Voilà un commentaire de mon camarade Ethan Weisgard posté récemment à propos d’une vidéo de tai no henka par Morihiro Saito sur la chaîne YouTube de TAI :
Saito Sensei always used the term tai no henko, 体の変更 meaning “body turn”. Turn = henkō 変更.Henka 変化 means “change”. Other Sensei use the term tai no henka but Saito Sensei never did.
Traduction:
Saito Sensei a toujours utilisé le terme tai no henko, 体の変更 signifiant "rotation du corps". Rotation = henkō 変更. Henka 変化 signifie "changement". D’autres Sensei utilisent le terme tai no henka, mais Saito Sensei ne l’a jamais fait.
J’ai pour ma part toujours utilisé la prononciation tai no henka plutôt que tai no henko, et cela pour une raison simple : c’est que mon oreille a toujours entendu maître Saito prononcer ainsi. Il est vrai que le a n’y était pas le a franc que l’on entend dans katana par exemple, mais plutôt une sorte de o ouvert [ᴐ] à la manière dont on prononce en anglais lot ou what par exemple, c’est-à-dire une prononciation intermédiaire entre le a et le o.
Je savais que les anglophones utilisaient tai no henko de préférence à tai no henka, mais j’ai toujours mis ce léger écart sur la différence de ressenti de l’intonation qu’il peut y avoir entre le français et l’anglais, les anglophones entendant plutôt o dans le henkᴐ de maître Saito, et les français plutôt a. Je n’y ai jamais attaché plus d’importance que cela.
J’avais tort.
La remarque d’Ethan indique qu’il y aurait une différence de sens entre tai no henko et tai no henka, henko (変更) signifierait tourner, alors que henka (変化) signifierait changer. Tai no henko, "tourner le corps", aurait alors un sens de pivot, de rotation, plus précis que tai no henka, simple "changement du corps", maître Saito utilisant le premier sens, à la différence d’autres maîtres d’Aikido.
Fort bien.
Mon premier travail fut de vérifier que l’expression tai no henka est quand même utilisée en japonais dans le vocabulaire de l’Aikido. C’est bien la réalité, maître Nobuyoshi Tamura par exemple écrivait 変化, comme son professeur, le premier Doshu Kisshomaru Ueshiba, et John Stevens écrit également tai no henka dans sa traduction anglaise du livre Budo d’O Sensei, sous la supervision de Rinjiro Shirata.
Ce point étant acquis, il fallait ensuite vérifier que maître Saito écrivait bien henko de la manière qu’indique Ethan Weisgard.
Première surprise : il n’en est rien.
Voilà comment Ethan écrit tai no henko : 体の変更
Voilà comment maître Saito écrivait tai no henko : 体の変向
Et voilà la preuve irréfutable je crois de ce que j’avance, la page 61 du premier des cinq volumes "Traditional Aikido" par Morihiro SAITO, publiés au Japon en version bilingue japonais-anglais au début des années 1970 :
Le kō de Ethan Weisgard ( 更 )n’est donc pas le ko de maître Saito (向).
Pourquoi ? Les choses se compliquant, il devenait nécessaire d’aller voir d’un peu plus près le sens des idéogrammes composant cette expression.
変 Hen, kaeru, a le sens de changement.
La partie basse du kanji est une main qui frappe ou contraint, la partie haute représente des cordes emmêlées, le kanji a donc à l’origine le sens de contraindre à défaire des cordes nouées entre elles.
Le sens s’élargit au fil du temps à l’idée de contraindre à modifier un certain état, à le changer.
Finalement la notion de contrainte disparut pour laisser seulement le sens de changement.
更 Kō, sara, fukeru
On trouve également dans ce kanji la main qui contraint, combinée cette fois à l’idée d’un autel fermement ancré au sol sur deux pieds solides, référence ancienne à la garde d’un combattant. Le sens ancien du kanji est donc : contraindre à changer de garde. La référence à l’art martial est intéressante, mais il n’y a dans ce kanji aucune idée directe ou même indirecte de rotation.
Les notions de contrainte et de garde disparurent avec le temps pour laisser le sens plus général de changer, renouveler.
更(Kō) n’a donc pas du tout le sens de rotation qu’invoque Ethan dans son explication, il a seulement le sens de changement, le même sens ironiquement que l’on trouve dans l’idéogramme Ka (化).
Si l’on récapitule, Hen (変),Kō (更), et Ka (化) traduisent tous trois l’idée d’un changement, mais pas d’un changement en tournant. L’idée de rotation n’apparaît dans aucun des trois kanji.
