Elle porte un masque
Je suis entré dans cette discussion par la fenêtre, me suis invité sans l’accord de personne, qu’on me pardonne ce procédé peu délicat, mais qui veut la fin veut les moyens.
L’interview originale se trouve ici.
Mon ami Gilbert est du Panier, c’est une figure, il a hérité des vingt siècles d’histoire de ce quartier de Marseille. Dans les années 1980, quand la planche à voile envahissait les côtes de France, un collègue à lui enseignait ce sport du côté de l’Estaque et lui demanda de le remplacer quelques jours en plein stage d’été. Sur la rade par chance il y avait des jetées et des digues, et tout au bout d’un de ces promontoires, il y avait Gilbert, les pieds au sec. Sa faconde et ses gestes firent merveille, les stagiaires qui tiraient des bords devant lui, obéissant à ce sémaphore volubile autant qu’au Mistral, ne se doutèrent pas que leur coach de fortune était juste au théâtre : de toute sa vie il n’avait mis les pieds sur une planche à voile.
L’imposteur était sympathique, il dépannait un ami, il vendait du vent, mais avec gaieté, cette imposture portait le masque du sourire.
Mais il y a des impostures qui ne font pas sourire.
J’ai lu récemment l’interview de Léo Tamaki par Guillaume Erard.
Je n’ai rien a priori contre Léo, je retrouve même d’une certaine manière mes indignations chez ce jeune professeur, et certaines des raisons qui m’ont amené à quitter la FFAB en 1990. Ce qui me pousse à écrire aujourd’hui n’est donc pas la rupture de Léo avec le milieu fédéral, dont je ne partage pas plus que lui les objectifs et les méthodes.
Je suis gêné en revanche par le ton de l’interview, qui est bien rendu par le titre choisi par Guillaume Erard : "La jeunesse au service de l’évolution de l’Aikido". On y laisse penser que l’art d’O Sensei serait modulable, que chacun serait libre de le moderniser comme bon lui semble, et de choisir en fonction de goûts personnels la direction qui convient à cette évolution, légitimant ainsi la fondation d’écoles nouvelles.
Au Japon, les guerriers qui fondèrent leur ryu au même âge que Léo, survécurent rarement aux défis à mort que leur valut cette témérité, mais ce genre de chicane a disparu en même temps que disparaissaient les rônins querelleurs, et fonder une école martiale aujourd’hui n’expose plus au risque de mort violente.
Il y a toutefois une contrepartie à cette tranquillité d’esprit, c’est que les candidats à la notoriété doivent désormais faire connaître leur valeur par des moyens qui n’ont plus rien à voir avec les qualités martiales. Le champ de bataille moderne est celui de la communication, et le sabre et la lance n’y ont plus leur place.
La valeur d’un art martial en effet n’est plus mesurée par la capacité qu’il confère à un homme de revenir vivant de la guerre, elle est mesurée désormais à l’aune de la médiatisation atteinte par les pionniers bâtisseur de l’art. Et dans une évaluation de cette nature, les techniques de l’école à proprement parler ont infiniment moins d’importance que les techniques d’image et de marketing.
Le professeur est choisi en fonction de la place qu’il occupe dans les médias : les commentaires voilà ce qui compte, les commentaires en bien comme en mal d’ailleurs, car ce n’est pas la teneur de ces commentaires qui importe, c’est leur nombre. Le contenu objectif de l’art a cessé d’être un élément d’appréciation, il n’est plus mis en question, il n’est plus testé, il est discuté.
Les guerriers modernes discutent.
Chacun donne son avis, on dialogue, on échange, les opinions se valent, O Sensei n’a pas œuvré en vain, la discussion démocratique autour du grand Aiki a rassemblé les hommes sous un même toit.
Mais elle rassemble aussi au bistrot, la parlote, et "d’un faussaire elle fait un orfèvre".
Alors je saisis ma Guinness, je quitte le comptoir où je buvais en solo, et je m’approche du poêle où vous avez votre table mes amis, je tire une chaise et prends ma place au rang des babeleurs, je veux moi aussi papoter et communier dans la causette, acceptez que je change votre duo en triplette, et honni soit qui mal y pense.
