C’était quelques années avant que Tamura sensei ne s’installe en France, quelques années même avant que n’arrive en Europe Nakazono sensei. Tu faisais tes premiers pas en Aikido sous la férule d’un pionnier, un professeur d’Aikido de légende, le premier débarqué sur le sol d’Europe : Tadashi Abe.

C’était le moment aussi de la naissance du club des Eléphants, qui regroupait les plus de cent kilos de l’Aikido. Il y avait dans cette bande de copains de tatamis les gabarits imposants de Jean Lindebrings, de Gérard Gras et de Georges Gailly. Parce que tu n’étais pas beaucoup plus épais qu’un stockfish à l’époque, c’est au titre d’éléphanteau qu’on t’avait admis au club.

Et quand votre petit groupe accueillait Nakazono à Orly ou à Zaventem en barrissant dans l’aérogare afin que le sensei repère la petite troupe des pachydermes de l’Aikido venus à sa rencontre, les voyageurs riaient de bon cœur, à une époque où l’on savait encore s’amuser.

Tadashi Abe est rentré au Japon, Nakazono a quitté l’Europe à son tour, Noro préféra enseigner dans son dojo privé, et c’est donc le jeune Tamura qui devint ton quatrième professeur. Que n’as-tu fait pour lui faciliter la vie, pour créer en Europe les structures les mieux adaptées à son enseignement, et d’une manière plus générale au développement de l’Aikido?

Avec quelques amis, tu as fondé en 1969 l’Association Culturelle Belge d’Aikido, et c’est toi qui représentas la Belgique au 1er Congrès de la Fédération Internationale d’Aikido en 1976 à Tokyo, ainsi qu’au 2ème Congrès à Hawaï en 1978. C’est à cette dernière occasion que tu rencontras Seiichi Sugano et que tu l’importas en Belgique, comme tu le disais avec cette verve inimitable du parler bruxellois. Il devint ainsi, avec l’accord de maître Tamura, et sous ta direction administrative, le Conseiller Technique officiel de l’A.C.B.A. C’est cependant Tamura qui te donna ton quatrième, puis ton cinquième dan au début des années 1980.

Tout au long des années 1978-1986, c’est toi et ton épouse Jeannine qui assurèrent la parution des 32 numéros que vécut la revue Europe Aikido. Vous étiez chargés du suivi des articles, de leur traduction, de la mise en page, des contacts avec l’imprimeur, de la correction des épreuves, et de la diffusion internationale. Merci à tous les deux pour la somme immense de travail consacré à cette revue qui fut un lien important pour la communauté des pratiquants d’Aikido d’Europe en ce temps là.

C’est dans les articles techniques de cette revue, où écrivait régulièrement maître Tamura, que fut puisée la base du livre « Tamura Aikido », publié en même temps que les derniers numéros du magazine, par l’Association Europe Aikido, dont tu fus membre fondateur. Si ton vieux copain Chassang en assuma pour l’essentiel la conception, c’est toi encore, avec Jeannine, qui vous chargèrent d’expédier ce livre aux souscripteurs du monde entier. Et tu as peu à peu porté à la poste, dans le coffre de la voiture de Gailly, les quatre tonnes de bouquins dont l’imprimeur avait rempli ta cave. Merci à tous les trois pour votre travail généreux, enthousiaste et bénévole, merci de la part de tous ceux qui n’ont jamais entendu parler de vous, mais qui n’auraient pu lire ce livre sans votre dévouement.

En 1982, la cuisine électorale d’une personne sans manières, réussit à vous évincer, toi et Georges Gailly, du comité directeur de l’association que vous aviez créée. C’est ainsi que tu quittas l’A.C.B.A, le cœur en déroute, mais tu suivis le conseil que te donna maître Tamura chez toi, près de ce poêle ardennais autour duquel il aimait tant se chauffer : tu créas avec Gailly la Brussels Aikido and Budo Federation, et elle est toujours active trente ans plus tard.

Pour ma part, c’est à la fin des années 1980, dans la société de réflexion des Alphas de l’Aikido, que j’ai fait ta connaissance. Pour le meilleur, Georges, pour le meilleur. Pas une fois au cours de ces 25 années je n’ai vu Rousseau manquer à sa parole ou à son amitié. Un homme solide et droit, sur qui l’on peut compter, c’est ainsi que Pierre Chassang t’avait décrit. Il ne s’était pas trompé. Tes élèves d’autrefois et d’aujourd’hui sont le meilleur témoignage du temps et de l’énergie que tu dépensas sans compter à courir le monde pour O Sensei, comme tu aimais le dire.

Jeannine t’a précédé il y a six mois, et aujourd’hui même, alors que j’écris, tu prends le train pour la rejoindre. Ta vie sans elle était une torture. Sois en paix désormais. Au-delà de l’Aikido qui nous a réunis et fait partager tant de moments mémorables, je garderai de votre couple l’idée d’une unité que seule la mort a pu briser, et d’une générosité dont le souvenir ne me quittera pas.

Adieu vieux Georges, merci pour ton exemple, merci pour ton aide mille fois renouvelée, merci d’avoir servi l’Aikido comme tu l’as fait.

Je ne suis pas seul aujourd’hui à me sentir orphelin.

Philippe Voarino, 26 mai 2015