Intéressons-nous maintenant au Ko qu’utilisait maître Saito :
向 Kō, muku/kau
C’est à l’origine le dessin d’une fenêtre dans le pignon d’une maison, avec l’idée de la direction vers laquelle la fenêtre fait face. Faire face ayant aussi en japonais, comme en français et en anglais, le sens de s’opposer à, on trouve dans ce kanji l’idée de direction opposée, et donc faire face à la direction opposée.
Du point de vue de l’Aikido, on peut alors faire la réflexion suivante : il n’est pas possible, à partir d’une garde initiale hanmi, de faire face à la direction opposée sans déclencher une rotation du corps. Autrement dit, il y a nécessairement dans 向 , quand on utilise cet idéogramme pour décrire un mouvement d’Aikido, l’idée d’un changement de direction au moyen d’une rotation du corps.
Il se trouve donc que maître Saito utilisait bien pour écrire tai no henko un idéogramme 向 dont la prononciation est ko, mais cet idéogramme n’a rien à voir avec l’explication que donne Ethan.
Où donc Ethan Weisgard, qui est un élève de maître Saito, a-t-il trouvé cette manière 変更 d’écrire henko, qu’il revendique pour authentique, alors que ce n’est pas celle de son maître ?
Il semble que cette écriture ait été adoptée par l’Aikikai parce qu’elle correspond à une forme moderne de la traduction, telle qu’elle est aujourd’hui approuvée par les dictionnaires. Tai no henko 体の変更 "changement, modification, variation du corps".
Ethan Weisgard, qui se présente comme un défenseur de la tradition, fait donc en réalité ici une concession majeure au choix de l’Aikikai.
Lui qui semble si intransigeant avec l’authenticité de l’enseignement de son maître, lui qui pousse l’intégrité jusqu’à corriger les écarts de prononciation de ses pairs, n’hésite pas à remplacer l’idéogramme original de maître Saito par l’idéogramme moderne adopté à l’Aikikai. Est-il conscient de la distorsion de sens que cette substitution impose au discours de son maître, et qu’une telle distorsion est bien plus grave qu’une divergence de prononciation ?
Cette concession injustifiée à une pseudo-modernité est en lien très étroit avec une autre affirmation d’Ethan Weisgard, répondant à la question d’un de mes élèves géorgiens à propos d’irimi-tenkan. Car c’est précisément dans et par tai no henka qu’est manifesté pour la toute première fois le principe irimi-tenkan (c’est pourquoi tai no henka débute chaque cours d’Aikido, comme pour répéter inlassablement : voilà le cœur des choses).
Et bien Ethan expliquait en parlant d’irimi-tenkan qu’il s’agissait là de termes anciens et vieillis, et qu’il valait mieux aujourd’hui leur préférer les termes plus modernes d’omote et ura.
On trouvera dix fois sur le site TAI les éléments d’explication nécessaires à percevoir le caractère ahurissant d’une telle affirmation.
Irimi-tenkan est en effet le principe fondateur de l’Aikido, la cause première du mouvement, antérieure à toute technique. La bipolarité omote-ura n’apparaît qu’ensuite, elle ne concerne que la modalité des techniques (et pas nécessairement de toutes), après seulement que celles-ci aient été engendrées par le principe.
Si l’on veut dire cela en termes philosophiques, irimi-tenkan est l’essence de l’Aikido, les techniques en sont l’existence, et omote-ura ne sont que les accidents de cette existence.
Les concepts irimi-tenkan et omote-ura expriment donc des champs de la réalité qui sont entre eux sans commune mesure, ces concepts ne sont ni équivalents ni interchangeables. Ce n’est pas là un problème de vocabulaire ou de mode linguistique, une querelle d’anciens et de modernes. C’est comme si l’on disait que le "principe de gravitation" est un terme vieilli, et qu’il faut le remplacer par "chute des pommes". Non, dans un million d’années, la chute d’une pomme ne sera encore et toujours qu’un accident du principe de gravitation, une conséquence aléatoire (les pommiers peuvent disparaître), elle ne pourra pas remplacer ce principe, pas plus qu’omote-ura ne peuvent remplacer le principe irimi-tenkan.
