C’était une jeune étudiante en Lettres, à vingt ans on a des idées quand on a lu un peu, et elle avait dans l’idée que l’étude d’un art martial gêne la spontanéité. J’avais le même âge, débutais à peine l’Aikido, et ne fus pas capable de lui faire cette réflexion simple : en quoi la spontanéité est-elle garante de l’action juste ?

A trente ans, j’ai réfléchi à mon passé. Les victoires que j’avais remportées n’étaient pas dues à la maîtrise de la stratégie. Peut-être étaient-elles le fait d’un don naturel, ou d’un ordre du Ciel, ou de l’infériorité de la stratégie des autres écoles. Alors j’ai recherché matin et soir quel était le Principe de ces victoires, et compris la Voie de la stratégie à l’âge de cinquante ans.

Miyamoto Musashi, qui écrit cela à la fin de sa vie, a tué son premier adversaire en duel à treize ans, il a abattu le deuxième à seize ans, à trente ans il avait vaincu toutes sortes d’adversaires valeureux au cours d’une soixantaine de duels. Il est vraisemblable qu’il n’a pas pu survivre à ces combats sans appliquer spontanément certaines des lois qu’il allait ensuite mettre vingt ans à comprendre. Mais ses qualités spontanées d’escrimeur n’auraient pas suffi à l’épargner si la part du destin qui était le sien, comme il l’écrit lui-même, n’avait aussi contribué à sa survie. S’il est certain que la spontanéité est nécessaire, elle ne peut en effet garantir à elle seule une action parfaite, il faut pour cela accéder en plus à la claire vision du Principe.

Rien n’est plus naturel que le Principe d’action, trésor de la nature s’il en est. Mais ce n’est pas spontanément que l’homme accède à sa nature, il lui faut la chercher, et c’est un travail. Le savoir n’est pas plus spontané que n’est programmée la liberté, rien n’est acquis, tout est gagné, tout est ouvrage et effort, souffrance aussi. Mais il n’est écrit nulle part qu’apprendre le solfège empêche de devenir Bach ou Mozart, car on n’est pas, on devient, c’est ce que n’avait pas compris ma jeune étudiante en Lettres.

Bien que le principe d’action n’apparaisse pas spontanément à l’homme, il faut néanmoins de la spontanéité pour le mettre en œuvre. Car la raison et l’intuition marchent la main dans la main sur le chemin suivi par Musashi, et c’est seulement en mariant les deux qu’il est possible de donner un sens à cette phrase qui est aussi de lui, et qui demeure hermétique autrement :

La valeur véritable de l’escrime ne se borne pas à sa technique."

Pour comprendre, essayons d’éviter les limites de la raison, et donnons pour une fois la parole à la poésie, demandons à Verlaine ce qu’il en pense, ce sera un clin d’œil à l’étudiante de ma jeunesse.

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il existe cinq gardes avec le sabre long, ces cinq gardes sont légitimes et absolument nécessaires, mais elles "pèsent" comme un couvercle sur la liberté de mouvement si on les voit comme des postures. Musashi avertit :

La garde c’est l’attente d’un assaut. Comprenez bien ceci.

Toute position en effet est une pose, c’est une attente. La garde véritable n’est pas cela. Considérer la garde comme une position, c’est figer l’esprit dans une attitude défensive qui ne convient pas aux exigences d’un duel, et encore moins à celles du champ de bataille où les adversaires surgissent de tous côtés, faisant de la mobilité la clef de la sécurité.

La sécurité ne doit pas pour autant être recherchée en tant que telle, pas plus que le déplacement. La frappe du sabre commande seule, c’est elle qui exige le mouvement. Une coupe sans mouvement est un geste sans vie, et un geste sans vie est inefficace. Quiconque essaye un jour de prendre un sabre dans chaque main et de couper réellement à travers des objets solides et denses, comprend qu’il n’est pas possible de faire cela à la seule force des bras : c’est seulement le mouvement rotatif du corps entier qui permet de couper avec la puissance nécessaire, la puissance d’une hélice.

