Réponse à Camille

Camille (Question posée à la parution de l’article "Kawaii Aikido") :

Pourtant, Ueshiba a vécu à une époque où les caméras vidéos existaient déjà, et les images montrent des choses très similaires... Pour ma part je trouve que ce n'est pas le nom qu'il importerait de changer, mais ses prétentions martiales. C'est plus une forme de gymnastique et de "développement personnel", voire une religion suivant le degré de pratique... Par contre, le vendre aux gens comme un moyen de se défendre ça m'apparaît comme assez problématique à une époque où la violence et l'agression deviennent des dangers réels et palpables pour tout un chacun...

Bonjour Camille,

J’ai reçu de votre part ce commentaire à l’article Kawaï Aikido. Pour une raison qui m’échappe il n’est pas resté sur le site YouTube. Or j’ai trouvé votre réflexion intéressante par plus d’un aspect, et notamment parce qu’elle pointait sur une cause majeure de l’incompréhension générale relative à l’Aikido : son absence de définition. Pour y répondre tout en donnant suffisamment de place au volume de cette réponse, j’ai décidé de vous l’écrire via cet éditorial sur le site TAI, en espérant par la même occasion apporter des éléments de réflexion à d’autres lecteurs.

Il se trouve que j’ai récemment écouté une interview de Stéphane Benedetti, avec toute l’attention et tout l’intérêt que l’on peut avoir pour un vieux copain perdu de vue. A la première question de cet exercice, "C’est quoi l’Aikido ?", Stéphane a répondu dans un sourire "Je ne sais pas". Son anarcho-libertarisme n’ayant d’égal que son talent pour la cuisson des sardines, je ne néglige pas la part de provocation qu’il peut y avoir dans cette réponse. Mais il s’y trouve aussi la sagesse d’un homme qui use les tatamis d’Aikido depuis plus de 50 ans, car dès qu’on nomme quelque chose on le manque, toute définition est réductrice, et l’Aikido est vaste.

Je pense toutefois que la prudence à laquelle conduit une longue pratique n’empêche pas de livrer certaines pistes, avec humilité s’entend. Car il y a beaucoup de confusion et d’erreurs d’interprétation autour de l’Aikido. Je vais essayer de dégager ces pistes pour vous, Camille.

Une remarque toutefois avant de commencer. 

Vous me reprochez de "vendre (l’Aikido) comme un moyen de défense". Le mot est peu agréable, mercantile. Vous auriez pu écrire "proposer comme un moyen de défense", mais vous avez utilisé "vendre". La qualité générale de votre rédaction montrant suffisamment que vous n’ignorez pas le sens des mots et que vous ne les choisissez pas au hasard, vous m’obligez à évoquer ce qu’il serait ridicule de mettre en avant sans raison, mais qui mérite d’être rappelé dans ce contexte.

J’aimerais en effet qu’il soit clairement compris que rien n’est à vendre sur le site TAI. Ce site est entièrement gratuit depuis sa création il y a 20 ans. Il ne bénéficie d’aucune subvention, refuse les publicités et ne reçoit donc pas de financement de ce type, pas même de YouTube. Tous les collaborateurs du site sont 100 % bénévoles, à commencer par le webmaster et par moi-même. Récemment le livre de Pierre Chassang a été mis en vente, mais à son prix coûtant, pour l’intérêt qu’il revêt et pour la mémoire de Pierre. L’activité du site TAI n’est en rien lucrative, et s’il y a une catégorie "Membre", c’est seulement une manière de remercier tous les lecteurs qui supportent le site en acceptant de recevoir la newsletter. L’abonnement n’est pas payant et peut être résilié à tout moment.

Ceci pour dire que je ne "vends" pas l’Aikido sur le site TAI, Camille, je m’emploie seulement à mieux le faire connaître, parce que je me trouve dans une position et dans un moment de ma vie où il n’est pas totalement incongru de le faire.

Vous trouvez "problématique" cette présentation de l’Aikido comme un "moyen de se défendre" au moment où "la violence et l'agression deviennent des dangers réels". J’ai beaucoup tourné autour de cette phrase pour en dégager le sens, parce qu’elle est ambivalente. Pour bien saisir ce que j’entends là imaginez que j’affirme, par hypothèse gratuite et à seule fin d’exemple, que vous êtes " sensible à la violence". Et bien je peux vouloir dire par là deux choses très différentes. La première c’est que la violence vous bouleverse, qu’elle vous affecte. La deuxième c’est que la violence vous séduit, qu’elle vous attire. Il y a une ambiguïté de cette nature dans votre critique, et deux interprétations possibles donc. 

La première, tout à fait classique, serait qu’on trompe les gens en accordant des "prétentions martiales" à ce qui n’est au fond qu’une "forme de gymnastique" visant seulement un "développement personnel", pour reprendre vos formulations. Permettez-moi de laisser de côté l’évocation que vous faites de la religion, car cela nous mènerait trop loin dans la discussion.

