Si un équilibre des forces s’était un jour produit, ne serait-ce qu’une seule fois, il durerait : il n’a par conséquent jamais eu lieu.
Nietzsche n’envisageait pas que fût possible un néant initial de l’univers, préalable au commencement. A la création ex nihilo, il oppose le retour éternel des cycles de l’univers, car l’éternité, si elle est, est par définition de toute éternité, elle ne peut pas avoir commencé un jour.
Nulle part en effet, dans l’état actuel de l’univers, n’existe un commencement absolu des choses. Le jour se lève et la nuit tombe, mais l’un ne va pas sans l’autre, l’aurore naît de l’obscurité, et la nuit est fille du crépuscule. La fin d’un cycle est le commencement du suivant, toujours.
Que l’univers soit né de rien, d’un néant tellement parfait que l’idée même de néant n’y pourrait pas tenir, n’est pas pensable pour un habitant du cosmos où rien ne se perd, où rien ne se crée, où tout se transforme au rythme des noces éternelles des contraires, où tout équilibre naît de la complémentarité de forces opposées.
Tout passe et rien ne demeure disait Héraclite, panta rei, la matière universelle s’écoule dans le fleuve de l’impermanence. A l’échelle de l’univers la plus dure des pierres n’existe pas même une seconde. Tout passe, à l’exception d’une chose cependant : le changement. La seule réalité inaltérable, incorruptible, c’est le courant des transformations lui-même, qui remanie la matière inlassablement, autour du principe de conservation de l’énergie. Que l’énergie ne puisse se perdre indique que le devenir est éternel, et si le devenir est éternel, alors l’activité de la force qui l’engendre dans une durée infinie est elle aussi éternelle. En revanche, les formes fugaces dans lesquelles la matière est modelée sont rythmées par la succession des naissances et des morts. La pérennité de l’être ne peut donc pas se trouver dans ces objets éphémères.
Penser que l’on puisse atteindre l’essence des choses diverses, comme s’il existait un être individuel stable, un cœur ultime de la chose en soi, revient à penser qu’il est possible de suspendre l’enchaînement du passé du présent et de l’avenir, et d’isoler le temps dans l’un de ses moments. L’être ne peut pas davantage être isolé dans l’une des formes de la matière que le temps ne peut l’être dans l’un de ses moments. La seule réalité inaltérable, inamissible, à laquelle l’homme ait accès, est celle du mouvement qu’opèrent les choses périssables dans leur changement, dans leur transformation permanente, dans leur passage fugitif, et dans le retour éternel des conditions qui les créent.
A l’aube des temps modernes, Montaigne avait parfaitement conscience que le devenir est l’unique rapport que l’homme entretienne avec le monde extérieur :
Le monde n'est qu'une branloire pérenne : toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte (…) Je ne puis assurer mon objet : il va trouble et chancelant, d'une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l'instant que je m'amuse à lui. Je ne peins pas l'être, je peins le passage.
- Essais Livre III
C’est seulement par la suite que s’est installée sur ce point une ligne de clivage entre la pensée occidentale à la recherche d’un être caché au fond des choses, et la pensée orientale qui n’a jamais imaginé pouvoir saisir l’être autrement que dans le mouvement ordonné et incessant suivant lequel se déploie la manifestation : l’ouvrage qui fonde la pensée de l’Extrême Orient porte le nom de « Livre des transformations », Yi King, parce qu’il propose précisément de chercher la Voie, le sens de l’être, dans le principe qui anime la matière au cours du renouvellement perpétuel des générations de l’univers . Et c’est bien dans ce sens qu’O Sensei donne sa définition de l’Aikido :
Le principe de la lignée unique des dix mille générations de l’univers.
- Takemusu Aiki vol.I p 139.
En Aikido, il n’importe pas en effet d’apprendre et de connaître une technique comme si c’était une chose en soi. La réalité individuelle d’ikkyo, de shiho nage, ou de n’importe quel autre mouvement est bien peu de chose en vérité. Ce n’est qu’une forme éphémère, un moment fugitif où l’être ne révèle de lui-même que sa nature labile, sa disposition à disparaître sitôt advenu, fuyant sans cesse nos mains qui voudraient le saisir. Et c’est pour cette raison essentielle que le fondateur de l’Aikido ne voulut jamais donner aucun nom aux techniques de son art.