Guillaume - Est-ce que les armes sont vraiment nécessaires à l’apprentissage de l’Aikido ? Même en admettant qu’elles le soient, alors lesquelles doit-on pratiquer ? Pour O Sensei on parle de Ono-ha Itto-ryu, Shinkage-ryu ou même de Kashima Shinto-ryu, et pourtant en stage d’Aikido on voit surtout du Kashima Shin-ryu, du Katori Shinto-ryu, ou du Musō Shinden-ryu. Quel est le rapport ?
Philippe - Aucun rapport Guillaume, aucun. O Sensei a pu pratiquer certains de ces arts dans sa jeunesse, mais ce qu’il faisait ensuite avec un sabre, un bâton ou une lance, ce n’était plus rien de tout cela, c’était de l’Aikido. L’usage des armes par O Sensei n’a rien de commun avec l’usage des armes qui est fait dans ces ryu, rien. Et s’il faut répondre à la question de savoir laquelle de ces écoles d’armes permettra de comprendre l’Aikido, la réponse est : aucune.
Léo - Des interprétations disent que…
Philippe - … et d’autres interprétations disent le contraire. Mes oreilles se bouchent quand les interprétations et les opinions s’avancent en lieu et place des arguments.
Léo - Est-ce qu’il y a besoin des armes pour faire de l’Aikido ? Pour moi, en aucun cas. C’est-à-dire que je pense que le travail du taijutsu peut totalement se suffire à lui-même.
Philippe - C’est vrai, il n’y a pas besoin d’armes en effet pour faire de l’Aikido, on fait de l’Aikido avec des armes voilà tout, comme on en fait sans arme, et vice versa, c’est un tout. Le tout ne se divise pas sinon ce n’est plus un tout, il n’y a pas à choisir.
Que dirais-tu Léo si je mettais ta question à l’envers : "Est-ce qu’il y a besoin du taijutsu pour faire de l’Aikido", et si je disais que le travail des armes de l’Aikido "peut totalement se suffire à lui-même" ? Trouverais-tu alors par hasard que je fais peu cas de la pratique à mains nues ?
Léo - Mon opinion est que le travail des armes était un travail personnel d’O Sensei, et qu’il s’en servait pour souligner certains principes, que ça servait beaucoup pour les démonstrations, et que ça lui servait d’exercice, de tanren, etc. Je pense qu’il n’avait en aucun cas mis en place un système structuré d’armes et je n’imagine pas que c’est ce qu’il souhaitait. Mais évidemment ce ne sont que des suppositions.
Philippe - Et moi je suppose que la Tour Eiffel est à Paris… Quand une chose est certaine, ce n’est pas un péché de le dire de manière certaine. O Sensei n’a jamais mis en place un système structuré d’armes : c’est vrai. Il n’a jamais enseigné les armes selon une méthode : c’est vrai. Morihiro Saito a clairement dit que c’est lui qui a structuré les armes selon une méthode, afin de mieux retenir les techniques d’O Sensei qui jaillissaient spontanément sans aucun repère pour les comprendre.
Mais s’il faut mettre chaque chose en perspective Léo, alors il semble bien que la transmission des techniques à main nues par O Sensei n’ait pas été faite de manière plus structurée que la transmission des techniques d’armes. Et le coq à l’âne technique que l’on rencontre aujourd’hui sous le nom d’Aikido n’est peut-être pas sans rapport avec le caractère peu didactique de l’enseignement du Fondateur, quelle qu’en soit la raison par ailleurs.
"Le travail des armes était un travail personnel d’O Sensei". Je remplace ici le mot personnel par le mot spécifique et je dis pareillement : c’est vrai, et ce travail spécifique d’O Sensei, distinct de tout autre, s’appelle Aikido, et cette spécificité est justement, Guillaume, ce qui empêche de le comprendre à l’éclairage d’autres ryu, aussi respectables soient-ils chacun dans leur domaine.
Et Ueshiba se servait bien sûr des armes comme tanren pour faire parler son art, comme un peintre se sert d’un pinceau. Mais Léo, ne se servait-il pas du taijutsu de la même manière ? Qu’est-ce donc que le taijutsu sinon un tanren ? L’Aikido entier n’est rien d’autre qu’un tanren, l’Aiki-do est seulement une voie d’exercice et d’entraînement vers l’Aiki. Dans cette voie, les armes et le taijutsu sont des moyens, des outils nécessaires, mais aucun des deux n’a la préséance sur l’autre.
