Lettre ouverte à YEHUDA LANCRY
Ancien ambassadeur d'Israël en France et à l'ONU.
Bonjour Yehuda.
L'impuissance de l'homme devant les événements dont la dimension le dépasse infiniment est un sentiment pénible, mais un individu tout seul n'est pas coupable bien sûr de ne pas trouver remède à la misère qui écrase le monde. La destruction du Liban par l'armée israélienne en ce mois d'août 2006 fait partie de ces phénomènes de l'histoire face auxquels on se sent investi de pouvoirs à peu près aussi étendus que ceux d'un grain de poussière. Cependant les grains de poussière eux-mêmes ont leur histoire.
A la fin des années soixante-dix, nos études communes à l'université de Nice et sans doute certaines affinités de pensée nous avaient rapproché d'un professeur de philosophie original, et permis de nouer des relations que l'on peut je crois qualifier d'amicales. Chacun de nous a ensuite effectué son parcours. Tu as choisi une carrière diplomatique et ta voix est désormais écoutée dans ton pays et à l'étranger. Quant à moi, je suis allé apprendre au fond du Japon un art qui porte le nom d'Aikido. J'enseigne dans différents pays et depuis une dizaine d'années je me rends souvent au Liban pour aider au développement de cet art. Je connais bien ce pays, j'y ai des élèves, j'y ai des amis, parmi les chrétiens et parmi les musulmans aussi. Au titre, d'une part, des relations amicales que j'ai pu entretenir avec toi, représentant d'Israël, et, d'autre part, des liens que j'ai tissés avec mes élèves et mes amis libanais, les circonstances m'invitent aujourd'hui à prendre la parole. Car l'Aikido ne se pratique pas seulement dans un dojo, il a des implications dans la façon de percevoir le monde et donc dans les prises de position et les actions de la vie quotidienne. Un tel éditorial, s'il peut sembler un peu inhabituel sur ce site internet, n'est donc pas hors sujet.
Quand le Japon entra dans la deuxième guerre mondiale en 1941, le Fondateur de l'Aikido, Morihei Ueshiba, protesta en démissionnant de toutes les fonctions officielles qu'il occupait au sein de l'administration nationale des arts martiaux, et en quittant Tokyo pour vivre et enseigner son art dans un simple village. L'Aikido, est un art martial qui apprend en effet que c'est bien courte vue de croire que la résolution des conflits passe par l'attaque frontale et la destruction de l'autre. Cette myopie a conduit le Japon au cataclysme que l'on connaît, à l'anéantissement d'une partie de sa population dans des conditions épouvantables, à l'occupation militaire et à l'éradication de sa culture ancestrale. L'Aikido repose sur la claire vision que dans l'univers, la résolution des conflits passe par l'union des contraires qui sont en réalité des complémentaires, par l'union de l'eau et du feu. Je sais que ceci n'est qu'une phrase et que reste encore à savoir quel sens il convient de placer derrière ces mots. La spéculation intellectuelle, n'est pas un outil suffisant pour rendre compte d'une aussi profonde vérité. Mais je pourrais démontrer, grâce à l'Aikido, ce que j'entends par de tels propos. Tôt ou tard, le choix qui consiste à vouloir détruire l'autre, que ce soit avec un sabre ou sous un tapis de bombe, se retourne contre l'auteur de ce choix. Je voudrais qu'il soit bien entendu que je ne me place pas pour dire cela d'un point de vue moral. Le point de vue moral est un obstacle à l'intelligence véritable du monde. Je me place du point de vue du principe de réalité. Et la réalité est que l'univers fonctionne selon d'autres lois que celles de la force brutale d'opposition. L'eau qui descend de la montagne ne pousse pas les lourds rochers, elle les contourne, elle les attaque là où ils ont le moins de consistance. C'est ainsi qu'ils finissent un jour dans la plaine. La souplesse triomphe de la dureté. Ne pas respecter les lois de l'univers revient à s'opposer à lui. En entrant au Liban, Israël n'est pas entré en guerre contre le Hezbollah, Israël est entré en guerre, sans y prendre garde, contre le Principe selon lequel toutes choses sont organisées au sein de l'univers. Aussi grande soit la force de celui qui agit ainsi, un tel combat est par trop inégal, il ne peut pas être gagné. Et la légitimité n'a rien à voir avec cela. Bien loin de moi en effet Yehuda l'idée de prendre parti, de dire où est le droit et qui a raison, de choisir un camp et de condamner l'autre. Rien ne justifie que meurent des enfants, quel que ce soit le côté de la frontière que l'homme a tracée. Mais tant de fois on parle quand il faudrait se taire pour que je ne demeure pas muet aujourd'hui quand la parole est tout ce que j'ai pour ne pas être inutile.
Je jette ces quelques lignes sur le web un peu comme on jette une bouteille à la mer, sans savoir si elles tomberont sous tes yeux, mais avec l'espoir qu'elles te parviendront. Les chemins qui réunissent les hommes ne sont pas toujours les plus directs. Et en t'adressant mes amitiés, je formule le vœu que tu sois inspiré par les lois éternelles qui gouvernent l'univers pour contribuer à mettre un terme à ce conflit.
Philippe VOARINO, Antibes, 08 août 2006