RAPPEL
La méthode d’apprentissage de l’Aikido créée par maître Saito témoigne d’une intelligence hors du commun des mécanismes d’acquisition de techniques corporelles, elle est d’une efficacité remarquable pour apprendre rapidement et avec précision les éléments qui constituent les mouvements d’Aikido.
Il est de toute première importance que cette méthode soit utilisée, transmise et préservée.
L’étude qui va suivre pourrait laisser penser que j’adopte une attitude critique vis à vis de cette méthode et que je prends une certaine distance à son égard : un tel sentiment ne serait pas le reflet de la réalité, je ne répèterai jamais assez que cette méthode est le meilleur outil dont nous disposions à ce jour pour guider un débutant sur le chemin de l’Aikido. Ceci est dit haut et clair, doit absolument être entendu, et ne jamais être oublié. Il vaudrait mieux, dans le cas contraire, ne pas lire le dossier suivant.
Quand la peau devient trop petite…
Maître Saito faisait souvent la cuisine à Iwama pour remercier les uchi deshi de l’avoir aidé dans telle ou telle tâche agricole, il aimait beaucoup ces moments de convivialité, et tous ceux qui ont vécu ces instants les ont gardés au fond du cœur comme un cadeau de la vie.
Après le repas, maître Saito était de bonne humeur, et c’était le moment où il était possible de lui poser des questions. Il y répondait volontiers. C’était la manière d’apprendre des uchi deshi, le meilleur de l’enseignement n’est pas toujours sur les tatamis.
Un jour quelqu’un demanda :
Sensei, à Iwama nous commençons les entraînements directement par les techniques : tai no henka, kokyu ho… Pourquoi n’y a-t-il pas un échauffement, une gymnastique préparatoire avant de commencer l’Aikido ?
Maître Saito réfléchit un instant et répondit ceci :
Les techniques que vous faites à l’entraînement, ikkyo, kote gaeshi, shiho nage… et bien c’est la gymnastique préparatoire de l’Aikido.
Il m’a fallu bien des années pour comprendre le sens véritable de cette réponse.
Shu Ha Ri est un concept utilisé dans les arts martiaux pour définir les trois grandes phases de l’évolution d’un individu sur la voie de la connaissance de son art.
SHU est la phase initiale. C’est la longue étape nécessaire à l’apprentissage des bases. Pendant toute cette période, l’élève reproduit avec fidélité le modèle qui lui est proposé. Il répète de son mieux, sans état d’âme, sans question, les formes qui lui sont montrées. Il est indispensable à ce stade qu’il ait une totale confiance dans l’enseignement qui lui est transmis. Il en respecte les règles à la lettre et n’essaie pas de se démarquer par une quelconque interprétation personnelle. Sa vision de l’art est beaucoup trop fragmentaire, trop limitée pour qu’il ait la moindre chance de comprendre véritablement ce qu’il fait, et où on le mène. C’est pourquoi un guide est absolument indispensable pendant cette période qui dure à peu près jusqu’au 4ème dan, niveau où l’élève a enfin accompli le tour des bases relatives à son art, et où il les connaît bien.
L’idéogramme SHU a le sens de préserver, garder, protéger.
En effet, bien que les bases ne soient encore qu’un aspect rudimentaire de l’art, elles doivent être conservées intactes en vue de leur transmission. Un art dont les éléments de base ne seraient pas fidèlement préservés ne pourrait pas être transmis aux nouvelles générations et serait condamné à dégénérer et à disparaître avec le temps. Il est donc nécessaire que l’enseignement des bases soit protégé.
O Sensei fonda l’Aikido, ce fut l’œuvre de sa vie. Après cela il restait encore à faire connaître son art au monde entier, et à créer les conditions de sa pérennité. Ces deux actions importantes n’étaient pas inscrites dans la destinée du Fondateur. C’était le rôle d’hommes venus après lui.