Léo - Après si c’est un goût personnel, il est possible de faire des armes et d’apporter des développements. Moi, je me suis permis des choses qui sont très prétentieuses. J’ai développé certaines formes d’arme personnelles, parce que celles qui existaient ne me convenaient pas et ne correspondaient pas à l’Aikido que l’on m’a enseigné.
Philippe - Voilà typiquement ce qu’on appelle une erreur de jeunesse : croire qu’il est possible d’arranger les choses supérieures à son idée et à sa mode. Je le dis sans détour Léo, parce que cette erreur je l’ai commise avant toi.
L’Aikido ne dépend pas de nous, l’Aikido interdit le "développement de formes personnelles", c’est le principe qui décide, ce n’est pas le bonhomme. Et le principe se moque bien des conceptions personnelles, des opinions que l’on peut avoir, et des interprétations que l’on peut faire. Il exige, et tout ce qui n’est pas en conformité avec ses exigences est faux, voilà tout. Ce qui me convient, ce qui ne me convient pas, le goût des uns, le goût des autres, toutes ces considérations et ces états d’âme autour d’un nombril sont sans objet.
Rien ne vient de l’individu, l’homme qui pratique est le véhicule de quelque chose qui est plus grand que lui, qui le dépasse infiniment, et la seule chose qu’il puisse apporter en vérité c’est sa neutralité dans l’expression des forces qui le traversent. Ce n’est pas le vase, c’est le vide qui accueille l’eau.
Léo - Je trouvais qu’il n’y avait pas de cohérence. Souvent ce qui me gêne c’est ça, l’incohérence qu’il y a entre le système à mains nues et le système aux armes lorsqu’on prend des pièces à droite à gauche. Ce qu’on m’avait enseigné ne collait pas avec le travail de taijutsu que j’avais reçu […] j’avais récolté des enseignements à droite à gauche qui venaient du style Iwama, du style Nishio etc. par divers enseignants, mais tout ça ne correspondait pas à ce que je faisais à mains nues.
Philippe - Ou peut-être ce que tu faisais à mains nues ne correspondait-il pas à tout ça. Ou peut-être encore ces fragments recueillis ici ou là étaient-ils trop ambigus. Pièces rapportées de droite, pièces rapportées de gauche dis-tu, mélange incomplet d’éléments équivoques glanés dans diverses écoles, cela s’appelle du syncrétisme, et jamais un syncrétisme ne fait une synthèse.
Tu cherches la cohérence dis-tu, c’est la synthèse qui fait la cohérence de tous les éléments d’un ensemble les uns par rapport aux autres, en tant qu’ils sont développés à partir d’une origine commune.
Veux-tu refaire tout seul, à partir des moyens limités qui sont les tiens si on les compare au génie d’O Sensei, la synthèse qu’il a consacré sa vie à mettre au point, et qu’il a nommée Aikido ?
Cette synthèse elle est sous nos yeux, le Fondateur l’a laissée pour nous, il nous faut bien sûr la faire nôtre, mettre nos pas dans les siens, c’est difficile, mais refaire le chemin depuis le début, découvrir une nouvelle fois la voie parcourue par un homme d’exception, c’est aussi infaisable qu’absurde, c’est vouloir découvrir une nouvelle fois les lois de Newton en faisant comme si Newton n’avait pas existé.
Guillaume - Tu parles de hitoemi, une position qui se retrouve beaucoup aux armes, l’utilises-tu dans ton Aikido ?
Philippe - La démarche qui consiste à questionner un rapport entre les armes d’une part et l’Aikido de l’autre, n’a de sens que pour un esprit qui considère a priori qu’il y a là deux domaines différents, que les armes sont sur la rive gauche du fleuve et que l’Aikido se trouve sur la rive droite.
Mais il n’en est pas ainsi Guillaume, les armes de l’Aikido ne sont pas en dehors de l’Aikido, les armes de l’Aikido ne sont pas autre chose que l’Aikido, et on ne peut pas comparer les armes à l’Aikido, de même qu’on ne peut pas comparer le dos crawlé à la natation, le dos crawlé est de la natation.
De deux choses l’une alors : ou bien hitoemi appartient à l’Aikido et on l’utilise aussi bien dans la pratique avec ou sans armes de l’Aikido, ou bien hitoemi n’appartient pas à l’Aikido, et ne peut se trouver dans ce cas ni dans la pratique avec armes ni dans la pratique à mains nues de l’Aikido.
