Le confinement m’a privé de contact avec mes camarades d’Aikido, mais sans lui je n’aurais sans doute jamais pendu ces trente kilos de chiffons à la branche d’un gros olivier en bas de chez-moi.

Trente kilos de chiffons qui m’ont appris ceci : si l’on veut qu’un jour s’ouvre la porte étroite, si l’on veut entrer, il faut frapper. Il faut aussi de la persévérance, de l’obstination peut-être. Je frappe donc avec confiance sur ce sac qui est devenu mon maître unique, tous les autres hélas étant morts depuis longtemps.

J’ai déjà raconté cette histoire d’un professeur d’Aikido qui refusait d’admettre qu’O Sensei frappait l’attaquant. Il niait l’évidence des photos, des films et des écrits mêmes d’O Sensei, parce que le concept de frappe était contraire à l’idée qu’il se faisait de l’harmonie. Un monde harmonieux à ses yeux était un monde sans violence. Il ne voyait pas qu’il y a une violence dans l’amour lui-même.

Si par magie on pouvait expurger le monde de toute la violence qui est la sienne, la douceur cesserait par là-même d’exister. Cet univers tient ensemble par le jeu permanent des contraires, c’est par son opposé seulement que chaque chose est au monde, le chaud et le froid, le sec et l’humide, le jour et la nuit. Chacun est nécessaire, il n’y a pas de musique sans silence, pas de lumière sans ombre, pas de bien sans mal, toutes choses sont relatives, l’harmonie est un équilibre de forces complémentaires. Et le mouvement d’Aikido repose, comme tout ce qui existe, sur ce fragile équilibre. Se tenir sur le pont flottant du Ciel dont parle O Sensei, c’est vivre au-dessus d’un gouffre, celui de la matière instable, c’est maintenir un moment en équilibre le rapport qui unit les opposés, au cœur d’un univers dont la seule dimension véritablement inaltérable est la transformation permanente et implacable d’un tel rapport.

Il faut longtemps pour parvenir à visualiser les six directions de déplacement possibles à partir de la position hanmi (roppo), mais cela reste une vue de l’esprit tant qu’elle n’est pas mise en œuvre de manière effective. Sans le corps en effet, l’esprit n’est pas davantage que n’est le corps sans l’esprit, et le corps pour comprendre a besoin de l’action.

Sans cesse réfléchissez selon votre corps. – Go rin no sho

Il faut méditer cet enseignement, il faut faire confiance au corps, c’est un bon maître, et il se trouve que le corps a besoin d’une forme de violence pour emprunter avec la justesse qui convient les six chemins que lui indique l’esprit. C’est la violence qu’il y a dans la frappe qui permet au corps de trouver la distance convenable, le geste correct, le mouvement idéal, et d’une certaine manière le juste moment : c’est un simple sac de frappe qui m’a appris à me tenir correctement sur le pont flottant du Ciel.

Voilà comment.

En position hidari hanmi, en tai jutsu, les mains sont basses, c’est la fameuse garde sans garde de l’Aikido. Quand la rotation du corps démarre vers n’importe laquelle des six directions, et qu’on obéit à la force centrifuge sans essayer de la contrarier, les deux mains ne peuvent agir qu’en diagonale du bas vers le haut. C’est une conséquence de la cinématique classique et de la deuxième loi du mouvement de Newton.

La main qui frappe en premier le premier des adversaires, que ce soit la droite ou la gauche, le frappe donc en gyaku yokomen, niveau jodan, et termine sa course en garde shomen au-dessus de la tête. Il ne peut en être autrement si l’on ne résiste pas aux lois de la rotation.

Du fait que le corps tourne dans son déplacement à la manière d’une toupie, la deuxième main est dans le même temps entraînée elle aussi du bas vers le haut à la manière dont on dégaine un sabre, et elle vient percuter le deuxième adversaire au niveau de la gorge. Là aussi il ne peut en être autrement en vertu des lois physiques, la puissance de la rotation du corps humain est à ce moment à son maximum.

Le sentiment de cette frappe retournée, est celui qu’on développe en Aikido avec morote dori kokyu ho (appelé parfois sokumen irimi nage), on comprend dès lors la nécessité de répéter cet exercice à chaque entraînement.

