Les cailloux
Le Petit Poucet avait jeté des cailloux lors de son parcours dans la forêt, afin qu’ils lui servent de repères pour retrouver son chemin.
Il y a dans les kumitachi et les kumijo de la méthode Saito le même genre de cailloux, qui nous permettent de retrouver le chemin de l’Aikido. Car l’Aikido ne se trouve pas encore dans la nécessaire phase de préparation que constituent ces exercices.
Le kumitachi n°4, qui est illustré sur la vidéo, est un bon exemple de cela :
En effet, quand ce kumitachi n°4 est exécuté en ligne avec un seul adversaire qui attaque de manière répétitive, le deuxième temps d’uketachi est parfaitement incompréhensible. Ce temps consiste à abattre la lame d’uchitachi d’une frappe de la droite vers la gauche alors qu’on vient dans la réalité de transpercer cet adversaire avec un tsuki.
Mais enfin, si uchitachi est transpercé il s’écroule avec son sabre, et il n’y a pas lieu alors de "détourner" un sabre qui n’est plus là.
Voilà le cailloux.
On peut tout à fait répéter ce geste pendant trente ans, et se contenter de l’enseigner sans comprendre sa raison. Ce n’est pas grave dans la mesure où la chose importante consiste à ne pas le perdre, à le transmettre. Un jour ou l’autre quelqu’un en redécouvrira la raison, car rien n’est sans raison dans la méthode d’enseignement de maître Saito. Mais il n’est pas non plus interdit de chercher à savoir ici et maintenant.
Comme cela est démontré sur la vidéo, la frappe sur le sabre du deuxième temps d’uketachi correspond - dans la réalité d’une attaque venue des quatre directions - à la frappe sur le bras droit du deuxième des quatre adversaires qui doivent être neutralisés :
Comme - par définition - il est impossible de faire cela avec un adversaire unique, Maître Saito a laissé l’indice de cette coupe, sa trace, dans l’exercice linéaire, en obligeant uketachi à en exécuter le simulacre sur le sabre d’uchitachi, quand bien même ce geste n’a aucune raison d’être dans ce contexte. Son idée, son espoir, son pari peut-être, étaient de ne pas rompre le fil de la réalité multidirectionnelle de l’Aikido, dans l’exercice unidirectionnel de la méthode.
Il a ainsi laissé, dans de nombreux kumitachi et kumijo, des mouvements irrationnels, incompréhensibles quand l’exercice est pratiqué avec un seul adversaire, mais dont le sens s’éclaire quand on replace ces mouvements dans le contexte martial d’une attaque venue des quatre directions.
“Nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai per una selva oscura, ché la diritta via era smarrita.” Morihiro Saito, comme le Petit Poucet, a semé les cailloux qui permettent de retrouver le chemin perdu de l’Aikido – à condition bien-sûr que ces cailloux ne soient pas perdus à leur tour. C’est en ce sens qu’il est impératif de préserver la méthode qu’il nous a léguée, en comprenant toutefois que la seule raison et la seule justification de cette méthode sont de permettre son propre dépassement. La méthode est figée, et il est impératif qu’il en soit ainsi, c’est seulement parce qu’elle est figée qu’elle peut mener à la liberté, parce que se complémentent ainsi les phénomènes en vertu des oppositions du yin et du yang… encore faut-il que l’on veuille bien chercher.