RAPPEL
La méthode d’apprentissage de l’Aikido créée par maître Saito témoigne d’une intelligence hors du commun des mécanismes d’acquisition de techniques corporelles, elle est d’une efficacité remarquable pour apprendre rapidement et avec précision les éléments qui constituent les mouvements d’Aikido.
Il est de toute première importance que cette méthode soit utilisée, transmise et préservée.
L’étude qui va suivre pourrait laisser penser que j’adopte une attitude critique vis à vis de cette méthode et que je prends une certaine distance à son égard : un tel sentiment ne serait pas le reflet de la réalité, je ne répèterai jamais assez que cette méthode est le meilleur outil dont nous disposions à ce jour pour guider un débutant sur le chemin de l’Aikido. Ceci est dit haut et clair, doit absolument être entendu, et ne jamais être oublié.
Il vaudrait mieux, dans le cas contraire, ne pas lire les dossiers qui vont suivre.
Les photos ci-dessous, tirées du livre « Traditional Aikido» de maître Morihiro Saito indiquent clairement la direction dans laquelle ikkyo omote doit être exécuté, disons pour simplifier vers l’avant droit de tori:
Sur la photo suivante (EXHIBIT # 2), comparée à la photo n°5 de la série ci-dessus, maître Saito montre une erreur majeure à ne pas commettre : uke est trop loin, il a un appui solide sur sa jambe gauche et n’est donc pas déséquilibré, sa jambe droite est dangereuse, son bras n’est pas contrôlé devant le ventre de tori, il peut s’échapper ou placer éventuellement une contre-technique. Quand il enseignait, Maître Saito expliquait souvent que le contrôle du bras d’uke devant le ventre était un point essentiel d’ikkyo :
Observons maintenant les photos suivantes qui indiquent la direction dans laquelle nikyo omote doit être exécuté. On constate que c’est la même exactement que celle d’ikkyo omote : avant droit de tori.
Comparons maintenant la photo n°3 de cette série nikyo avec la photo montrée comme une erreur par maître Saito sur ikkyo :
Bien que l’angle de la prise de vue soit un peu différent, on se rend compte qu’il s’agit exactement de la même position (saisie du poignet mise à part): uke est loin de tori, il a un appui stable sur sa jambe gauche, son bras n’est pas contrôlé devant le ventre de tori.
Comment cela est-il possible… ?
La réponse est: cela est inévitable.
Pourquoi ?
La biomécanique du corps humain veut que l’enroulement du poignet d’uke en nikyo mette le coude en rotation vers l’extérieur. Pour cette raison, si nikyo est réalisée en poussant droit dans l’angle utilisé pour ikkyo, le coude d’uke se trouve obligatoirement projeté loin de tori. On ne peut pas échapper à cette nécessité, c’est une loi de la nature et chacun peut en faire l’expérience au dojo.
Pourquoi ce problème n’apparaît-il pas sur ikkyo ?
Parce qu’il y a une différence fondamentale entre ikkyo et nikyo : l’immobilisation d’ikkyo est réalisée par le blocage de la butée de l’olécrane sur l’humérus, et il est impossible de provoquer ce blocage si le coude est mis en rotation. Avec ikkyo, la rotation du bras d’uke est amorcée, mais elle n’aboutit à ce premier stade qu’à retourner le bras en une extension simple, coude et poignet ne sont pas mis en rotation, on ne peut donc pas encore parler d’un effet de vrille sur le bras.
Nikyo, la phase suivante, exige en revanche une mise en rotation du poignet d’uke, cette mise en rotation du poignet entraîne inévitablement, par conséquence de la mécanique du bras humain, une rotation du coude d’uke. Cette double rotation du poignet et du coude oblige le bras d’uke à se courber en arc de cercle : nikyo omote est une vrille sur le bras d’uke. Mais si cette vrille est mise en œuvre dans la direction d’ikkyo, le bras d’uke ne peut faire autrement que de partir vers l’avant, en s’éloignant ainsi inévitablement du ventre de tori, ce qui empêche un contrôle efficace.
La direction d’ikkyo permet donc de maintenir le bras d’uke devant le ventre parce que ce bras est mis en extension sans rotation du coude, mais dès que le poignet et le coude d’uke entrent en rotation, la direction d’ikkyo interdit de maintenir le bras devant le ventre.
La seule manière d’éviter le problème qui apparaît ainsi dans l’exécution de nikyo est d’augmenter la rotation de l’axe du corps vers la droite par rapport à ikkyo, ce qui entraîne l’ouverture du hito e mi dans cette direction, comme on le voit sur les photos ci-dessous).
La rotation a trois effets majeurs :
- le bras d’uke n’est pas projeté vers l’avant, il vient se placer naturellement en arc de cercle devant le ventre de tori,
- uke est correctement déséquilibré vers la droite et privé d’appui sur sa jambe gauche,
- tori efface en même temps son dos d’une attaque potentielle venue de l’arrière, il contrôle la direction arrière, il travaille de manière multidirectionnelle.
Le mouvement est conforme au principe de spirale, il est réalisé par l’effet de toupie, tori tourne autour de son axe sans se déplacer, alors que l’exécution dans la direction d’ikkyo est au contraire linéaire, elle oblige tori à se déplacer en faisant un pas vers uke, comme le montrent les photos 4 et 5 de maître Saito :
Cette rotation plus importante autour de l’axe du corps modifie évidemment la direction de l’exécution de la technique nikyo d’une soixantaine de degrés vers la droite par rapport à ikkyo (cf Kajo #6). La conséquence de cette rotation et de l’effet de vrille, c’est que le bras d’uke est amené au sol en plongée, coude plus bas que poignet, et qu’il se trouve alors perpendiculaire au sol à la fin du mouvement, comme on le voit bien sur la photo 4 :
C’est pour cette raison, parce que le bras se présente verticalement à la fin du mouvement, que l’immobilisation de nikyo omote se fait toujours avec le bras d’uke vertical contre la poitrine de tori.