Dans le moment de cette deuxième frappe gyaku yokomen, la main qui a frappé en premier est parvenue au-dessus de la tête en garde shomen, elle peut alors s’abattre instantanément de haut en bas en portant ce coup dévastateur qui abat l’adversaire et dont parle O Sensei dans son livre Budo.

Ainsi est vérifié cet enseignement du Go rin no sho :

Quand il est difficile d’abattre l’ennemi d’une main, utilisez les deux mains.

A ce point, la rotation est terminée, une nouvelle rotation peut démarrer, dans le même sens ou en sens contraire, dans n’importe laquelle des six directions, en fonction de la position ou du mouvement des adversaires restants. C’est là ce qu’il convient d’appeler la danse de l’Aikido, mais cette danse-là n’est pas une chorégraphie ou une mise en scène, c’est l’expression de la vie, en conformité avec les lois de la nature.

Il ressort de cette expérience qu’une rotation complète d’Aikido à mains nues est un cycle de trois frappes : deux gyaku yokomen, un shomen.

On peut ne pas frapper évidemment, on peut éviter de détruire si ce n’est pas indispensable, c’est la bienveillance, mais il faut savoir et pouvoir frapper pour décider de ne pas le faire, il faut la violence pour atteindre la paix, c’est la voie du guerrier, c’est le chemin qu’a suivi O Sensei. L’Aikido est un art farouche de destruction qui conduit à l’amour de tout ce qui est sous le soleil, l’amour et la guerre sont liés, ceux qui ne suivent pas la voie ne peuvent pas comprendre cela, ils réduisent le Bushido à un simple code d’honneur.

Prenons maintenant n’importe laquelle des trois gardes basses du sabre. Parce que le sabre est bas au départ, l’ordre des frappes sera le même qu’à mains nues : une frappe ascendante suivie d’une frappe descendante. Que les mains soient vides ou qu’elles tiennent un sabre, le mouvement ne peut pas différer essentiellement puisqu’il est généré par le même principe rotatif, à partir de la même position initiale.

Seul change un détail lié au fait que le sabre est tenu à deux mains, et que la rotation ne peut délivrer pour cette raison qu’une seule frappe gyaku yokomen alors qu’à mains nues chaque main frappe à tour de rôle.

Une rotation complète d’Aikido avec le sabre est donc un cycle de deux coupes qui respectent bien cet enseignement fondamental de Miyamoto Musashi :

Soyez, par-dessus tout, attentif à pourfendre l’ennemi selon la manière dont vous tenez le sabre. – Go rin no sho

En effet, en vertu du principe rotatif,

  • quand la garde initiale est basse (gedan), la première coupe sera ascendante et la seconde descendante,
  • quand la garde initiale est haute (jodan), la première coupe sera descendante et la seconde ascendante,
  • quand la garde initiale est moyenne (chudan), la frappe pourra être dirigées vers l’avant (tsuki), vers le haut ou le bas, vers la gauche ou la droite. Musashi écrit de chudan que c’est "le cœur des attitudes", qu’elle commande aux autres gardes. Toutefois la puissance délivrée lors des frappes y est inférieure à la puissance obtenue avec les autres gardes.

Si l’on choisit en revanche de tenir un sabre court dans chaque main au lieu de tenir un sabre long à deux mains, il est possible en utilisant le principe du mouvement rotatif de couper trois fois de suite en une seule rotation, tout comme on frappe trois fois de suite à mains nues.

Cette voie est celle suivie par Miyamoto Musashi, c’est pourquoi la garde qu’il utilisait, et qu’il a voulu immortaliser dans son autoportrait (Musashi fut aussi peintre et calligraphe), n’est pas autre chose que le hanmi de l’Aikido, la garde sans garde :

C’est la position de profil bien connue des aikidokas (en principe) que démontre ici Musashi, on peut donc penser qu’il connaissait bien avant O Sensei le principe du déplacement utilisé en Aikido : sa position de départ (roppo) était ouverte dans les six directions, et il utilisait vraisemblablement le mouvement rotatif pour bouger et frapper avec ses sabres.

Il existe une indication de cela.

