Limite du suburi
Quand on veut répondre sérieusement à certaines questions, on ne peut le faire parfois qu’en ouvrant un horizon, et je choisis une fois encore de faire profiter les "TAIonautes" des considérations intempestives auxquelles mène cette question d’Eric posée sur YouTube :
"Bonjour, dans le suburi 7, vous expliquez que suite au tsuki, en raison de l'orientation du ken, la suite ne peut-être que yokomen, parfait; néanmoins pourquoi dans le kumitachi (à 3mn01 de la vidéo) indiquez-vous shomen suite à votre tsuki ??? Merci."
Bonjour Eric.
C’est bien vu… et bien entendu aussi.
Je ne voulais pas entrer dans cette explication qui est difficile et exige une familiarité que tout le monde n’a pas avec le principe de déplacement de l’Aikido. Je ne voulais pas y entrer… à moins que quelqu’un ne pose la question. Tu l’as fait, et je te remercie de me donner ainsi l’occasion de dire ce qui va suivre, car cela - à ma connaissance - n’a pas été expliqué auparavant. Il va juste falloir s’accrocher un peu.
Toute attaque constitue une ouverture, et si on n’attaque pas en Aikido c’est pour cette raison fondamentale. La non-violence est un sentiment qui s’est greffé après coup et opportunément sur cette raison physique première.
Pourtant, que nous apprennent les sept suburi de l’aiki-ken… sinon à attaquer selon une ligne droite ? Chacun de ces exercices enseigne en effet une manière d’avancer, d’aller tout droit vers l’adversaire pour l’abattre au moyen d’une fente avant profonde, que ce soit avec shomen, avec yokomen, ou avec tsuki.
Comment dès lors concilier ces exercices linéaires d’attaque avec le principe de l’Aikido qui vient d’être énoncé ?
Et bien c’est très simple : uchitachi ne fait pas d’Aikido, les suburi ne sont pas encore l’Aikido.
Si l’Aikido n’attaque pas, l’Aikido ne peut pas en effet se trouver dans un exercice d’attaque.
Si les Saito et les Tamura perdaient à chaque fois qu’ils attaquaient O Sensei, ce n’est pas parce qu’ils étaient moins forts ou moins rapides que lui, c’est parce qu’ils attaquaient, qu’ils attaquaient en utilisant les exercices d’attaque que sont les suburi, et qu’ils permettaient ainsi au Fondateur de répondre avec l’Aikido :
Ce dernier a expliqué la vanité de toute attaque quand celle-ci se trouve confrontée au principe d’action de l’univers.
Mais pour autant, cela n’empêche évidemment pas l’attaque d’être menée dans le respect d’une logique rigoureuse. Un des éléments de cette logique, Eric, est celui que j’ai souligné dans la vidéo et dans l’article "Le juste geste" auxquels tu fais référence : si j’attaque avec tsuki, et que je veux ensuite enchaîner une frappe de taille vers l’avant, je ne peux effectivement le faire qu’avec yokomen. Shomen serait impossible dans ce contexte pour les raisons logiques, physiques, évoquées dans l’article, et c’est pourquoi Maître Saito enseignait les suburi 6 et 7 avec yokomen.
Uke tachi, pour ce qui le concerne, n’est pas placé dans ce contexte d’attaque vers l’avant, c’est même tout le contraire, il est attaqué. Cette différence est fondamentale, parce que dans cette situation il a la liberté d’utiliser le principe d’action de l’Aikido qui est interdit à uchi tachi.
Que dit ce principe ? Qu’au moment de l’attaque adverse il faut quitter la position hanmi pour frapper en kenka goshi. C’est ce que fait le Fondateur sur les photos et sur les films que nous avons de lui, il y est toujours en carré au moment où il frappe et jamais en hanmi :
Et maintenant le point difficile.
Dans une situation simple - avec un adversaire unique - uke tachi doit reprendre sa position hanmi aussitôt après avoir frappé en kenka goshi. La nouvelle position hanmi est décalée seulement de la valeur d’angle du déplacement d’uke tachi (nous avons vu dans l’article "La rotation du triangle" que c’est ainsi que le triangle se met en rotation).
Mais quand il est soumis aux assauts simultanés de plusieurs adversaires, uke tachi n’a pas le temps matériel de reprendre la position hanmi entre chaque attaque. C’est ce qui se passe sur la vidéo à laquelle tu fais référence, Eric, entre le tsuki en kenka goshi sur la gauche, et le shomen en kenka goshi sur la droite (car il s’agit bien d’un shomen).
Il faut également faire attention à une condition nouvelle : la frappe kenka goshi shomen est portée à 90° à droite de la frappe tsuki, alors que dans le suburi la frappe yokomen est exécutée dans la même direction que le tsuki (l’exercice se fait sur une ligne).
Ces deux différences ne sont pas sans conséquence.