Il se trouve qu’hitoemi est en rapport avec le déplacement d’Aikido, dès lors, dans la mesure où ce déplacement est toujours identique à lui-même, hitoemi est nécessairement à parts égales, que la pratique de l’Aikido se fasse avec ou sans armes.
Leo - J’utilise trois postures qui vont être shizentai, hanmi, et hitoemi.
Philippe - Moi aussi j’utilise shizentai, comme tout le monde, quand je fais la queue à la poste. Attention Léo, la "posture" n’est pas loin de l’imposture, Guillaume a raison, c’est le mot position qui convient ici. Dans la position le corps humain est posé, il reste un certain temps, il demeure, il est en pause, la posture, elle, flirte avec la pose.
La position shizentai est celle d’un homme debout pieds écartés de la largeur des épaules, elle est confortable comme disait maître Tamura, c’est pourquoi on la rencontre à la pêche à la ligne, chez la reine d’Angleterre quand elle assiste aux défilés, et aussi dans certains arts martiaux, mais elle ne se trouve nulle part en Aikido.
Il est vrai qu’O Sensei a écarté shizentai de sa pratique parce que cette position offre davantage d’ouvertures aux attaques qu’une position de profil. Mais c’est un lieu commun de dire cela, ce n’est pas suffisant.
Shizentai est absente de l’Aikido pour une raison bien plus profonde : c’est parce que cette position ne permet pas de se déplacer instantanément vers les six directions possibles. La seule position qui permette de partir instantanément dans n’importe laquelle des six directions (roppo) est hanmi, c’est pourquoi hanmi était aussi appelé roppo autrefois, à l’époque où n’était pas encore perdue la connaissance de cette spécificité. Hanmi met l’accent sur la forme et la présentation du corps dans l’espace quand les pieds sont en triangle, roppo met l’accent sur les six déplacements autorisés par cette forme triangulaire du corps, et qui lui sont subordonnés.
La mobilité exceptionnelle inscrite dans la position hanmi est une conséquence géométrique de la triangulation des pieds.
Toute autre position qu’hanmi – et notamment shizentai – empêche le déplacement immédiat dans les six directions. Voilà pourquoi O Sensei a martelé dans son enseignement qu’il ne devait pas y avoir d’autre position qu’hanmi en Aikido, il l’a écrit à plusieurs reprises et de manière non équivoque, pourquoi ne pas le lire, pourquoi ne pas l’écouter ?
Quant à hitoemi, bien sûr son importance est majeure, seulement ce n’est pas une position, c’est le cliché photographique du corps pris à un certain moment de sa rotation, c’est l’arrêt sur image d’un temps de la rotation : c’est donc un mouvement du corps, et un mouvement est le contraire d’une position.
Ceci ne veut pas dire pour autant que mouvement et position ne soient pas liés. Dans les conflits militaires on oppose souvent guerre de position et guerre de mouvement, c’est une mauvaise manière de voir les choses : mouvement et position dépendent l’un de l’autre, il n’y a pas de mouvement juste sans position initiale juste. C’est pourquoi l’importance de hanmi est fondamentale, la rotation irimi-tenkan de l’Aikido, quel que soit l’angle dans lequel elle se manifeste, n’est possible qu’à partir de la position hanmi : hitoemi naît de la mise en mouvement de hanmi.
Si l’on veut un exemple concret de cela, il suffit de se mettre en position hanmi et de pivoter à 180° sur place, sans jamais perdre le contact de la balle des pieds avec le sol, on constate que la rotation de 180° du corps à partir de hanmi conduit nécessairement à hitoemi (Ꞁ). Attention toutefois de ne pas se représenter que l’on s’arrête à hitoemi, car ce n’est là qu’un passage.
Il ne faut jamais perdre de vue que la décomposition d’un mouvement est certes utile à mieux le comprendre, mais que les phases décomposées de la sorte ne sont pas des positions, ce sont les moments d’une dynamique, moments artificiellement figés pour les besoins de la pédagogie. Quand une photo "immobilise" un gymnaste la tête en bas au milieu de l’exécution d’un salto arrière, tout le monde comprend qu’il n’est pas là dans une position, mais dans le cours de son mouvement. La position, il l’adopte seulement avant de se mettre en mouvement.
Guillaume - Déjà, la définition même de hitoemi va dépendre du ryu.
