les pratiquent qu’avec modération.
Le mot évolution appartient à cette catégorie et à cette noblesse de vocabulaire.

L’évolution semble toujours positive, elle se réalise pour le bien de l’espèce et pour sa survie. C’est elle, pense-t-on, qui affranchira finalement l’homme des contraintes et des souffrances qui pèsent sur sa vie depuis l’aube des temps.

Le credo ainsi posé, c’est au fond la notion de progrès qui se dessine là, celle qui se trouve derrière les avancées de la science et de la technique sur le plan matériel, et dans l’évolution des idées et des mœurs sur le plan spirituel.

La société humaine se transforme pour le meilleur : voilà la grande idée générale qui s’est propagée, avec les accents d’un dogme, comme une trame de fond des sociétés occidentales, en filigrane depuis la Renaissance, et de manière plus marquée dans l’histoire des deux derniers siècles. Idée résumée par Hegel : « L'histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté ».

Deux guerres mondiales, dont une atomique, n’ont pas changé cette heureuse disposition d’esprit. Optimisme ou aveuglement, toujours est-il que l’évolution s’est imposée à tous, quasi religieusement, comme une foi des temps modernes.

Evoluer! Voilà le mot d’ordre. Ne pas rester en arrière, suivre le mouvement, millions de followers, être dans le vent. Le vent qui gonfle un peu la poussière avant de la laisser retomber. Quand la révolte gronde, c’est sur des chemins balisés par l’histoire à l’insu de ceux qui s’en croient protagonistes, et qui n’en sont qu’acteurs. Il est tellement opportun de contester dans le sens des séditions, tellement commode d’être dissident à St Germain des Prés, tellement confortable de placer son fauteuil dans le sens de l’histoire, quel que soit d’ailleurs le sens du moment, qui n’est jamais qu’affaire de circonstances.

Et le refus de l’ordre établi accouche de l’ordre nouveau, toujours plus dangereux que l’ancien. A bas le Tsar, vive Staline ! Le bonheur est pour demain, et mourir pour des idées qui n’ont plus cours le lendemain. L’idéal tombe la veste, ce n’était qu’une idéologie.

Ainsi, tout évolue mais rien ne bouge vraiment, les mêmes erreurs reviennent en boucle. Effrayante inertie de la société humaine qui brûle ses forces à faire semblant d’agir «dans la conscience de sa liberté ». Quelle liberté ? Celle d’une croissance aveugle, anthropophage, celle qui permet aux dictatures de tous ordres de prospérer ? Et selon quelle conscience si l’action est sans principe et le mouvement hasardeux ? Confusion des genres et fabrication d’une hydre incontrôlable, voilà la monstruosité qui se cache derrière la séduisante évolution, Méduse déguisée en princesse, et qui frappe la civilisation de stupeur.

Peut-être est-il opportun de rappeler ici que la théorie de l’évolution ne prétend pas que toute évolution soit bonne pour l’espèce, mais plutôt que la sélection naturelle s’effectue en départageant les évolutions qui favorisent l’espèce dans son milieu, de celles qui la fragilisent. Autrement dit, une évolution peut très bien en réalité être une involution et mettre en danger les individus qui en sont victimes.

L’hallucination est collective qui fait porter au sommeil des hommes le masque de l’action. Il est pourtant possible d’agir en dehors de tout courant, d’agir en harmonie, d’agir en profondeur contre l’inertie. Des hommes tels que Van Gogh, Nietzsche, Artaud ou Camus ont montré quelles pistes pouvaient être suivies. S’ils n’ont pas bâti de système, c’est que la sagesse véritable ne renverse pas un ordre pour imposer un ordre différent à sa place. Le sage n’impose rien, il est immobile comme le centre est immobile, mais de lui partent toutes choses. Le non-agir n’est pas l’inaction, c’est au contraire l’action totale, l’action en conformité avec les lois de l’univers. L’évolution, la vraie, celle qui peut mener à autre chose que la catastrophe annoncée, n’a pas encore commencé.

Quant aux pratiquants d’Aikido, ils ne sont hélas nullement épargnés par la dictature de l’évolution tous azimuts. Personne n’a la première idée de ce que faisait vraiment le Fondateur, tout le monde pourtant semble l’avoir largement dépassé. Il suffit d’écouter les conversations et de lire ce qui s’écrit.

Maître Ueshiba est devenu un simple épisode de l’histoire de l’Aikido, bientôt il ne sera plus qu’une anecdote. Car l’art bien-sûr a évolué depuis qu’il n’est plus sous la direction d’O Sensei. Il se transforme pour le meilleur, à l’image de la société humaine.