Pour ce qui concerne la première différence :
Dans le suburi 7, le passage d’une fente avant gauche à une fente avant droite, dans la même direction, oblige l’inversion des hanches au terme d’une rotation de 180°. Ce vaste mouvement de rotation entraîne le sabre qui - du fait de son orientation angulaire au départ de l’action - ne peut faire autrement que suivre un trajet analogue, dans une oscillation inévitable de la gauche vers la droite, yokomen donc comme nous l’avons vu.
Mais dans le passage de kenka goshi à gauche à kenka goshi à droite, il n’y a pas de rotation vers l’avant.
Il y a seulement ce que l’on pourrait appeler une bascule des appuis de la gauche vers la droite. Dans ce passage très réduit, le sabre n’est pas entraîné dans la grande spirale de frappe yokomen du suburi 7. C’est pourquoi uke tachi peut le monter au-dessus de sa tête pour prendre la garde jodan, sans entrer en conflit avec une rotation des hanches (comme ce serait évidemment le cas si l’on voulait placer un shomen après le tsuki du suburi 7).
Pour ce qui concerne la deuxième différence, le mieux est de l’éprouver physiquement :
Prends un ken, Eric, et frappe tsuki à gauche en kenka goshi. Commence ensuite à monter le ken - avec l’angle inévitable dû à l’orientation de la lame à 45° - comme si tu voulais faire le suburi 7. Mais au lieu de pivoter vers l’avant pour faire le suburi, pivote l’axe de ton corps à contresens de cela, vers l’arrière droit donc, sans modifier l’emplacement de tes appuis. Tu t’aperçois alors que cette rotation de l’axe du corps vers l’arrière, quand elle est combinée avec un angle de lame à 45°, amène naturellement le ken vertical au-dessus de la tête, en garde jodan donc.
La nécessité du yokomen a disparu, elle est annulée par la différence qu’il y a entre la frappe du suburi à 180° vers l’avant, et la frappe à 90° vers l’arrière qu’impose la réalité.
Cette réalité est bien faite si l’on peut dire puisque la garde jodan est justement nécessaire. Car uchi tachi ne pouvant faire autrement dans ce contexte qu’attaquer avec yokomen, uke tachi est alors en mesure d’entrer dans la coupe de ce dernier en abattant son shomen, c’est à dire en utilisant la frappe majeure du sabre japonais.
Il le fait avec la sensation de puissance et de tranquillité que confère en Aikido le carré kenka goshi :
Shomen donc pour répondre à yokomen.
Cet enseignement avait survécu dans l’Aikido des années 70, celui de mes débuts. J’ignore s’il est encore bien compris ou appliqué aujourd’hui, mais c’est effectivement une nécessité. Yokomen ne répond pas à yokomen, c’est une loi, et c’est l’enseignement fondamental qu’il faut retirer des deux exercices d’awase du sabre dans la méthode de Maître Saito (go no awase et shichi no awase).
Si tu observes maintenant de près, Eric, les trois photos que j’ai utilisées pour illustrer cet article, tu t’apercevras que l’attaque au moyen du suburi oblige à chaque fois uchi tachi à se retrouver dans une fente avant hanmi. Il ne peut pas faire autrement.
En revanche, tu verras qu’O Sensei quant à lui n’est jamais en hanmi quand il reçoit cette attaque, mais bien en carré, en kenka goshi. Il ne peut pas en être autrement en vertu du principe de déplacement de l’Aikido.
Ceci montre que le suburi atteint ici sa limite, et confirme qu’il ne se situe pas à proprement parler dans le champ de l’Aikido. Il n’est qu’un élément parmi d’autres d’une préparation générale, un échauffement comme j’ai déjà pu le dire.
O Sensei a maintes fois insisté sur le caractère fondamental de hanmi, mais c’était à chaque fois en tant que position.
Cette recommandation est généralement expliquée par la raison que cette position est celle qui offre le moins d’ouvertures aux attaques. C’est vrai, mais c’est un peu court. La raison profonde de la position hanmi c’est qu’elle est ouverte justement, non pas aux attaques, mais dans les six directions (roppo), et qu’elle seule permet grâce à cette caractéristiques de partir instantanément dans six directions différentes, ce qui en fait la position du mouvement :
O Sensei a posé pour la photo ci-dessus, mais il n’a en revanche jamais indiqué que hanmi se trouvait dans l’action. Hanmi n’est nulle part ailleurs que dans la position hanmi.
Bien sûr nous n’avons pas compris cela - moi le premier - et pendant trop longtemps. Nous avons pensé que tout en Aikido devait se faire en hanmi. Nous étions confortés dans cette voie par la pratique en ligne et en hanmi des suburi, que nous pensions évidemment être de l’Aikido. L’effacement du corps était le maître mot ! Mais le corps en Aikido ne doit pas s’effacer, il doit s’affirmer.
Dans le contexte actuel d’enseignement de l’Aikido où l’on continue – contre l’expérience et contre l’évidence - à former les pratiquants à couper en hanmi dans toutes les circonstances, je doute fort, Eric, que tout ce que j’ai dit là puisse soulever le moindre intérêt, et encore moins être d’un quelconque profit.
Mais j’ai répondu honnêtement à ta question.
Bien à toi
Philippe