Léo - Énormément. J’ai demandé directement cela à Maître Tamura, et il m’avait dit qu’il n’y avait pas de différence entre hanmi et hitoemi. Ce qui n’est pas mon opinion personnelle, attention. Pour moi ce sont deux postures très différentes qui sont désignées par deux mots différents et explicites. Mais c’était sa réflexion à l’époque où je lui en ai parlé.
Philippe - Et il avait mille fois raison Léo, ce qu’il a essayé de te faire comprendre, c’est ce que j’essaie de dire ici également : hitoemi n’est jamais qu’un instant fugitif du mouvement de rotation qui part de hanmi pour revenir à hanmi. On ne peut pas reprocher à O Sensei de ne pas avoir été clair sur ce point.
Je vais essayer de reprendre avec mon vocabulaire :
Hanmi est le mouvement en tant qu’il est encore non-manifesté, c’est le moteur immobile d’Aristote, le principe premier. Dans le contexte du déplacement d’Aikido, c’est donc le cœur stable et paisible des six possibles, qui sont là au repos mais prompts à se déployer à tout moment. Le manifesté est présent dans le non-manifesté, il y est seulement encore non manifesté, et c’est là un enseignement important que l’on peut retirer de l’Aikido.
Hitoemi est la façon dont la rotation ouvre le corps humain vers n’importe laquelle des six directions possibles, à l’instant même où hanmi s’ébranle, où hanmi se met en mouvement.
Kenkagoshi est l’étape qui suit immédiatement hitoemi dans la mise en mouvement de hanmi, c’est le moment d’irimi, le moment de la frappe, celui où les pieds ont évolué de la phase triangulaire (sankaku) à la phase carrée (shikaku), par l’effet de la spirale de rotation Δ֎□.
Hitoemi et kenkagoshi sont les formes éphémères prises par le corps quand le mouvement qui n’est encore qu’en puissance dans hanmi se manifeste soudain. La rotation irimi-tenkan fait jaillir ces formes de hanmi pour un bref instant, et elles y retournent aussitôt la rotation terminée.
De hanmi à hanmi donc, ainsi que l’a expliqué O Sensei.
Si maître Tamura t’a dit que hanmi et hitoemi étaient une même chose Léo, c’est qu’il y a seulement une différence de modalité entre ces "deux" qui ne sont en vérité qu’une même réalité, cette modalité est le mouvement. Tamura savait cela, il te l’a dit à sa manière, mais ton esprit est resté accroché à des mots, des mots qui étaient pour toi "différents et explicites".
On ne peut jamais comparer que ce qui est comparable, et je suis bien d’accord avec toi, Guillaume, quand tu soulignes l’importance de prendre en compte la "définition" de ce dont on parle.
Et bien si d’autres ryu définissent hitoemi comme une position, alors aucune comparaison n’est possible avec l’Aikido, car hitoemi est au contraire pour l’Aikido le temps éphémère d’un mouvement, et ces deux points de vue sont inconciliables par nature. Il est de la nature de ce qui est arrêté d’être arrêté, et de ce qui est en mouvement d’être en mouvement.
Léo - En hitoemi tes hanches vont sur la ligne, et donc tu occupes la plus petite surface possible. Ce qui est un point important dans beaucoup de mouvements aux armes. Je ne travaille d’ailleurs quasiment jamais en shizentai qui est très dangereux dans ce contexte, et réservé aux plus grands maîtres.
Philippe - J’en conclus qu’il est donc réservé aux plus grands maîtres d’être en désaccord avec O Sensei, et accessoirement avec l’univers, en ne respectant pas hanmi.
Quant à considérer hitoemi comme une position arrêtée (pardon pour ce pléonasme, mais j’enfonce le clou jusqu’à user le marteau), quant à se mettre en "garde hitoemi" avec un sabre ou avec une lance, cela revient à verrouiller le genou par une ouverture du pied avant trop importante, ce verrouillage du genou bloque les hanches et empêche toute mobilité du bassin, et donc toute rotation du corps.
Les élèves du Yoshinkan qui arrivaient à Iwama étaient incapables de pratiquer les armes, il fallait au préalable qu’ils se défassent de cette "garde hitoemi" à laquelle ils avaient été dressés par maître Shioda. J’ai pratiqué avec l’un d’eux à Iwama, il était quatrième dan Yoshinkan, et il ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait pas à bouger avec son sabre.
Hanmi est la seule garde de l’Aikido, et la clef du mouvement Aiki.