Ainsi, le déplacement n’est jamais qu’une conséquence du mouvement, et la sécurité une conséquence du déplacement. Quand le mouvement est conforme au Principe, il n’y a pas à se préoccuper du déplacement ou de la sécurité, ils sont donnés par surcroît, et de manière parfaite. Cette coïncidence permanente entre les exigences de la coupe et celles de la sécurité, qui s’exprime en un déplacement unique, est remarquable et doit faire réfléchir : par quelle merveille le déplacement qui convient idéalement à la coupe du sabre est-il en même temps le déplacement qui convient idéalement à la sécurité du guerrier ?

La coupe authentique a l’énergie d’une "vague", elle en a l’itinéraire aussi. La vague monte et descend dans un rythme lent et puissant qui ne vient pas d’elle, mais des profondeurs de l’océan. Le mouvement du sabre est comme celui de la vague, il n’est pas le résultat du choix particulier de l’homme qui le tient dans ses mains, mais l’expression d’un rythme plus grand qui traverse son corps comme une onde.

Ce rythme est en rapport avec la "musique" de l’univers, et la musique de l’univers repose sur l’"Impair". Nul ne sait pourquoi le Un s’est un jour divisé – à cause d’une infinie solitude peut-être – c’est ainsi en tout cas qu’est apparu le Deux, que l’Orient a nommé Yin et Yang. Le grand Tout, le Un, a accouché de Deux, et Trois n’est pas autre chose que l’activité même par laquelle Deux s’est extrait de Un, c’est pourquoi on donne à ce phénomène le nom de Trinité : du Père au Fils par le Saint Esprit. La Trinité est sainte, en Occident comme en Orient, elle est impaire et de nature spirituelle, mais par Trois, le Principe oriente ensuite l’énergie vers la production des êtres de matière, dont il est à la fois l’origine et la possibilité.

C’est pourquoi la garde du sabre ne peut être qu’un triangle, en Aikido nous disons sankaku ou hanmi. Ce triangle, comme celui de toute création, est la possibilité et l’origine du mouvement. Mais c’est seulement par Deux que le triangle peut créer, par la rotation complémentaire des deux parties du corps autour de l’axe vertébral (deux hanches, deux pieds, deux bras), rotation qui porte en Aikido le nom d’irimi-tenkan. Sont alors manifestées les formes particulières produites par le Principe quand il entre en action dans le domaine du sabre : celles de la technique. Quand Trois produit, la musique est juste, la technique est divine, l’homme est porté par une force plus grande que lui. Quand l’homme croit qu’il peut agir seul, à sa mode, quand la technique est personnelle, trop humaine, les dieux qui font normalement danser le sabre l’ont désertée, le mouvement sonne faux.

La Voie consiste pour l’homme à laisser parler à travers lui le grand plan de l’univers. Si la technique n’est pas divine, elle est sans valeur, illusion ou imposture peu importe. Quand la technique au contraire est en harmonie avec le plan de l’univers, elle est fluide et légère, aérienne elle est "soluble dans l’air".

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Ainsi,

Le sabre vole pareil au vers du poète,
Qui fuit d’un lieu l’autre et jamais ne s’arrête.

La poésie porte l’amour. Comme elle impaire, vague et soluble dans l’air, l’escrime au grand sabre porte la mort. Mais toutes deux agissent selon les lois éternelles qui gouvernent la transformation du monde par le renouvellement des êtres. Elles sont les deux faces de la même énergie, et à elles deux un hymne à la vie.

L’amour et la mort, il faut longtemps pour comprendre l’équilibre du rouge et du noir, et tout vient tard sans doute, mais il est dans le cours des choses que l’oiseau de Minerve ne prenne son vol qu’à la tombée du jour, et que lui soient interdites les promesses de l’aube.

A toi donc Janus, maître des fins et des commencements, qui nous visites tous les cent ans. Pour le siècle que tu ouvres maintenant entre 20 et 21, et pour finir en poésie, je t’en prie "d’un signe, serre les portes de ton candide sanctuaire".

Ainsi vont vers vous mes vœux véritables.

Philippe Voarino, Janvier 2021