O Sensei avait confiance dans les qualités de gestionnaire de son fils Kisshomaru, il savait que la promotion internationale de l’Aikido était en bonnes mains avec lui. Mais il avait compris également que Kisshomaru ne pouvait prendre en charge tous les registres de cette vaste entreprise, qu’il avait besoin d’être épaulé dans cette tâche, qu’il fallait derrière lui un homme ayant la carrure nécessaire pour protéger les bases de l’art des dommages inévitables qu’entraînerait le développement de l’Aikido à l’échelle du monde. Un homme qui saurait rester à sa place, un peu en retrait, un homme fidèle à Ueshiba, un homme dévoué à l’Aiki. C’est Saito qu’il estima le plus à même d’accomplir cette mission, et c’est pourquoi il changea le nom de son élève Morizei dans les années 1950, et choisit de l’appeler Morihiro. Les idéogrammes qui composent le prénom de maître Saito sont en effet SHU (MORI)
- qui a donc, comme dans shuhari, le sens de garder, protéger – et (HIRO)
- qui donne l’idée de force. Donc force protectrice. La photo suivante est en ce sens très parlante, c’est une parfaite illustration de la collaboration qui fut ainsi mise en place par le destin et par la volonté d’O Sensei entre Kisshomaru et Saito, au moment où l’Aikido prenait son essor sur les cinq continents :
O Sensei signifia la mission de Saito aux yeux de tous par un deuxième symbole, tout aussi fort que la modification de son nom : il lui donna la garde officielle de l’Aiki Jinja, le temple consacré à l’Aikido, à Iwama. Cette position officielle était la marque extérieure et symbolique de la fonction plus fondamentale et moins visible de Morihiro, celle de gardien du temple des techniques de l’Aikido.
Maître Saito a accepté cette mission. Il a réfléchi au meilleur moyen de la mener à bien, et il est arrivé à la conclusion suivante : l’Aikido est trop profond pour que des hommes qui n’ont pas connu le Fondateur assez longtemps aient la moindre chance de parvenir à sa réalité. Il a jugé qu’il n’était pas possible d’enseigner directement l’Aikido, et d’autant moins qu’on s’adressait à un grand nombre d’élèves. Mais il a vu qu’il était possible en revanche d’organiser l’enseignement selon une version simplifiée de la réalité technique, de mettre en place une sorte de préparation beaucoup plus abordable, de propédeutique à l’Aikido. Pour cela il fallait :
- définir le matériel technique qui ne devait sous aucun prétexte être perdu,
- mettre en œuvre une méthodologie capable d’interdire, ou au moins de limiter les déformations progressives de ce matériel.
Le génie d’O Sensei fut de découvrir l’Aikido, le génie de Kisshomaru fut de créer les conditions pour qu’il se répande dans le monde entier, le génie de Saito fut d’inventer une méthode capable d’en préserver les bases afin qu’elles puissent être transmises aux générations futures sans trop de déformations. Ces trois là eurent un rôle essentiel, et chacun apporta sa pierre.
Maître Saito prit donc la résolution de mettre au point une méthode de travail conçue comme un garde- fou, afin d’éviter la perte irrémédiable de connaissances techniques qu’il jugeait indispensables à la survie de l’art. Cette méthode, il l’élabora au fil des jours et des entraînements, et je peux témoigner de son intense activité dans ce domaine pour la période 1986-2000. J’ai pu observer à Iwama, pendant ces années, comment il parachevait l’œuvre entreprise dès la mort d’O Sensei, je l’ai vu créer, modifier, s’engager dans un sens, revenir en arrière, je l’ai vu en colère quand les élèves ne respectaient pas ses consignes, en colère aussi quand ils ne les comprenaient pas.
Dans le perfectionnement constant de cet outil pédagogique, l’unique souci qui le guidait était le choix du moyen le plus efficace pour préserver l’enseignement du Fondateur. On ne se représente pas quelle imagination, quels efforts et quelle rigueur il mit au service de cet objectif. Au dojo d’Ibaraki, 6ème kyu ou 7ème dan, personne n’échappait à une méthode dont on peut dégager les grandes lignes selon trois points essentiels :
1 – L’Aikido est étudié pendant très longtemps (mais pas uniquement) sur le mode kotai, qui fige en quelque sorte à l’arrêt des techniques normalement conçues pour être exécutées en mouvement et en situation de crise. C’est une convention de travail qui supprime à la fois la contrainte liée au temps, la contrainte liée au mouvement, et la contrainte liée au stress. Cette convention permet justement à l’élève d’avoir et de prendre tout le temps nécessaire à l’étude de la technique et à sa reproduction correcte, sans qu’il ait à gérer en même tempsles contraintes liées à la réalité dynamique.