Guillaume - C’est intéressant car en Daito-ryu, au contraire de l’Aikido et son hanmi spécifique, on pratique énormément en shizentai et la garde en hanmi est découragée. Pourtant, les techniques d’Aikido viennent du Daito-ryu et on peut s’interroger sur la raison pour laquelle O Sensei a effectué ce changement de garde. Ellis Amdur attribue le hanmi de Ueshiba à son expérience du Jukendo.
Philippe - Je pense, comme Ellis Amdur, que l’expérience de maître Ueshiba au Jukendo et à la lance l’a naturellement habitué à l’usage de la position hanmi, et l’a incité à comparer celle-ci à la position shizentai dans les techniques apprises de maître Takeda.
Dans la comparaison qu’il a ainsi mise en place, lui est apparue une qualité extraordinaire de hanmi qui l’a conduit à abandonner complètement la garde shizentai du Daito-ryu pour adopter définitivement la garde hanmi, en n’hésitant pas pour cela à rompre avec l’art de son maître.
Ce changement de garde a fondé l’Aikido. Sans cette rupture avec l’enseignement de Sokaku Takeda, l’Aikido n’aurait jamais été qu’une forme avancée de Daito-ryu, et Olivier Gaurin aurait raison d’aller chercher l’origine de l’Aikido dans cette école.
Alors oui "on peut s’interroger", comme tu le dis Guillaume, sur la raison qui a mené O Sensei à changer ainsi de garde. Je dirais même qu’on doit s’interroger, que c’est le cœur du débat, et que la réponse à cette question est la clef de ce qui sépare l’Aikido du Daito-ryu.
Je répète donc ici, au risque de lasser mais en essayant de peser mes mots, que la raison profonde qui a amené Morihei Ueshiba à remplacer la garde shizentai du Daito-ryu par la garde hanmi, est en rapport avec une qualité très remarquable de hanmi quant au déplacement : la garde hanmi permet de se déplacer instantanément dans les six directions possibles vers l’avant du corps, c’est la raison pour laquelle hanmi porte également le nom de roppo (qui veut dire six directions). La garde shizentai ne permet pas cela. Seule la garde hanmi permet d’obtenir six possibilités de déplacement immédiates et sécurisées lors de l’attaque simultanée de quatre adversaires. Seule la garde hanmi permet de lancer le corps dans la rotation idéale d’une toupie (tai no henka), selon le principe irimi-tenkan de l’Aiki, en empruntant n’importe laquelle des six directions en un éclair, et sans risque d’être touché.
Petit test : combien de professeurs aujourd’hui sont capables de se mettre en position hanmi et de démontrer clairement les six déplacements possibles à partir de cette position dans le contexte d’une attaque de groupe ?
Bien peu j’en ai peur, or tant que l’on ne comprend pas concrètement comment il est possible de se déplacer dans les six directions sécurisées à partir de la position hanmi, on ne peut comprendre l’exigence d’O Sensei de toujours adopter cette position avant l’action, et de toujours revenir à elle une fois l’action accomplie.
Cette exigence apparaît à plusieurs reprises dans le livre d’O Sensei "Budo". Et pour ma part, je garderai toujours à l’esprit l’image de maître Saito sur sa mobylette, un jour qu’il partait faire une course à Iwama : en passant devant le champ où nous nous entraînions librement, il cria à notre intention avec un sourire "Hanmi, hanmi… hanmi !", comme pour dire "ne perdez pas de vue l’essentiel".
Léo - Moi j’utilise beaucoup hanmi. Par rapport à ça je pense qu’il faut être clair sur ses choix techniques, comprendre que ce sont uniquement des choix, et donc que ton choix n’invalide pas celui d’un autre. Si la position hanmi est pour moi très importante à partir du moment où il y a une notion d’armes, elle en a beaucoup moins si on est à mains nues. Effectivement, à partir du moment où on considère que l’Aikido peut être pratiqué sans les armes, pourquoi se mettre en hanmi ? Si on ne fait pas de travail d’armes, pour moi ce n’est absolument pas une nécessité, et quelqu’un qui ne fait pas de travail d’armes parce que ça ne l’intéresse pas peut arriver au plus haut niveau de l’Aikido et n’a pas besoin d’utiliser la position hanmi à mon sens.
Philippe - A trop vouloir être consensuel, c’est le bon sens qu’on assassine : je pense que la Terre est ronde, mais d’autres personnes pensent que la Terre est plate, "mon choix n’invalide pas celui d’un autre". Sottise, la forme plate ou ronde de la Terre n’est pas le résultat d’un choix, c’est l’effet d’une réalité. La science physique, qui est la connaissance de cette réalité, n’a que faire des opinions des uns et des autres.
