C’est maître Nakazono qui utilisait l’expression « marcher sans les jambes» quand il enseignait l’Aikido en France dans les années soixante.
Qui a compris ce que cela voulait dire véritablement ?
Pendant bien des années pas moi en tout cas. Oh je pouvais en parler bien sûr puisque j’enseignais. L’enseignement consiste pendant longtemps à fournir des explications sur des choses dont on ignore l’essentiel. J’y allais donc comme tant de professeurs de mon couplet sur la rétroversion du bassin, sur l’importance de pousser avec le ventre … etc. Vérités faciles, connaissance bouche-trou, tout cela restait loin en dessous de la réalité que maître Nakazono essayait de peindre au moyen de cette expression coup de poing.
Pour comprendre, on peut essayer de prendre le problème à l’envers et se demander ce que veut dire marcher avec les jambes ? Marcher avec les jambes c’est ce que les humains accomplissent naturellement chaque jour : ils font des pas. Mais voilà quand je marche comme on marche dans la rue, il y a deux choses que je ne peux éviter : la première c’est de lever les pieds et d’opérer un transfert du poids de mon corps d’un pied sur l’autre, la deuxième c’est de me déplacer dans l’espace en quittant d’un pas l’endroit que j’occupais l’instant précédent. Ces deux réalités incontournables attachées à la marche « classique » sont à proscrire dans la pratique de l’Aikido où il n’est pas convenable de « faire des pas ».
Le problème est donc de savoir comment on peut marcher différemment.
Prenons un exemple : je me tiens debout, pieds parallèles, écartés de l’espacement de mes épaules, et je veux me tourner à 90° vers la droite. Je peux faire ce mouvement en ouvrant ma hanche droite vers la droite qui lance ainsi ma jambe droite circulairement vers l’arrière droit. Mon pied droit se pose alors dans un angle de 90° à l’arrière droit de sa position initiale, suivi immédiatement par le pied gauche, entraîné lui par la rotation de la hanche gauche, qui se pose parallèle au pied droit sur l’emplacement qu’occupait précédemment ce dernier. Je suis désormais à 90° à droite de la position de départ. En tournant de cette manière, j’ai levé et reposé mes pieds en transférant le poids de mon corps de l’un à l’autre, et je ne termine pas mon mouvement à l’endroit que j’occupais précédemment : l’espace occupé par mon corps s’est déplacé vers la droite. J’ai « marché avec mes jambes »
Et bien il existe une autre méthode pour tourner à 90° vers la droite. A partir de la même position initiale, pieds parallèles, je place mes appuis sur la balle des pieds, ce qui a pour effet d’« alléger » les talons. Je peux dès lors pivoter sur l’avant de mes deux pieds simultanément, d’un seul mouvement de rotation de l’axe vertical de mon corps, sans avoir à les décoller du sol. Ce faisant, quand je parviens à 90° à droite, mes pieds ne sont plus parallèles entre eux, c'est-à-dire que ma position n’est plus carrée, elle est triangulaire, il s’agit d’un triangle inversé (ura sankaku) : l’angle formé entre le talon du pied droit et les orteils du pied gauche est approximativement de 120°. Je n’ai eu ni à lever ni à reposer mes pieds, ni à opérer un quelconque transfert de poids, mon corps a simplement pivoté sur lui-même. Il s’est déplacé sur place si je peux me permettre cette expression paradoxale. J’ai « marché sans les jambes ».
Ce qui est remarquable c’est que la position dans laquelle je me trouve désormais est la position de l’Aikido, la seule et unique, il n’y en a pas d’autre. C’est à partir d’elle que toutes les rotations de l’axe deviennent possibles.
Et je demande ici une attention toute particulière, car la bonne compréhension de ce qui suit est capitale pour la pratique de l’Aikido : si je considère les pieds j’appelle la position à laquelle je suis parvenu hito e mi, en revanche si je considère le corps dans son ensemble j’appelle cette position hanmi. Autrement dit, hanmi est le nom donné à la position globale du corps quand les pieds sont en hito e mi. Hanmi et hito e mi n’existent pas l’un sans l’autre. Ils constituent ensemble une seule réalité. Dire hanmi et hito e mi c’est comme dire le corps et les pieds. Les pieds font partie du corps, et ce n’est pas parce qu’on leur attribue un nom spécifique qu’ils deviennent un élément séparé. Hito e mi fait partie de hanmi comme les pieds font partie du corps.
Je confesse au passage que j’ai longtemps enseigné le contraire de ce que j’écris là. J’ai enseigné hanmi et hito e mi comme des choses différentes. J’y ai même vu des positions de pieds différentes, comme si hito e mi était une variante de hanmi, comme si en Aikido existaient deux positions de pieds. C’était une erreur magistrale. Il n’y a qu’une position de pieds en Aikido, et je n’avais simplement pas compris la raison d’hito e mi.