Il est bien entendu que cet « alphabet » des techniques, qui a été acquis de manière statique dans un premier temps, devra être mis plus tard en pratique de manière dynamique, dans la mesure des possibilités de chacun, et dans le respect des étapes traditionnelles qui ont pour nom jutai, eki tai, et enfin ki tai.
2 – Le cœur de l’Aikido, la rotation de l’axe central du corps, principe unique qui donne naissance à la dualité irimi-tenkan – elle-même origine des dix mille manifestations techniques – n’est pas enseigné à proprement parler. Il est seulement approché par l’apprentissage des positions correctes de l’Aikido. Ces positions sont obtenues par un déplacement des pieds indépendant de la rotation du corps, qui reproduit l’image mais non la réalité du processus de placement unique né de la rotation de l’axe. Le pari est fait que l’approche de la réalité au moyen de son image permettra un jour d’accéder à la réalité elle-même.
L’intelligence de ce point est essentielle, c’est elle qui permettra un jour à l’élève de quitter le stade kotai, et de comprendre ce que voulait exprimer maître Nakazono quand il expliquait qu’en Aikido il faut « marcher sans les jambes » (on trouvera dans MS #5 l’explication détaillée du processus de déplacement à partir de la rotation de l’axe). Notons que dans la mythologie indienne, Aruna, le cocher du char solaire, celui qui met donc en mouvement le principe actif du monde, est représenté sans jambes.
3 – L’Aikido est multidirectionnel parce que tout y fonctionne selon le principe de la spirale. Mais pour exécuter les techniques en spirale avec vérité et non pas comme une parodie, il y a deux préalables :
a – Le point 2 précédent doit être acquis, c’est à dire que la relation irimi-tenkan, à l’origine des techniques, doit être comprise. Or cette compréhension ne se constitue progressivement qu’à l’issue de la phase SHU, après de patientes années d’entraînement kotai, autour du niveau du 4ème dan, qui n’est donc de ce point de vue qu’un début.
b – L’exécution du mouvement spiralé est en rapport avec la notion d’awase. Or awase est la manifestation d’un équilibre extrêmement subtil et fugace entre la dynamique de tori et la dynamique d’uke. Cette relation extrêmement instable et versatile entre uke et tori, exige une extrême versatilité du mouvement d’Aikido, qu’O Sensei exprimait dans les Kuden en reprenant la formule de maître Ogen:
Deux plus huit égalent dix, quatre plus six égalent dix, cinq plus cinq égalent dix.
C’est l’équilibre éphémère du lien entre uke et tori – à un instant qui s’évanouit aussitôt s’il n’est pas saisi parfaitement – qui décide nikyo plutôt qu’ikkyo, sankyo plutôt que nikyo, yonkyo plutôt que sankyo, et gokyo plutôt qu’ikkyo.
Il est évidemment impossible d’enseigner sur le fil de ce rasoir à un élève qui ne possède encore ni les éléments techniques de base qui structurent les techniques, ni la compréhension d’irimi-tenkan.
L’élève ne pouvant donc acquérir avant bien longtemps les bases requises pour se déplacer sur le mode de la spirale, la conclusion est qu’il ne sert à rien de lui demander trop tôt ce qu’il n’a aucune chance de pouvoir reproduire avec vérité. La dimension spiralée des mouvements d’Aikido est donc provisoirement mise de côté, de la même manière qu’avec kotai ont été mises de côté les contraintes de temps et de mouvement. Les techniques sont ainsi transférées de leur lieu naturel spiralé – la surface de la sphère virtuelle de l’Aikido – vers une application à la ligne droite. Le corps multidirectionnel est transformé en corps unidirectionnel.