"Pourquoi se mettre en hanmi ?" Parce que si hanmi est l’origine du mouvement d’Aikido, c’est l’effet d’une nécessité liée à la biomécanique humaine, tout comme la forme de la Terre est une nécessité liée aux lois qui ont formé l’univers.
Hanmi n’est pas l’effet d’un choix humain Léo, ni le tien, ni le mien, ni même celui d’O Sensei. Hanmi est en rapport avec un principe qui traverse toute la physique et que l’on appelle le principe de moindre action, qui fait qu’aucune action naturelle ne peut être abrégée, comme l’avait vu très tôt un autre Léo que toi, Léonard de Vinci. Et bien la nature ne choisit pas d’appliquer ce principe de manière sélective aux étoiles et de ne pas l’appliquer aux salades. Le principe s’applique universellement à toute forme d’existence, c’est cela un principe, c’est un lien fondamental commun à tous les êtres d’un ensemble, et autour duquel ils sont organisés (l’ADN pour toutes les cellules vivantes si tu veux), le principe relie entre eux tous les éléments de l’ensemble en question, sans exception.
Tu penses à l’inverse de cela que hanmi n’a pas un caractère essentiel, tu affirmes sans rire que l’on peut "arriver au plus haut niveau de l’Aikido sans utiliser la position hanmi". Permets-moi tout même de rappeler qu’O Sensei a enseigné exactement le contraire de ce que tu dis là. Il a écrit textuellement que toute technique d’Aikido doit commencer et finir par la position hanmi.
Il ne s’agit pas là d’une opinion ou d’une croyance, il s’agit d’une réalité de la nature, vérifiable, mesurable : hanmi est la condition nécessaire d’activation du principe de moindre action pour le déplacement d’un homme sur le sol de notre planète.
O Sensei a vu cette réalité, que n’a pas vue Takeda, et il a organisé l’ensemble des techniques d’Aikido - avec ou sans armes - à partir de hanmi, parce qu’il n’était pas libre de son choix. Comprends-tu Léo le sens de cette expression, toi qui penses que tu es libre de choisir les outils qui conviennent à ton Aikido, comme on fait ses courses à Castorama ?
Notre liberté s’exerce seulement dans les limites que nous impose notre nature. Pour accomplir ce que propose l’Aikido, tu n’es pas libre de ne pas utiliser hanmi au départ de chaque technique. Cela n’est pas le dogme de quelque fanatique intégriste d’Iwama ou d’ailleurs, c’est une réalité, de même que pour vivre tu n’es pas libre de ne pas respirer.
Guillaume - On a l’impression qu’en Aikido il faudrait tout faire aux armes comme à mains nues et vice-versa. Quelle est ta position là-dessus ?
Léo - Maître Tamura a dit une fois une chose avec laquelle je suis tout à fait d’accord. Il expliquait que ce qui doit être commun, ce sont les principes, ce ne sont absolument pas les formes.
Philippe - D’où l’importance de s’entendre sur ces fameux principes par rapport auxquels les formes sont secondes (et je prends bien soin ici de ne pas dire secondaires).
On va me répondre shisei, kokyu, kamae, maai etc. Tout cela est très important je suis bien d’accord, mais ce ne sont pas des principes, ce sont des conditions nécessaires au principe, des conditions nécessaires à une mise en œuvre correcte du principe d’action.
Un principe, encore une fois, c’est autre chose, c’est la cause première de tout ce qui est dans le domaine particulier qui dépend de lui. Il ne peut donc pas y avoir des principes en Aikido, il y a un principe, et puis il y a les conditions de son action.
Le principe de moindre action en Aikido s’appelle irimi-tenkan, c’est la rotation d’un axe vertical autour de lui-même (le Un) qui fait naître le jeu complémentaire des opposés (le Deux). En Aikido, l’apparition des opposés est manifestée physiquement par les deux hanches en rotation complémentaire autour de la colonne vertébrale, l’une en sens inverse de l’autre, toujours. Cette danse du yin (tenkan en Aikido) et du yang (irimi en Aikido) est l’origine du mouvement. Tout le reste, toutes les formes techniques en découlent, et que ces formes soient avec ou sans armes est indifférent, elles seront nécessairement en conformité, pourvu qu’elles soient authentiquement issues du principe d’action unique, et du déplacement qui en est la première manifestation.