Cette position verticale du bras, caractéristique de l’immobilisation nikyo, est une conséquence de l’effet de vrille né de la rotation plus importante de l’axe, et c’est bien la confirmation de sa nécessité. Tout est lié en Aikido, chaque geste est la conséquence inéluctable de celui qui le précède.
Si l’immobilisation d’ikkyo se fait quant à elle avec le bras d’uke horizontal au sol, c’est avec tout autant de logique parce que le bras d’uke se présente horizontalement à la fin du mouvement ikkyo.
Or il se trouve que l’immobilisation de nikyo omote est parfois enseignée bras d’uke horizontal au sol, avec une torsion finale de son poignet assez malheureuse et inefficace.
C’est une erreur parfaitement logique. L’exécution de nikyo dans la direction d’ikkyo positionne en effet le bras d’uke à l’horizontal :
Et puisque le bras d’uke arrive à l’horizontale, pourquoi faudrait-il artificiellement le mettre vertical pour l’immobilisation ? En un mot, puisque toutes les conditions sont requises pour l’immobilisation ikkyo, pourquoi faudrait-il faire nikyo ? Cependant, comme le pratiquant a appris que nikyo exige une rotation du poignet, il s’efforce scrupuleusement de marquer malgré tout la différence entre ikkyo et nikyo par une vrille du poignet d’uke à la fin ultime de l’immobilisation. Mais réalisée ainsi, la vrille est évidemment inutile puisque le bras d’uke est alors bloqué au sol dans l’extension propre à l’immobilisation ikkyo, et que par définition dans cette situation son coude ne doit pas être mis en rotation. En vrillant le poignet d’uke à ce moment là, tori donne au coude l’envie de partir vers l’avant, et entre ainsi en conflit avec le travail d’immobilisation qu’il vient de réaliser et qui consiste justement à ne pas autoriser le coude d’uke à tourner vers l’avant.
Tout le mécanisme logique de cette erreur est une preuve par l’absurde que nikyo ne peut pas et ne doit pas être exécuté dans la même direction qu’ikkyo.
Une telle erreur empêche de voir la différence entre l’immobilisation de shomen uchi nikyo omote et celle de katadori ikkyo omote par exemple. Dans cette dernière manière de faire ikkyo, la saisie de l’épaule par uke impose une prise de son poignet dans la « forme » nikyo, mais le mouvement demeure ikkyo pour la raison essentielle qu’il n’y a pas de mise en rotation du poignet et donc pas de vrille sur le bras. Le poignet est simplement plié vers le coude, ce qui est bien différent car cette action ne nuit pas à l’utilisation de l’olécrane et au blocage du bras d’uke en extension qui en dépend, comme on peut le voir sur les photos suivantes :
On voit parfaitement sur la photo 4 de la série nikyo omote de maître Saito que le bras d’uke est amené en extension alors qu’il y a pourtant une forte rotation du poignet.Ce n’est pas normal, car cette rotation du poignet entraîne nécessairement la rotation du coude d’uke. On voit d’ailleurs que la main gauche de maître Saito qui tient le coude est entraînée vers l’avant à cause de cette rotation. Il doit donc compenser une telle rotation vers l’avant en maintenant le coude en arrière au prix d’un travail des bras en opposition : c’est en effet la seule manière possible de ramener le bras d’uke dans une position correcte de contrôle devant le ventre de tori avant d’avancer la jambe arrière, si l’on décide, pour certaines raisons que nous nous proposons d’expliquer, d’exécuter nikyo omote dans le même angle qu’ikkyo omote.
Comme cette action en opposition est anti physiologique et intenable, maître Saito relâche très rapidement la vrille qu’il a initialement engagée sur le poignet d’uke, et l’instant d’après il laisse ce poignet remonter, en pliant le coude, pour revenir en réalité à une pure entrée d’ikkyo :
Toutes les conditions d’ikkyo sont donc réunies, le bras d’uke est en extension, parallèle au sol, maître Saito devrait ici en toute logique terminer l’immobilisation dans la forme d’ikkyo, ce qu’il ne fait pas comme on peut le voir :
Pourquoi donc ne fait-il pas l’immobilisation d’ikkyo ? Pourquoi, contre toute logique, arrache-t-il le bras d’uke de la position horizontale pour le ramener en position verticale, en traversant ainsi toute la largeur de sa poitrine pour parvenir jusqu’à son épaule opposée, au risque de perdre le contrôle d’uke ?
Ces questions trouveront une réponse quand nous aurons répondu à celle-ci plus fondamentale : pourquoi maître Saito enseignait-t-il ikkyo omote et nikyo omote dans la même direction ? Est-il possible qu’il ait ignoré la différence technique capitale qui distingue ces deux techniques fondatrices ?
Je ne le crois pas. Je suis même convaincu du contraire.
Je me propose de donner l’explication de cette anomalie, et cette explication fera apparaître une dimension de maître Saito que peu de gens soupçonnent, y compris parmi ceux-là mêmes qui ont vécu longtemps à Iwama et qui utilisent sa méthode chaque jour pour enseigner. Saito sensei était un homme plus profond et plus secret qu’on ne l’imagine, son enseignement est le résultat d’un calcul pleinement conscient dont la rigueur ne cesse de m’étonner.
Mais avant d’avancer sur ce chemin, il est nécessaire de progresser dans les considérations techniques.
Philippe Voarino, mai 2013.