Qu’après maître Ueshiba on ait cru nécessaire d’affubler la forme technique d’un nom, ne lui confère aucune réalité particulière, aucun supplément d’être. Nommer les techniques facilite peut-être le travail d’un jury d’examen, mais donne aussi à l’étudiant l’illusion qu’il existe une vérité sous-jacente à ce découpage artificiel. Or il n’y en a pas, nommer une technique la fige dans un état où elle n’existe jamais en réalité, l’arrête dans un moment qu’elle a déjà traversé, l’arrache des flots du devenir pour la poser sur la rive du monde comme un poisson hors de l’eau.
Considérer individuellement chacune des formes techniques versatiles de l’Aikido, c’est faire abstraction du mouvement permanent qui structure et unit ces formes dans leurs mille métamorphoses Les modifications qui affectent leur apparence apparaissent alors comme l’expression d’un incompréhensible chaos.
Les techniques de l’Aikido sont, au même titre que toutes les innombrables formes d’existence, une des modalités de l’être : elles existent à l’état latent, inexprimées encore, puis elles naissent, s’épanouissent, et meurent en donnant naissance à d’autres techniques. Ce processus de production s’accomplit selon un ordre intelligible qui est la manifestation de l’esprit du monde, et à quoi maître Ueshiba donnait le nom de Takemusu.
Les formes extérieures dont l’être se pare à nos yeux, tel un caméléon, et que l’indigence du langage nous fait appeler réalité, ne sont qu’avatars incapables d’exprimer l’être, mais susceptibles en revanche de le dévoiler dans l’enchaînement éternel de ses modifications, parce qu’ils en sont la trace, et qu’ils nous mettent ainsi sur sa piste.
Le fondement de l’être ne se trouve pas plus dans kote gaeshi que dans nikyo, il ne siège pas dans la chose technique elle-même, qui en est seulement le témoignage éphémère : le mystère foncier de l’être transparaît uniquement dans l’activité éternelle de transformation (des formes du corps humain pour ce qui concerne l’Aikido), qui est la voie qu’utilise la force à l’œuvre dans l’univers pour manifester sa puissance exubérante.
L’activité de cette force est éternelle, nous l’avons vu, et donc immuable, c’est pourquoi le principe du mouvement d’Aikido est lui-même invariable, c’est lui le soutien créateur des formes techniques indénombrables de l’art, de la même manière que les fils de chaîne d’un métier à tisser soutiennent et structurent les motifs dessinés par la trame qui voyage à travers eux. Et c’est parce que ce mouvement est invariable que l’on peut dire de lui qu’il est immobile : c’est le changement immobile qui meut le pratiquant d’Aikido.
Ce dernier, parce qu’il appartient au monde des formes n’est évidemment pas immobile, il se déplace au contraire sans cesse, mais son mouvement n’est pas le résultat d’un choix personnel. Tori – s’il veut agir en harmonie avec l’univers – ne peut décider son déplacement, pas davantage que la lune ne décide de tourner autour de la terre : il remet son mouvement, et donc son existence, dans les mains de l’esprit du monde responsable des lois de la transformation. Ces lois ne sont pas nées un jour, elles traversent l’éternité aere perenius, production de l’esprit universel, et il n’y a pas d’Aikido aussi longtemps que l’individu ne s’y abandonne pas corps et âme, dans la confiance du fils envers le père. C’est dans ce sens très précis qu’il faut comprendre l’importance qu’attachait maître Ueshiba à la foi : il ne s’agit pas d’une foi aveugle, irraisonnée, mais d’une foi éclairée au contraire par la connaissance des lois en dehors desquelles l’Aikido ne sera jamais, et pour les siècles des siècles, qu’une gymnastique sans intérêt.
Le savoir authentique ne peut pas être transmis, il doit être à chaque fois redécouvert, c’est la part qui revient à chaque homme dans le domaine où ce dernier choisit de mener sa vie. Ce qui peut être transmis en revanche ce sont les outils dont il a besoin, dans la condition particulière où il se trouve, pour accomplir ce que son destin l’a mis en position d’accomplir. C’est cette boîte à outils que nous a léguée Maître Saito avec sa méthode de travail. Mais encore une fois, aussi précieuse que soit cette méthode dans une telle optique, elle ne peut pas être, et elle ne sera jamais davantage que ce qu’elle est : une propédeutique.
L’objectif que je me suis fixé dans la longue série de dossiers intitulée « Au-delà de la méthode », consiste à montrer, et si possible démontrer, que les prolégomènes de l’art, les études préliminaires, sont encore bien loin de l’art lui-même, et qu’une fois la méthode connue et maîtrisée, il reste un long chemin pour qui n’accepte pas de confondre la fin avec les moyens qu’elle justifie.
Philippe Voarino février 2017