Ils ont fait long feu les tâtonnements, les archaïsmes, les mouvements grossiers, les techniques rugueuses, la martialité incongrue du vieux maître. Des milliers d’épigones laborieux ont corrigé les maladresses, perfectionné les gestes, et ouvert la voie à l’Aikido du XXIème siècle. Merci à eux. Les mouvements sont plus ronds, plus élégants, plus esthétiques, ils ont été adaptés au goût nouveau, comme le beaujolais. Cuisine moderne, cuisine sans saveur, cuisine sans loi.

Quel dommage que maître Ueshiba ne puisse exprimer sa gratitude comme il convient à tous les capteurs d’héritage. Un coup de bokken sur la tête. Niaiseries que tout cela, amnésie, gesticulations, incompétence, suffisance, arrogance, insignifiance, foutaise. Les mots me manquent pour dire ce que m’inspire l’idée moderned’une évolution de l’Aikido.

Combien de fois faudra-t-il donc expliquer que l’Aikido ne peut pas évoluer parce qu’il s’agit d’un principe, et qu’un principe ne peut pas être mieux ou moins bien, un principe est, et il n’y a rien d’autre à en dire. On connaît le principe ou on ne le connaît pas, on le voit où on ne le voit pas, mais on ne l’invente pas, et on ne l’améliore pas. On essaie humblement de le comprendre et de le respecter si l’on veut agir en harmonie avec l’univers. Toute la physique respecte le principe de moindre action, à quel titre l’Aikidoka pourrait-il s’y soustraire ?

L’Aikido consiste à faire don de son être au principe, en espérant que ce dernier veuille bien en retour s’exprimer à travers l’homme qui s’offre ainsi corps, âme et esprit. Ceci n’a rien à voir avec la religion, et pourrait très bien être une définition de l’art sur un plan plus général. C’est en tout cas à cette fusion avec le principe qu’est arrivé maître Ueshiba, en sa qualité de précurseur. Et s’il paraît minuscule à certains, c’est simplement qu’il est parvenu bien plus loin que leurs regards ne peuvent porter.

Il n’y a pas besoin d’une grande lucidité pour comprendre que notre civilisation est en quête désespérée d’un sens à donner à son développement matériel. Faute de reconnaissance d’un principe directeur capable d’unifier son action, elle s’engage de manière désordonnée dans tous les domaines, la science cautionnant bon gré mal gré une technologie despotique et sans frein, qui étouffe et abolit la spiritualité.

C’est cette fuite anarchique en avant qu’on appelle évolution et progrès de la civilisation, et qui pourrait bien en réalité avoir commencé le déclin de l’humanité. Dans un tel contexte, la spiritualité de l’Aikido, qui est l’effet d’un principe directeur central stable, pourrait être un modèle salutaire à une société moderne privée de tout repère. L’Aikido dis-je, mais pas ce qui est proposé aujourd’hui sous le nom d’Aikido malheureusement.

Car l’Aikido, il faudra le retrouver, il faudra le dégager des couches de boue accumulées par des générations d’incompétents prétentieux. Il faudra mettre au jour une nouvelle fois le diamant découvert par maître Ueshiba, et qu’il fut seul à contempler. Quel gâchis, quel dommage, et que de temps nous allons perdre !

Par bonheur, un principe ne disparaît jamais complètement. Il peut être occulté momentanément, mais un jour vient où un homme d’exception, après une période d’obscurité, réussit à lever le voile. Maître Ueshiba, en son temps, a fait cela pour nous. Aux valeureux minus qui pensent l’avoir dépassé, je voulais rappeler une fois de plus qu’on ne monte pas si facilement sur les épaules d’un géant, et qu’au lieu de faire évoluer l’Aikido, il serait peut-être bon qu’ils se demandent ce qui pourrait évoluer en l’homme grâce à l’Aikido.

Quant à moi, je suis évidemment un cas désespéré de l’évolution, un attardé du Mésozoïque. Mais tant mieux justement si je n’évolue pas, tant mieux si j’apparais comme un vestige du monde d’hier, puissé-je en être le témoin fidèle. Et si c’est folie de parler au milieu du désert, seul contre la mode, seul contre une armée d’évolutionnistes en vogue, je préfère être fou, et que ma folie rende ainsi hommage à celui qui a vu quand personne d’autre ne voyait : O Sensei Morihei Ueshiba. Quand tout marche la tête en bas, il ne reste peut-être que la folie pour respecter la sagesse.

Honni soit qui mal y pense, comme disent les Anglais.

Philippe Voarino
2 novembre 2016, jour de la célébration des morts