Au fond, les trois composantes de la méthode Saito peuvent être rassemblées autour du thème de la simplification d’une réalité trop profonde pour être abordée d’emblée dans sa vraie nature :
- on simplifie le mouvement et le temps en les arrêtant avec kotai,
- on simplifie le principe irimi-tenkan par une transformation de la rotation de l’axe en un déplacement autonome des pieds,
- on simplifie la spirale et le multidirectionnel en les réduisant à la ligne droite et à l’unidirectionnel.
Le point numéro 1 est généralement connu, même s’il n’est pas toujours compris ni tenu pour nécessaire. L’Aikido moderne – produit d’une époque pressée – a « zappé » kotai, s’imaginant qu’on pouvait brûler les étapes et commencer l’art directement au stade jutai, comme si l’on pouvait peindre sans savoir dessiner.
Le point numéro 2 est très subtil, c’est pourquoi d’ailleurs il est passé inaperçu. Il est difficile de l’expliquer au moyen de mots et de photos, il exige le tapis, la pratique, la démonstration, l’explication par l’exemple. J’essaierai quand même un jour de l’étudier sur ce site, autant qu’il est possible.
Il reste donc pour l’instant le point numéro 3, qui a fait l’objet de notre étude de MS #1 à MS #5. Il se trouve que le domaine de la cartographie fournit une analogie à ce point 3 qui peut aider à mieux se représenter le problème de fond de la méthode Saito.
Les cartes du monde que nous utilisons depuis l’enfance nous ont habitués à voir un pays comme le Groenland par exemple plus grand que l’Amérique du Sud :
Or le Groenland est, en réalité, neuf fois plus petit que l’Amérique du Sud. Les cartes sont-elles fausses ? Pourquoi une telle « erreur » ?
La terre est une sphère. Un planisphère est le résultat d’une projection de cette sphère sur une surface plane. Au 16ème siècle, le Belge Mercator parvint à réaliser cette projection dans des conditions qui permirent de reporter fidèlement une route maritime en conservant la forme des continents. Il avait ainsi grandement facilité la vie des navigateurs. Ce résultat fut cependant acquis au prix de deux déformations majeures: la déformation des distances et la déformation des surfaces. Ces déformations ne sont pas des maladresses de Mercator, ce sont les distorsions inévitables liées au procédé lui-même. Ramener une surface sphérique à un plan, sans avoir recours à l’approximation et au compromis, est aussi impossible que la quadrature du cercle.
Et bien c’est une transformation de même nature qu’a réalisée maître Saito : il a aplati sur une ligne droite des techniques qui s’inscrivent normalement en spirale sur la sphère virtuelle des mouvements de l’Aikido (cf. Kajo #17).
Son procédé, comme celui de Mercator, a conservé la forme (des techniques dans le cas présent), mais, comme celui de Mercator aussi, il a faussé les distances, ainsi que les dossiers précédents l’ont largement montré. Il a faussé en outre le rapport logique et harmonieux qui existe de manière continue entre le corps de tori et le corps d’uke, lorsque le mouvement d’Aikido est exécuté sur le mode de la spirale, ainsi qu’il a été expliqué.
Ces distorsions ne sont pas dues à une quelconque maladresse du concepteur de la méthode, elles sont inévitablement liées – comme dans la projection Mercator – au transfert d’une réalité sphérique à une réalité plane.
Bien que la projection de Mercator soit « fausse » de deux points de vue sur trois, elle est largement utilisée aujourd’hui encore (il suffit de consulter n’importe quelle carte classique du monde pour s’en assurer), parce qu’on n’a pas de meilleur moyen d’approcher la représentation à plat de la surface terrestre réelle.
La méthode de maître Saito est analogue à la projection de Mercator, c’est le meilleur moyen que nous ayons de nous approcher de l’Aikido et de sa réalité.
Mais il faut faire attention à prendre les choses pour ce qu’elles sont, et à les laisser pour ce qu’elles ne sont pas : si l’on utilise une carte Mercator pour tracer sa route, on fait bien, mais si on utilise cette même carte pour définir une distance ou une surface, on se trompe. Et bien on peut se tromper de manière analogue avec la méthode Saito, si l’on y cherche ce qu’elle ne peut donner.