Pour bien comprendre cette raison, prenez un sabre et mettez vous en garde chudan à droite, les pieds dans une position triangulaire mais différente d’hito e mi. Prolongez maintenant votre nombril droit devant lui d’une ligne imaginaire et observez bien cette projection de votre ventre : elle est inévitablement toujours décalée d’une quinzaine de degrés vers la gauche par rapport à l’axe de votre sabre. Cela veut dire que votre énergie est dirigée une quinzaine de degrés à côté de votre attaque. Cela signifie que votre force est dispersée et que vous n’avez aucune chance d’être efficace. Vous êtes mort avant d’avoir commencé le combat. Corrigez maintenant votre position triangulaire en prenant la position de pieds que l’Aikido exige que vous adoptiez : poussez le talon de votre pied avant jusqu’à ce qu’il parvienne dans la ligne des orteils de votre pied arrière dans un angle à 120° comme nous l’avons vu plus haut. Ce mouvement, s’il est bien commandé comme il doit l’être par une rotation du bassin vers la droite, ramène votre ventre 15° vers la droite dans le prolongement parfait de votre sabre et vous assoit dans un triangle de force physiquement visible et tangible.
C’est la démonstration qu’hito e mi est la condition sine qua non d’une attitude juste avec le sabre si l’on choisit d’adopter la position triangulaire (sankaku). Il est bien entendu que ce problème est propre à la position triangulaire et n’existe pas dans les écoles de sabre qui ont choisi la position carrée (shikaku).
Si vous posez maintenant le sabre pour la pratique à mains nues de l’Aikido, vous ne devez surtout rien modifier de cette loi profonde des pieds et du corps. Et si vous parvenez à pratiquer aussi bien à mains nues qu’avec un ken ou un jo en conservant dans toutes les circonstances un hanmi rigoureux, c'est-à-dire un hito e mi impeccable, alors votre pratique sera unifiée par la vertu du principe unique de mouvement qui est le cœur de l’Aikido. Car le lien profond qui fait des mouvements d’Aikido une seule famille se trouve là. Hito e mi et hanmi sont le cœur du riai, ils unissent entre elles les formes techniques de l’Aikido comme le serpent de l’ADN unit entre elles les formes vivantes de notre planète, végétaux, insectes ou animaux, et fait de notre monde une seule famille.
Pour marcher sans les jambes, il faut donc que le corps tourne sur lui-même autour d’un axe comme le fait une toupie ou comme le font les derviches tourneurs de Mevlana.
Seule la position triangulaire des pieds dite hito e mi autorise une telle rotation. Il faut donc travailler sans relâche et avec une extrême rigueur cette position bien étrange et bien inconfortable quand on la prend pour la première fois.
Je comprends aujourd’hui pourquoi maître Shioda insistait dans son enseignement sur cette position jusqu’à s’en déboîter le genou, jusqu’à la mettre en photo toute seule sur la couverture de ses livres. Le message était clair, il crevait les yeux, mais c’est le constat de l’évangile : « nous avons des yeux pour ne pas voir ».
Je comprends aujourd’hui la réponse de maître Saito à un élève qui lui demandait naïvement où il fallait chercher le secret de l’Aikido : « *le secret de l’Aikido… mais il est là tout simplement à vos pieds ! *». A l’époque ces paroles tombèrent sur moi comme un oracle de la sibylle, et j’en cherchai longtemps le sens caché, sans comprendre que maître Saito n’avait jamais parlé aussi concrètement.
Je le revois à un autre moment passer à mobylette sur le terrain du dojo d’Iwama où nous nous entraînions librement aux armes en dehors des cours réguliers, et nous lancer de loin, dans un sourire si généreux qu’il faisait remonter son casque : « Hanmi, hanmi, hanmi … ! Là aussi le message était clair et je suis heureux de l’avoir enfin entendu.
J’aimerais ouvrir des perspectives à tous les pratiquants nourris depuis toujours des fameux concepts de shisei et de kamae afin qu’ils soient exigeants, qu’ils ne s’arrêtent pas aux banalités d’usage sur l’importance d’une bonne attitude ou d’une bonne posture, et qu’ils cherchent s’il n’est pas possible de donner véritablement du corps à leurs connaissance, en se demandant si la lecture de shisei et kamae ne serait pas plus intelligible à travers la prise en compte d’hito e mi et de hanmi. Je convie à ce propos à lire la page 31 du livre de maître Tamura « Aikido » consacrée au kamae, à l’explorer à la lumière des explications que j’ai données jusqu’ici, et à décider si shisei, kamae et hanmi ne décrivent pas par hasard une réalité unique dont l’origine serait hito e mi et l’aboutissement irimi.
Sans compréhension qu’il est possible de se déplacer sur place ne peut naître la compréhension qu’il est possible d’entrer en sortant : entrer dans la garde de l’adversaire en sortant simultanément de sa ligne d’attaque. C’est la définition d’irimi. O Sensei ayant lui-même défini l’Aikido comme la manifestation d’irimi, il ne semble pas que résumer la petite étude qui précède au moyen de la formule suivante soit un raccourci exagéré :
il n’y a pas d’Aikido sans irimi, pas d’irimi sans hanmi, pas de hanmi sans hito e mi.
Pour finir je remercie du fond du cœur mon ami Alain Grason dont l’intuition… et l’obstination furent déterminantes pour m’amener à la claire vision de la position hito e mi comme le socle sur lequel repose toute la construction de l’Aikido physique.
Oui, le secret de l’Aikido est là… tout simplement à nos pieds.
Philippe Voarino, Antibes, lundi de Pentecôte 2011.