Je dirai, pour répondre à ce premier sens de votre critique, que vous avez parfaitement raison de considérer la pratique généralement connue sous le nom d'Aikido comme une forme de gymnastique. Parce que tout ce que vous voyez, toutes les formes enseignées sous le nom d'ikkyo, de kote gaeshi, de shiho nage, d’irimi nage, tous les kumitachi, tous les kumijo, etc. sont effectivement une gymnastique. Il s'agit en vérité de la gymnastique préparatoire à l'Aikido, une sorte de vaste échauffement dans le temps avant d’entrer dans le vif du sujet. Cet échauffement peut durer 20 ans, parfois davantage, mais l’accès à l’Aikido qu’il est censé permettre n’est pas automatique. Et dans la majorité des cas le pratiquant ne franchit jamais la porte étroite qui mène au Takemusu du Fondateur, il s’arrête pour toujours au stade de la préparation, convaincu pourtant, au moment de raccrocher son kimono, qu’il a consacré sa vie à l’Aikido. C’est ainsi, rien de démocratique dans tout ça, de l’élitisme peut-être comme on dit aujourd’hui, je n’ai pas d’avis, je constate.

L’erreur d’interprétation que vous commettez n'est donc pas de prendre cette gymnastique préparatoire pour une gymnastique, puisqu'elle est bien cela, et bravo de l’avoir vu, mais de donner foi à la confusion classique qui prend les vessies pour des lanternes et cette gymnastique pour de l'Aikido, ce qu'elle n'est pas ou pas encore. 

L’argument qui vous permet, pensez-vous, d’aller dans ce sens, c’est que "les images (d’Ueshiba) nous montrent des choses très similaires" à ce qui se fait aujourd’hui. Mais vu de loin, Camille, un âne est aussi très similaire à un cheval. Et quand bien même votre argument pourrait-il être retenu, je vous rappelle celui qu’avait utilisé O Sensei pour refuser dans un premier temps de démontrer l’Aikido devant la famille impériale : " Je ne peux pas montrer un mensonge à l’Empereur". Hiro-Hito avait alors dit "Qu’il me montre tout de même le mensonge !" et la démonstration eut lieu (Gozo Shioda qui fut uke pour l’occasion traversa un coma d’épuisement dans les 24 heures qui suivirent). L’Aikido est tel qu’il est impossible de le montrer, le Fondateur lui-même ne pouvait donc montrer qu’un mensonge, c’est à dire la version la plus parfaite possible de la gymnastique de l’Aikido, similaire en ce sens à ce qui se fait de pire aujourd’hui en la matière. De ce point de vue vous n’avez pas tort, car il y a au fond peu de différence entre un cheval et un âne.

De pauvre facture ou à son meilleur niveau, une gymnastique n’a cependant que l’intérêt d’une gymnastique, l’Aikido est au-delà. Comment parler alors de ce qui ne peut pas être visualisé ? Acceptez s’il vous plaît de prendre ma main un instant sur le chemin où je vous propose d’avancer depuis longtemps, sur ce site ou ailleurs. Nous aurons peut-être ainsi une chance de répondre au deuxième sens de votre critique qui est à mon sens le plus profond des deux.

Tous autant que nous sommes sur cette planète, de l’esprit le plus simple au plus génial de nos penseurs, nous ignorons le sens de notre naissance, nous ignorons celui de notre mort, et entre ces deux extrémités nous ignorons le sens de l’être, et donc de ce que nous sommes. Tous les efforts de la pensée n’y ont rien changé depuis 5000 ans, et les religions sont nées de cette lacune immense. Dans la grande précarité de notre connaissance, aggravée encore par l’ignorance des causes (s’il y en a) du monde qui nous entoure, existe-t-il un moyen d’être-au-monde qui soit autre qu’hasardeux ou aléatoire ?

Au cours d’époques anciennes, les traditions de l’humanité furent en mesure d’apporter certaines lumières quant à l’attitude qu’un homme devait adopter dans son rapport au monde. Mais les traditions se sont affaiblies au fil des siècles, et ont disparu définitivement avec la modernité. Toutefois ce qui faisait le fond de ces connaissances n’a pas disparu avec elles, car il s’agit là tout bonnement de la nature même de l’être et des lois subtiles qui l’organisent.

L’entreprise colossale de Maître Ueshiba ne fut pas de mettre au point quelques techniques martiales astucieuses capables de jeter les gens par terre ou de les assommer avec un bokken, son génie fut de retrouver l’un des fils perdus de la tradition. Or si un bout du fil fait dévider l’écheveau, le même bout permet de le reconstituer. A force de travail, le Fondateur de l’Aikido a ainsi ramené à la lumière un pan de la sagesse disparue de l’Orient. C’est en ce sens qu’il n’a pas inventé l’Aikido, il l’a mis au jour. 