Penser qu’omote-ura est une autre manière de nommer irimi-tenkan, une manière plus "fashion", est donc une absurdité. Quand cette absurdité est enseignée par un des plus hauts responsables du développement de l’Aikido pour la Scandinavie, par une personne investie d’autorité, et dont la parole est écoutée, l’image qui me vient à l’esprit est celle des naufrageurs, ces pilleurs d’épaves du 18ème siècle, qui allumaient des feux sur le littoral breton les nuits de brouillard, faisant croire aux bateaux en difficulté qu’ils se trouvaient à l’entrée d’un port, et les amenant ainsi à se fracasser sur les récifs côtiers. Comme eux, Ethan Weisgard brandit une lanterne qui a seulement l’apparence de la vérité, il condamne en réalité tous ceux qui confient leur destin à cette lanterne à couler entre les Charybde et Sylla de l’Aikido.
Attention, je ne sous-entends nullement qu’il y ait quoi que ce soit de délibéré dans une telle attitude, et je ne fais aucun procès d’intention.
Ceci étant dit fortement, qui devait l’être je crois, je voudrais maintenant exprimer à Ethan ma profonde gratitude.
Car en m’obligeant à travailler sur ce sujet pour fournir une réponse argumentée à son commentaire, il m’a permis de comprendre l’important enjeu de sens qui se trouve sous le henka de tai no henka.
C’est délibérément que j’écris désormais henka et non henko, je m’explique :
Le découvreur de l’Aikido étant quand même Morihei Ueshiba, j’ai évidemment voulu savoir comment, lui, écrivait tai no henka. N’en déplaise à l’Aikido "moderne", qui ne voit plus O Sensei que sous l’aspect d’un mythe fondateur, et disons-le d’une relique barbue, il m’a semblé qu’une telle information pouvait tout de même avoir un peu d’intérêt… Le mot tai no henka apparaît clairement à plusieurs reprises dans le livre Budo d’O Sensei, je l’ai encadré deux fois ci-dessous à la page consacrée à ce mouvement :
體ノ變化
體 Tai, tei, karada
C’est ce en quoi il y a beaucoup d’os, autrement dit le corps. O Sensei utilisait encore ce vieux kanji, remplacé par la suite par 体.
ノ No
C’est la vieille manière d’écrire の, simple particule de liaison.
變 Hen, kaeru
O Sensei utilisait la vieille forme de Hen. Dans la partie supérieure, les cordes sont liées autour de l’idéogramme signifiant la parole. Comme si la contrainte (représentée par la partie basse du kanji) était de libérer une parole prisonnière. Ce n’est pas le lieu ici, mais il serait intéressant de chercher en quoi un tel sens pourrait apporter des informations d’ordre métaphysique sur l’essence du mouvement tai no henka.
C’est ce vieil idéogramme qui a été simplifié en 変,dont le sens a déjà été analysé.
Il est utile pour la suite de noter qu’il y a quelque chose à voir dans cet idéogramme avec la notion de transformation, c’est lui qui apparaît par exemple dans le mot hensei, métamorphose.
化 Ka, Ke, bakeru
C’est une personne debout, à côté d’une personne qui est tombée. Cela indique un changement d’état.
Mais alors… O Sensei Morihei UESHIBA, le fondateur de l’Aikido, disait tai no henka…
C’est pour cette raison naturellement que John Stevens, bien qu’anglophone, a écrit tai no henka et pas tai no henko quand il a traduit le livre d’O Sensei en anglais.
Ethan a donc parfaitement raison, "d’autres Sensei utilisent le terme tai no henka"… et O Sensei faisait partie de ceux-là.
La question suivante arrive alors immédiatement : si O Sensei disait tai no henka et l’écrivait avec 化 , pourquoi Saito Sensei disait-il henko et l’écrivait-il avec 向 ?
Pourquoi maître Saito a-t-il modifié l’expression d’O Sensei ?
Je n’ai pas de réponse certaine à cette question, mais je peux donner deux pistes différentes :
1 – Maître Saito n’a jamais compris exactement ce que disait O Sensei, et l’a interprété. Ce n’est pas du tout impossible, maître Ueshiba était difficile à comprendre pour les Japonais eux-mêmes, et la transmission était orale. C’est très tard, bien des années après la mort du Fondateur, que maître Saito découvrit qu’il avait écrit un livre, quand Stanley Pranin lui offrit un exemplaire de Budo en 1981 (voir le détail de cette histoire dans "Much obliged Stan"). Il est vraisemblable que c’est seulement à ce moment qu’il put voir pour la première fois comment O Sensei écrivait tai no henka. Or la publication des cinq volumes "Traditional Aikido" par maître Saito est antérieure à cette date.
