On commence l’Aikido pour différentes raisons. Un tel veut simplement devenir fort, un autre rêve de paix et d’harmonie universelle, un troisième vit dans le mythe transmis par l’histoire des samouraïs. Le hasard met aussi parfois un dojo près de chez soi.
Mais les raisons pour lesquelles on commence sont des raisons secondaires, des explications de surface, l’écume des choses. Ce ne sont pas les raisons pour lesquelles on persévère, et elles n’ont que l’intérêt des anecdotes. Pourquoi en vérité un homme des temps modernes, qui reçoit de son époque des sollicitations innombrables, décide-t-il de consacrer son énergie, son temps, sa vie, à l’étude de ce qui n’est à première vue qu’un art martial japonais quelque peu désuet ?
Cette question ne doit pas être traitée de l’extérieur, car c’est dans l’art lui-même qu’elle trouve sa réponse. Ce n’est en effet qu’à partir du niveau de compréhension auquel on parvient de cet art, après avoir accepté d’emprunter le chemin sinueux de son étude, que se dessine, par touches successives, la raison profonde, la raison véritable de la pratique. En d’autres termes, il n’est possible de savoir pourquoi on se met en chemin qu’une fois parcourue la plus grande partie de celui-ci.
Cette particularité pose tout de même un problème à qui veut bien réfléchir : si je ne peux comprendre pourquoi je pratique qu’après être parvenu à un niveau avancé de la pratique, qu’est-ce donc qui a motivé mes débuts et mes années d’initiation ? Par quel mystère ai-je commencé et continué, sans raison explicable, une activité à laquelle je n’avais aucun moyen de comprendre quoi que ce soit ? Au nom de quoi le débutant enthousiaste que j’étais a-t-il accepté de demeurer si longtemps, et sans véritable espoir, sur son appétit de connaissance ?
C’est dans cette circonstance me semble-t-il que les paroles d’O Sensei prennent tout leur sens : « Il faut absolument faire confiance à la divinité. » Je n’ai pas en effet d’autre réponse que l’acte de foi à apporter au paradoxe qui précède. Or l’acte de foi est irrationnel, et s’il est exact qu’il se trouve à l’origine de la pratique il est normal alors qu’on ne sache expliquer pendant longtemps pourquoi l’on fait de l’Aikido. Cependant, si la foi – irrationnelle par définition – en cette discipline pousse à en entreprendre l’étude, de l’étude naît en revanche une compréhension – rationnelle par définition – des raisons profondes qui ont mené à elle.
Cette alchimie est remarquable, mais les raisons en question ne sont pas communicables à celui qui n’a pas effectué lui-même le parcours. Non pas qu’il y ait un secret qui soit jalousement gardé. Il n’y a pas de secret. Mais il y a une condition, c’est que pour recevoir le moyen de comprendre il faut accepter de faire le chemin. Celui qui n’a pas fait le chemin peut bien-sûr recevoir des mots, mais il ne peut pas les entendre. Les mots ne deviennent porteurs de sens qu’au moment où l’adepte pénètre le cœur du royaume, ils n’éveillent autrement que des concepts intellectuels stériles. C’est pour cela qu’on ne peut jamais expliquer ce qu’est l’Aikido à quelqu’un qui ne le pratique pas. Et c’est pour la même raison qu’on ne peut comprendre véritablement pourquoi l’on fait de l’Aikido avant que ne soit écoulée la trentaine d’année nécessaire à faire sortir le diamant de sa gangue.
Les années ont passé, années de travail et de recherche, mais si je sais aujourd’hui pourquoi je fais de l’Aikido, à quoi bon le dire ? Ceux qui n’ont pas emprunté, ou pas encore accompli, le chemin ne peuvent entendre mes propos, et ceux qui l’ont accompli connaissent déjà intimement le paysage que peindrait si mal le pauvre vocabulaire dont je dispose. Le Tao enseigne que la voie qui peut être énoncée n’est pas la voie. C’est grande sagesse, les vraies réponses aux questions importantes sur notre existence exigent travail et sueur, elles demandent du temps aussi. Isis ne laisse pas tomber son voile pour le prix de quelques belles phrases. Celui qui veut savoir doit avant tout savoir qu’il est l’artisan de son propre savoir, et ne rien attendre de l’extérieur. It’s up to you disent les Anglais. On peut bien-sûr se rendre à Compostelle en avion, mais l’initiation ne se pioche pas comme dans un livre les recettes de cuisine, et le champ d’étoiles reste inaccessible à qui se contente de moyens faciles. Il n’existe pas de raccourci commode à la connaissance. Seul le travail que l’on effectue sur soi-même a une chance d’apporter réponse à la question que pose Aikido Journal.
Philippe Voarino, 21 juillet 2011, anniversaire de la lune.