Il est impossible en effet de comprendre le mouvement de la célèbre estampe de Musashi par Utagawa Kuniyoshi si l’on ne comprend pas que ce mouvement démarre de la garde sans garde, et qu’il correspond au deuxième temps de la rotation décrite plus haut :

Décryptage de l’estampe :

Dans le premier temps de son mouvement, Musashi a coupé gyaku yokomen avec le sabre gauche un adversaire qui était à sa droite, à 90° donc. Il est entré pour cela dans le quart avant droit de sa sphère vitale, en ouvrant son corps au moyen d’hito e mi. C’est la rotation de shiho nage ou de happo giri, fondamentale en Aikido.

Ce sabre gauche, qui a coupé en diagonale ascendante à cause de sa position initiale basse, termine sa course au-dessus de la tête en garde shomen comme il a été dit. Il ne peut en être autrement, et c’est bien là en effet qu’on le trouve sur l’estampe.

Musachi ne s’arrête pas à cette première frappe, il poursuit sa rotation en l’augmentant de 180°, et il coupe maintenant (sur l’estampe) l’adversaire qui se trouvait devant lui au départ du mouvement. Il le fait avec le sabre droit en gyaku yokomen, à la manière dont on dégaine un sabre vers le haut comme il a été dit.

A ce stade, la rotation effectuée est de 270°.

Dans la dernière phase du mouvement, le sabre gauche pourra s’abattre en shomen, la rotation à 360° sera alors complète.

Tous ceux qui ne comprennent pas les six directions et le mouvement rotatif avec le sabre diront bien-sûr que j’interprète ces peintures à ma fantaisie. Pour tous ceux en revanche qui comprennent roppo et la pratique du sabre, je vais donner un détail révélateur.

Si l’on se met dans la garde sans garde peinte par Miyamoto Musashi, et qu’on essaie de couper un adversaire à 90° à droite en gyaku yokomen avec le sabre gauche, on s’aperçoit que cela n’est pas possible si la main gauche tient le sabre de manière classique sur le dessus. Pour que la coupe soit naturelle et efficace, il faut ouvrir très légèrement la main gauche vers l’extérieur.

Si l’on observe maintenant avec attention la peinture de cette main par Musashi, on constate bien la présence de cette infime modification dans la tenue du sabre, le pouce en effet y est visible, or il ne le serait pas avec une saisie classique.

Ceci veut dire que le sabre est d’emblée positionné pour couper en remontant dans la forme d’une virgule qui finit sa course au-dessus de la tête.

On peut vérifier sur l’estampe d’Utagawa Kuniyoshi que la main gauche y est bien dans cette pronation caractéristique de la fin d’une coupe ascendante, telle que je viens de la décrire. Or il est impossible de parvenir à une rotation aussi extrême du poignet vers l’intérieur si la saisie de la main sur le sabre n’est pas ouverte sur l’extérieur au départ de la coupe, chacun peut en faire l’expérience.

Le dessin de Musashi et l’estampe de Kuniyoshi se confirment donc l’un l’autre sur ce point technique indispensable à la réalité de la coupe.

L’enseignement de Musashi déjà évoqué devient alors lumineux :

Soyez, par-dessus tout, attentif à pourfendre l’ennemi selon la manière dont vous tenez le sabre. – Go rin no sho

Il n’est pas possible de faire mieux que ce qui est naturel, aucune action naturelle ne peut être abrégée, c’est l’énoncé du principe de moindre action par Léonard de Vinci. Que les frappes soient à mains nues ou avec le sabre, leur vérité profonde ne peut s’exprimer que dans la mesure où ce principe est respecté.

La victoire dans un combat peut bien reposer occasionnellement sur une forme d’adresse ou de dextérité, sur la vitesse, sur la force ou la ruse, mais ces qualités sont insignifiantes, et sans rapport avec les exigences de la voie. C’est la voie qui doit être recherchée si l’on veut obtenir l’efficacité la plus haute, si l’on veut surtout que la pratique du sabre japonais mène à autre chose que de savoir trancher les os d’un homme.

Et pour ce qui concerne cette pratique, la voie est unique, il est donc normal qu’on y retrouve tous ceux qui l’ont parcourue et qui l’ont maîtrisée, Miyamoto Musashi au 17ème siècle et Morihei Ueshiba trois cents ans plus tard. Tous deux chevauchaient le même tigre et domptaient le même dragon, seuls sur leur chemin, loin des maîtres et des écoles. Sur le fond ils trouvèrent les mêmes choses, mais la différence d’époque donna une forme différente à leurs discours respectifs.

Philippe Voarino, 06 décembre 2020