Il se trouve, pour des contraintes naturelles d’ordre physique et géométrique, que la première condition de la mise en œuvre du principe de moindre action du corps humain est hanmi, c’est pourquoi hanmi est la forme spécifique de kamae de l’Aikido.
Guillaume - Est-ce que le nagare est présent dès le départ dans ton enseignement?
Léo - Oui. Pour moi c’est présent dès le départ car je ne suis pas vraiment un adepte du travail arrêté. On parlait des armes tout à l’heure. Bien que l’Aïkido ne vienne effectivement pas des armes à la base, aujourd’hui l’Aikido que je fais moi, est fortement inspiré par les armes. Comme dans d’autres écoles, le fait de leur donner une importance beaucoup plus grande qu’elles n’en avaient dans l’Aikido originel est une évolution.
Philippe - Pour comprendre l’"évolution" dont tu réclames ici la paternité, j’aurais besoin qu’on m’explique le concept d’"Aikido originel" par rapport auquel elle est censée apparaître.
Sur toutes les photos d’O Sensei, sur tous les films qu’on ait de lui, aussi loin qu’on puisse remonter dans le temps, il a un sabre, une lance, un bâton ou une baïonnette à la main. Ceci ne veut pas dire que l’Aikido vienne des armes – question oiseuse et stérile, issue d’un faux problème - mais ceci veut dire à tout le moins que les armes sont présentes au même titre que le taijutsu dans la pratique du Fondateur, et cela à toutes les époques de sa vie.
La présence des armes est donc incontestable, aussi bien dans les limbes de l’Aikido des années 1920, quand O Sensei a adopté définitivement la garde hanmi, que pendant la période plus lointaine encore de formation de sa jeunesse.
Qu’O Sensei ait intensifié sa pratique des armes à Iwama, entre 1942 et la fin des années 1960, ne doit pas occulter le fait que les armes étaient omniprésentes dans cet "Aikido originel" que tu évoques. Et jamais maître Saito n’a revendiqué une originalité quelconque pour les techniques d’aiki-ken et d’aiki-jo de sa méthode, dont il disait qu’elles étaient seulement l’enseignement d’O Sensei. Il ne faut pas confondre en effet la méthode créée par Saito, avec les techniques que cette méthode organise, et qui sont celles de Morihei Ueshiba.
Par prudence donc, sinon par humilité Léo, il serait peut-être avisé de se contenter de l’Aikido découvert par O Sensei, plutôt que d’échafauder une glose personnelle à partir d’éléments dépareillés et fragmentaires d’une recherche que le Fondateur a déjà menée à son terme de la plus brillante manière.
L’Aikido est abouti, ce n’est pas l’Aikido qui peut évoluer, ce sont les hommes qui le pratiquent. Ni la jeunesse ni la vieillesse ne sont "au service de l’évolution de l’Aikido", mais l’Aikido est au service de l’évolution des hommes, pour peu qu’ils veuillent bien travailler.
Attention donc de ne pas faire évoluer un art qui est parvenu à maturité longtemps avant ta naissance, car la seule évolution possible pour un fruit mûr c’est la pourriture.
Comme disaient Clémenceau, Pierre Dac et Coluche ensuite, plus on pédale moins vite et moins on avance davantage, je ne peux pas m’empêcher d’ajouter après eux : surtout si on pédale à côté du vélo.
On ne s’ennuie pas à bavarder avec vous mes amis, mais les meilleures choses ont une fin, les pires aussi par bonheur, et si mes propos ont déplu j’en demande pardon et je les range dans mon sac. Il faut savoir quitter la table et retourner à son confinement.
Merci Guillaume, merci Léo pour la discussion autour du poêle.
En quittant le troquet je songe au tourbillon de la vie, tourbillon malicieux du yin et du yang, qui fait qu’un visage séduisant puisse dissimuler une imposture, et qu’à l’inverse la sincérité se cache parfois sous un vilain masque. Dorian Gray n’est pas loin, "je est un autre", les êtres ne sont pas ce qu’ils laissent paraître. Lever le voile, ouvrir la porte défendue, c’est tenter le diable, mais ne pensez-vous pas que le jeu en vaille la chandelle ?
Bien à vous
Philippe Voarino, le 31 octobre 2020