Il se trouve, Camille, que ce fragment oublié de la tradition appartenait au domaine de l’art de la guerre. Il existait d’autres fragments sans doute, mais pour certaines raisons liées à la particularité de sa vie Ueshiba eut accès à celui-là : les lois subtiles de l’être-au-monde et de l’harmonie des sphères se révélèrent à lui dans la rigueur de la logique et de la raison martiales.

Il faut maintenant comprendre ceci : les lois physiques qui décident du déplacement optimal d’un guerrier sur un champ de bataille ne diffèrent en rien des lois qui organisent la croissance d’une fleur de tournesol, dirigent la rotation des planètes et le mouvement des galaxies. Toutes ces choses sont dans un rapport de nature homothétique. Etudier les unes et s’y conformer c’est comprendre les autres, car le principe en est commun.

L’étude de l’Aikido est l’étude de ces lois appliquées aux mouvements d’un guerrier, lois qui sont invisibles encore dans la gymnastique préparatoire à l’Aikido. Ces lois ont été mises en évidence dans un contexte martial, c’est-à-dire dans un contexte où deux paramètres sont fondamentaux, et fondamentaux ensemble : l’efficacité et la sécurité. Ueshiba n’a rien inventé, mais il a retrouvé la raison supérieure des mouvements d’Aikido dans la relation permanente qui unit ces deux paramètres, qu’il a utilisés comme une boussole.

Je vous ai mené jusque à ce point, Camille, pour vous faire comprendre que serait artificielle toute conception de l’Aikido qui supposerait l’extraction des deux notions fondamentales de sécurité et d’efficacité, dans la mesure où celles-ci sont constitutives d’un art qui n’aurait pas existé sans elles. L’Aikido naît de l’union martiale de l’efficacité et de la sécurité, comme l’enfant naît de l’union des chromosomes.  

J’en arrive ainsi à ce deuxième sens de votre critique, qui m’intéresse davantage que le premier. 

Votre commentaire laisse penser que vous n’aimez pas la violence, peut-être même travaillez-vous à la prévenir, ou à prendre en charge ses conséquences. Et l’idée qui vous guide, corrigez-moi si je me trompe, c’est qu’en présentant l’Aikido comme "un moyen de se défendre", on ne fait - œil pour œil, dent pour dent - que rajouter dangereusement de la violence à un monde déjà beaucoup trop violent. 

Par une telle perception vous manquez ce qui fait la nature de l’Aikido, et qui le situe en dehors du champ de cette violence-. Ne se trouvent en effet dans l’Aikido ni la manifestation d’une violence, ni la manifestation d’une non-violence, mais seulement un équilibre de forces contraires. 

Bien sûr il est possible de combattre avec l’Aikido, mais il est possible tout autant d’éviter grâce à lui le combat. Ce sont là des choix secondaires, comme sont secondaires les éventuelles possibilités de "développement personnel", ou encore de "religion". Et je ne situe aucunement mon propos dans la perspective de ces effets ou de ces modalités d’application de l’Aikido. Je vous mets d’ailleurs au défi de trouver dans l’un quelconque des 600 articles que j’ai écrits sur le site TAI, l’idée que l’Aikido soit une méthode de défense personnelle, "la défense du faible contre l’agresseur" comme Moshé Feldenkrais l’écrivait autrefois du Jiu-jitsu. 

Quel est le propos ? me direz-vous peut-être alors. 

Et bien je m’intéresse à ce qui constitue l'Aikido en tant qu'art, à ce qui a mis cet art au monde, à ce qui l'a rendu possible et qui constitue son "essence" si l'on veut parler ontologie. Car l’Aikido n’a pas de "prétention martiale" Camille, il a une ontologie martiale, ce qui est bien différent, il est né de l'art de la guerre comme je l’ai rappelé. Et c’est pourquoi aucune manifestation de l’Aikido n’est possible sans respect de la logique martiale qui présida à sa genèse. De même qu’on ne peut concevoir la musique en mettant de côté le rythme qui en est l’élément fondateur.

Me voilà parvenu au bout de ma réponse, pour finalement ne pas vous donner une définition de l’Aikido, tout comme Stéphane Benedetti dans son interview. Sa vérité était brutale, je vous ai amené la mienne avec plus de ménagement mais elle n’est pas différente sur le fond, j’ai seulement pris un détour pour arriver au même point. Si ce détour a permis de dégager un tant soit peu à votre vue le paysage autour de l’Aikido, je n’aurai pas perdu mon temps. 

Acceptez s’il vous plaît comme un clin d’œil la référence à Camille Claudel et à cette sculpture d’elle en vignette.

Merci pour votre intérêt.
Philippe Voarino