Mon père disait
Mon père disait qu’il y avait une plaisante manière d’éluder une question difficile dans les années 1950, ou de repousser à plus tard quelque chose qu’on n’avait pas envie de faire. C’était cette petite phrase lancée avec le sourire : "on verra ça en l’an 2000", autant dire jamais.
Mais l’an 2000 est déjà loin derrière nous.
Quand on songe que chaque être humain sur terre est le résultat du succès ininterrompu de ses ancêtres, qui ont transmis la vie génération après génération, et qu’il ne doit son existence qu’à la continuité sans faille de cette lignée, on a le sentiment d’une sorte de miracle.
Car le moindre grain de sable dans cette parenté mille fois renouvelée aurait mis un terme à la succession des générations, et celui qui admire insouciant la pleine lune d’un soir d’hiver ne serait pas là.
Chaque fois qu’un homme s’éteint sans procréer, un rameau meurt de l’arbre de l’humanité. Celui-là coupe le fil des générations qui l’ont précédé et qui ont œuvré depuis la nuit des temps pour qu’il puisse voir le jour, il condamne au non-être toute une descendance que sa défaillance empêche à jamais d’exister.
De ce point de vue, la transmission de la vie est fragile. Toute transmission est fragile à vrai dire, et on ne sait pas plus de la connaissance qui a été perdue au fil des âges qu’on ne peut connaître la descendance d’un homme qui n’a pas eu d’enfants. Plus on s’éloigne de l’origine d’un savoir traditionnel, plus la déperdition est grande.
L’Aikido est un art né avec l’humanité, mais qui a été formulé et mis au jour tardivement par Morihei Ueshiba dans la première moitié du vingtième siècle. Nous sommes donc encore près de ce grand commencement, et le hasard de ma naissance m’a mis en position de recevoir l’enseignement d’élèves directs du fondateur de l’Aikido.
Pour ce qui concerne le bilan de mes années de pratique avec Nobuyoshi Tamura, il peut être ramené tout entier à la fascination de la première rencontre. C’est par lui en effet que j’ai découvert l’Aikido en 1977 dans une MJC de Nice, j’avais vingt ans, je n’oublierai jamais ce moment. Mais je ne peux pas dire pour autant qu’il fût mon maître, il a manqué à notre relation la proximité qui est nécessaire pour établir le rapport de maître à disciple.
Deux personnages vinrent après lui : Pierre Chassang et Morihiro Saito. Ces deux-là me furent proches, et bien que de manière différente, ils furent mes maîtres. En écrivant cela, je ne peux m’empêcher de penser à l’inscription de Nietzsche au-dessus de sa porte :
J’habite ma propre maison,
N’ai jamais imité personne,
Et me suis moqué de tout maître
Qui ne s’est pas moqué de soi.
J’ai des raisons de penser que ces deux maîtres se soient moqués d’eux-mêmes, en ce sens qu’ils n’ont pas eu l’illusion de croire qu’ils pouvaient transmettre la part de vérité que chacun avait pourtant perçue de l’Aikido. Et parce qu’ils se sont moqués d’eux-mêmes, je ne me suis pas moqué d’eux. Je ne les ai pas imités, mais je les ai regardés, je les ai écoutés, j’ai aimé leur lucidité et leur honnêteté, et doucement ils m’ont instruit sans que je m’en aperçoive.
Tous deux connaissaient cette grande réalité de l’enseignement qui veut qu’on ne puisse transmettre aux autres que ce qu’ils sont prêts à accepter, c’est-à-dire capables de se représenter, au bout du compte : ce qu’ils savent déjà. Ce qu’un homme ignore radicalement en effet, il ne peut que le trouver, il ne peut pas l’apprendre d’un autre.
Il peut encore moins le découvrir avec quelqu’un qui n’en sait pas davantage que lui. Un professeur d’Aikido tout frais, tout neuf, m’a reproché un jour de ne pas être dans la discussion mais dans le discours. Il jugeait le discours arrogant bien sûr, sans réfléchir qu’il avait pourtant adhéré sans broncher - par personne interposée - au discours de Maître Saito. La discussion au contraire avait pour lui les vertus de l’ouverture d’esprit et du partage, sans qu’il discerne combien une discussion ou l’essentiel n’est pas maîtrisé est seulement échange de banalités et de platitudes. Aucune connaissance ne sort jamais de tels bavardages où se trouve en réalité, dissimulée sous le masque de l’humilité, la véritable vanité.
Passé un certain âge, on n’a de toute manière plus le temps de bavarder, on n’en a plus l’envie non plus. Alors que faut-il faire - si l’on peut seulement transmettre aux autres ce qu’ils savent déjà - pour que ne soit pas perdue une connaissance qui ne se trouve pas dans le champ de vision de la plupart des pratiquants d’Aikido ?
Je crois qu’il faut simplement travailler, comme Pierre, comme Maître Saito, sans se préoccuper outre mesure du profit que les uns ou les autres pourraient éventuellement tirer de cet "exemple". Ce n’est pas du fatalisme, c’est du réalisme, et c’est là me semble-t-il le sens profond du terme Shihan, qui est généralement traduit par modèle.
On n’est pas Shihan automatiquement parce qu’on a reçu le 6ème dan. Que l’Aikikai ait mis en place une règle aussi puérile montre seulement le fossé qui sépare cette société moderne d’Aikido, des principes traditionnels. Il y a même aujourd’hui au Japon un club des Shihans, le Shihankai, c’est tout dire.
Si ITAF ne décerne pas ce titre, c’est qu’il en va du terme de Shihan comme de celui d’O Sensei (Grand Maître). Morihei Ueshiba n’a pas décidé un beau matin qu’on devait désormais l’appeler ainsi. J’ai compris cela à Iwama, quand un élève japonais s’est un jour adressé devant moi à Maître Saito en l’appelant "O Sensei". J’ai sursauté, offusqué qu’on puisse ainsi détourner un terme qui était dans mon esprit réservé au fondateur de l’Aikido. Et à vrai dire j’étais plus étonné encore de voir que Maître Saito répondait en souriant à l’impudent, au lieu de lui rappeler brutalement les usages, comme il savait si bien le faire. C’est que je n’avais simplement jamais réfléchi à la manière dont naissent les termes de ce genre. Ce sont en effet les élèves qui décident un jour d’appeler "O Sensei" celui qui n’était jusqu’alors pour eux que "Sensei".
Sans doute n’y a-t-il pas dans cette marque de considération la seule reconnaissance d’un savoir technique, sans doute s’y trouve également une forme de respect pour l’engagement d’une vie, mais quoi qu’il en soit, il est clair que nul n’est Shihan ou O Sensei s’il n’est reconnu spontanément comme tel par les autres.Quant à moi, je me préoccupe assez peu de savoir ce que je suis, et ce n’est de toute façon pas à moi de le dire. Je travaille seulement à mettre en évidence le principe naturel qui fonde l’Aikido, car je suis devenu dépositaire de cette connaissance-là, aussi curieux que cela puisse paraître pour un gaijin : le carré tourne dans le cercle selon les quatre axes de déplacement, complémentaires des quatre axes d’attaque, c’est-à-dire selon les huit directions. Par rapport à cela, la technique n’a qu’une importance relative.
Bonne Année 2023 à vous tous qui cherchez honnêtement. Trouvez, car personne ne fera cela à votre place !
LAVERNE, le 1er janvier 2023
Philippe Voarino