Toute chose recèle au fond d’elle-même le germe de son contraire. Aussi remarquable que soit cette méthode d’apprentissage de l’Aikido pour préserver l’enseignement d’O Sensei, elle peut produire l’effet inverse, elle peutarrêter la progression de l’élève, la bloquer à tout jamais au stade initial, si l’on oublie qu’à la phase SHU doit nécessairement succéder la phase HA.
HA est la deuxième phase de l’évolution de l’individu qui est parvenu au terme de la phase SHU. Ce n’est pas du tout une répétition en mieux ou en plus rapide de la phase SHU, comme le laissent penser les programmes d’examen fédéraux qui ignorent complètement la vision traditionnelle. C’est au contraire une rupture avec la phase précédente, c’est une autre dimension.
L’idéogramme HA a le sens de casser, briser, déchirer. L’élève comprend que les règles qu’il a apprises et appliquées avec zèle jusqu’à présent ne sont qu’une convention de travail, un cadre destiné à faciliter son apprentissage, et qu’elles ne sont pas encore la vérité. Le serpent de la connaissance est désormais à l’étroit dans l’œuf qui lui a permis de se former, il lui faut maintenant briser la coquille qui a rempli sa fonction pendant l’étape précédente, mais qui l’empêche à présent de s’épanouir. Il faut briser les règles provisoires pour trouver ce en vue de quoi elles ont été établies.
La phase HA dure longtemps, aussi longtemps que la phase SHU, car il ne suffit pas de briser les lois anciennes, il faut aussi et surtout trouver les lois par lesquelles elles doivent être remplacées. Il faut reconstruire, selon les lois nouvelles, le temple du corps en mouvement. C’est une phase de découverte dans laquelle le sentiment qui règne chez l’adepte est celui de l’émerveillement devant ces lois qui lui apparaissent pour la première fois dans leur perfection. C’est aussi le sentiment d’une immense reconnaissance pour les merveilles de cet univers. Car les lois nouvelles n’ont évidemment aucun caractère personnel, elles ne sont pas du tout l’invention prétentieuse d’un élève avide d’originalité, la manifestation puérile d’un ego qui voudrait imposer sa marque au monde, ce sont en réalité les lois éternelles qui sont cachées dans les lois anciennes comme la perle est cachée dans l’huitre. Les lois anciennes apparaissent désormais pour ce qu’elles sont : le visage travesti des lois authentiques avant que le masque ne tombe. Janus a deux visages.
C’est le génie de maître Saito d’avoir obligé à porter ce masque. Il savait l’impossibilité d’apprendre l’art d’O Sensei sans passer par la phase SHU, et c’est en pleine connaissance de cause qu’il a enfoui les lois éternelles de l’Aikido dans sa méthode, comme on cache un trésor dans la terre.
Mais les trésors ne sont pas faits pour rester dans la terre plus longtemps qu’il n’est nécessaire, et s’il est important que la phase SHU soit respectée, il est tout aussi important que la phase HA soit ensuite parcourue. En avançant sur cette nouvelle portion de la voie, l’adepte s’aperçoit alors que l’Aikido, qu’il croyait y découvrir enfin, ne s’y trouve pas davantage qu’il n’était dans la phase SHU. L’Aikido est plus loin encore. Certes, les lois de la phase HA sont les lois de l’univers, ce ne sont plus désormais les lois adaptées et particulières de la phase SHU. Ces lois, l’adepte les a conquises à l’issue de la phase HA, il les a conquises seul car le rôle du guide s’arrête au seuil de HA. Mais les lois ne sont pas encore siennes, elles sont pour lui un objet de connaissance, quelque chose qu’il a décrypté, qu’il a compris avec son esprit et avec son corps, mais qu’il possède seulement à ce stade comme on possède un objet extérieur devenu familier. Elles n’appartiennent pas encore aux fibres de son être. Le serpent de la connaissance a quitté l’œuf, il s’est développé, mais il doit désormais faire sa mue car il ne peut plus grandir dans cette peau devenue trop petite.
C’est le moment où l’adepte quitte la phase HA pour entrer dans la phase RI.