2 – Maître Saito savait qu’O Sensei utilisait 化 pour henka, mais a trouvé que henko écrit avec l’idéogramme 向 rendait bien la nécessité de regarder dans la direction opposée, sous entendait l’idée de rotation, et a donc préféré cette écriture à celle d’O Sensei qui lui paraissait moins pédagogique.
Cela non plus n’est pas du tout impossible, maître Saito sacrifiait beaucoup de choses à la pédagogie. Il insistait dans son enseignement sur la nécessité de regarder dans la même direction que l’adversaire pour des techniques telles qu’irimi nage ou shiho nage ura par exemple. Et il insistait sur l’importance du regard d’une manière générale, lors des rotations, le corps étant guidé et tiré par le regard.
Reste alors une dernière question.
O Sensei était un fin-lettré, un homme spirituel, il avait beaucoup lu, et des auteurs très variés – je peux témoigner personnellement de cela pour avoir rangé ses livres à Iwama, dans sa bibliothèque, pendant les longues journées du Tsuyu, la saison des pluies au Japon.
O Sensei, c’est moins connu, était aussi un philosophe à la pensée originale, et je voudrais dire ici toute ma considération à Bruno Traversi, qui a accompli un travail remarquable dans l’étude de cette pensée (cf. Editions du Cénacle de France).
O Sensei était également un calligraphe de grand talent, il connaissait parfaitement les sens multiples et parfois cachés des idéogrammes les plus anciens, qu’il avait étudiés dans le Kojiki, l’ouvrage fondateur des mythes de la cosmogonie japonaise.
C’était enfin un poète, auteur de nombreux doka.
Cet esprit brillant, cet homme subtil, aurait donc choisi une expression aussi banale et générale que " changement du corps" pour nommer le cœur sacré de l’Aikido, tai no henka, le mouvement par lequel se manifeste pour la première fois, et dans sa forme la plus dépouillée, le principe fondateur lui-même : irimi-tenkan !
Je ne peux pas croire cela. Alors creusons encore, dégageons un peu plus cet idéogramme 化 , comme on le fait pour la souche d’un arbre qu’on veut déraciner.
Il est incontestable que la traduction la plus générale de 化 (Ka) soit changement ou variation, mais ce sens élémentaire en cache un autre, enfoui plus profondément. Il existe en effet une deuxième traduction classique et reconnue de 化, c’est ensorceler, mystifier, égarer par tromperie.
Tai no henka 體ノ變化 , c’est donc en Aikido tromper l’adversaire, l’égarer au moyen d’un déplacement inattendu, qui transforme le corps et le fait disparaître comme par enchantement. L’idée de métamorphose que nous avons évoquée plus haut, présente dans Hen 變 , vient renforcer cette idée dans henka 變化.
Et l’on doit alors mettre un tel sens en rapport avec les propos d’O Sensei :
Entouré d’ennemis, vous serez capable de les faire attaquer dans la direction de votre choix, de tourner sur vous-même de la manière juste, et de parvenir dans leur dos pour les projeter au sol. – O Sensei – Budo
La manière juste, c’est tai no henka bien sûr, en tant que tai no henka est la première manifestation du principe irimi-tenkan. Obéir au principe donne des ailes, et tai no henka devient le moyen de se transporter comme par magie dans le dos d’un adversaire désorienté, au moment même où il pense que sa frappe va toucher.
Il est tout à fait concevable qu’O Sensei ait eu en tête le sens magique de 化 (Ka) en choisissant cet idéogramme pour nommer le mouvement tai no henka. Saito Sensei, qui était loin d’avoir une compréhension des idéogrammes aussi complète que celle d’O Sensei, n’a peut-être jamais perçu cette nuance particulière.
Quoi qu’il en soit, puisqu’O Sensei parlait de tai no henka et pas de tai no henko, je continuerai à appeler cet exercice tai no henka. Aussi grande soit ma fidélité envers maître Saito, s’il faut dans certains cas choisir entre son enseignement et celui du Fondateur, je choisis O Sensei.
Bien malgré lui, Ethan Weisgard, m’a permis de voir désormais dans cette expression un sens beaucoup plus fondamental que celui de "variation " que j’accordais jusqu’ici à henka, et je le remercie pour cela.
Car – et ceci est un des secrets de l’Aikido – la conscience profonde que l’on a du mouvement que l’on fait détermine sa bonne exécution.
J’espère avoir suffisamment développé ici les arguments qui justifient ma position.
Philippe Voarino, Pâques 2020