RI a le sens de quitter, de partir, comme une jeune hirondelle quitte le lieu de sa naissance pour sa première migration. RI c’est en effet un grand voyage. L’adepte passe sur l’autre rive du fleuve. Les lois sont les mêmes que dans la phase HA, mais elles cessent de lui être imposées de l’extérieur, elles cessent pour lui d’être des lois et deviennent sa nature véritable et son « être au monde ». C’est en ce sens seulement qu’on peut dire qu’il les « oublie ». L’univers qui était jusqu’alors resté en dehors de lui, qu’il observait en quelque sorte de l’extérieur, prend possession de son corps, le pénètre jusqu’au sang et jusqu’à la moelle des os. Le vieil homme est mort, ce n’est plus l’homme d’hier, ce n’est plus l’univers d’hier non plus, c’est l’univers à travers l’homme, c’est l’homme universel, c’est « l’homme véritable » du Tao. Le mouvement qui naît à ce moment là n’est plus désormais le mouvement d’un homme, c’est le mouvement de l’univers qui s’exprime à travers l’homme et grâce à l’homme.
O Sensei traduisait ce sentiment et cette réalité par la phrase bien connue : « Je suis l’univers ». En disant cela, il n’était pas fou, contrairement à ce que pensaient de lui les jeunes gens de l’Aikikai des années 1960, qui faisaient de la gymnastique à Tokyo, et ne comprenaient rien aux propos du vieillard d’Iwama (on lira avec intérêt les pages 161 et 162 du livre « Aikido » de Pierre Warcollier qui a passé quelque temps à l’Aikikai en 1968 et témoigne sur ce point). O Sensei essayait seulement de dire ce pour quoi on ne possède pas de mots. Car l’homme ne peut accéder à cet état nouveau sans entrer dans le monde spirituel, et le monde spirituel ne se fait pas connaître par les mots.
Et l’Aikido est là enfin, l’Aikido est l’expression de l’univers par le truchement de l’homme. Car aussi incroyable que cela puisse paraître – et c’est là un enseignement primordial de la tradition – l’univers a besoin de l’homme pour s’exprimer. L’Aikido n’est pas le hobby de quelques modernes nostalgiques d’un folklore passé. L’Aikido est un langage, c’est le langage de l’univers qui parle dans les mouvements de l’homme. Pour ceux qui ont la foi, c’est la manifestation de Dieu dans le monde et dans l’homme.
L’Aikido est une danse sacrée dont les lois n’ont pas été posées par l’homme. C’est pourquoi l’homme ne peut pas les modifier.
Et quand on entrevoit l’immensité de ce qui est en question là, on réalise en même temps la naïveté et la vanité abyssale du monde moderne qui croit en son pouvoir de faire « évoluer » l’Aikido. On peut faire évoluer une émission de télévision, une recette de cuisine, ou la chanson française, mais on ne peut pas faire évoluer l’Aikido. Car l’Aikido n’est pas une jeune discipline en mal de progrès, l’Aikido n’est pas né au Japon en 1942, l’Aikido était déjà représenté sur les murs des pyramides de Gizeh il y a 4000 ans, l’Aikido est né avec l’univers, ses lois sont celles de l’univers et l’homme n’a aucune prise sur elles. Pourquoi ne pas accepter cela qui est la pensée du « Fondateur » lui-même ?
L’Aikido n’est pas un budō inventé par l’homme, il était réalisé avant que l’univers ne le soit.
- Morihei Ueshiba, Conférence de Takemusu Aiki, volume II, p.99 Editions du Cénacle de France
L’homme ne peut pas transformer l’Aikido, c’est l’Aikido qui peut transformer l’homme, et le faire évoluer dans la conscience des responsabilités qui sont les siennes, pourvu seulement que ce dernier veuille bien faire preuve de l’humilité qui lui évitera de s’égarer sur la voie.
L’Aikido est donc loin, bien loin de nous, bien loin de nos concepts réducteurs. On comprend mieux maintenant la naïveté de la question de cet uchi deshi d’Iwama, et le sens de la réponse de maître Saito que l’on pourrait paraphraser ainsi :
Gardez-vous de penser que vous pratiquez l’Aikido. Pendant bien longtemps, vous n’avez même pas la possibilité de vous imaginer ce à quoi l’Aikido peut ressembler. Vous ne faites pour l’instant qu’une gymnastique nécessaire à préparer votre compréhension future.
L’Aikido assurément n’est pas dans la méthode Saito, car la méthode Saito est tout entière dans la phase SHU, l’Aikido n’est pas encore dans la phase HA, l’Aikido à vrai dire n’est pas non plus dans la phase RI, l’Aikido se trouve seulement au terme ultime de cette dernière étape. Shuhari doit absolument être parcouru du début jusqu’à la fin.
Le monde moderne est pressé, mais il n’est pas en son pouvoir de changer cette réalité là. Et tout ce qui est enseigné aujourd’hui sous le nom d’Aikido par des professeurs qui ont cru pouvoir faire l’économie de ce parcours, n’est qu’une image flatteuse qui s’appuie en réalité sur la paresse, sur la crédulité, et sur la vanité des hommes. Isis ne lève pas son voile aussi facilement.
Bien sûr la coque est aussi le fruit d’une certaine manière, et la méthode est un avant-goût de l’Aikido, mais la coque doit être brisée et enlevée pour atteindre l’écale, et l’écale doit être brisée à son tour pour atteindre l’amande.
Ce n’est pas faire injure à maître Saito que de respecter ces lois éternelles de la connaissance. C’est au contraire lui faire honneur, c’est marcher dans la voie qu’il a tracée pour nous au détriment de sa propre évolution. Cela, il ne faut jamais l’oublier en effet, l’œuvre à accomplir avait un prix, et ce prix maître Saito l’a payé de bon cœur : il a accepté de sacrifier sa progression personnelle, il est revenu en arrière. Alors qu’il était parvenu bien plus loin, il est revenu au stade SHU, il s’y est arrêté, il s’y est enfermé, pour nous, pour notre édification, parce qu’il avait été si proche du Fondateur, qu’il l’avait connu si longtemps, et qu’il était dans la position de transmettre aux générations suivantes une méthode d’apprentissage aussi fidèle que possible à l’enseignement d’O Sensei. SHU (MORI) ne l’oublions pas était son nom, et il est devenu l’incarnation de SHU.
Mais au bout du compte, sa réussite ne réside pas dans le fait que des pratiquants sans cesse plus nombreux utilisent désormais la méthode d’Aikido qu’il a créée. La victoire véritable de maître Saito, et la raison ultime de sa méthode d’apprentissage – je demande qu’on réfléchisse à cela – c’est qu’un jour finalement ceux qui l’utilisent n’en aient plus besoin. Les moyens doivent finalement mener aux fins escomptées.
Ces moyens, il incombait à maître Saito de les mettre en place, il a rempli son contrat et la mission confiée par O Sensei. Mais la responsabilité des résultats ne peut pas lui être imputée, cette responsabilité appartient à d’autres qui viennent après lui sur le chemin de la vie et de la voie, elle appartient à tous ceux qui ont reçu de lui cet héritage à Iwama entre 1969 et 2002, qui doivent y réfléchir, décider ce qu’il faut en faire, et se garder surtout de prendre l’ombre pour la proie en agissant comme si l’Aikido tout entier tenait dans la seule méthode.
Je marque une pose avec ce sixième dossier de la Méthode Saito, en espérant que les explications données jusqu’à ce point sur le tai jutsu ont permis de comprendre un aspect du problème soulevé. Mais je compte bien reprendre cette série dans le futur en expliquant certains aspects de la méthode qui n’ont pas encore été abordés, et notamment l’application de la méthode Saito aux armes de l’Aikido : aiki ken et aiki jo. Dans ce domaine, la rupture entre la méthode et la réalité est bien plus flagrante encore que dans le tai jutsu, et elle doit absolument être comprise, faute de quoi les armes de l’Aikido risquent fort de demeurer un jeu pour les grands enfants que nous restons trop souvent.
Je crois qu’aujourd’hui est un bon jour pour vous souhaiter à tous un été agréable.
Philippe Voarino, 21 juin 2013