Sauf cas très exceptionnel, un candidat qui obtient un grade d’Aikido ne devrait pas normalement être en mesure, sur le plan de la connaissance, de présenter le grade suivant immédiatement après.
L’administration japonaise de l’Aikido a donc jugé qu’il fallait attendre un temps minimum entre chaque grade. Cela ressemble à du bon sens. Un jour, quelques personnes autour d’une table ont décidé officiellement la durée de ce délai :
- deux ans avant le 2ème dan,
- trois ans avant le 3ème,
- quatre ans avant le 4ème,
- cinq ans avant le 5ème,
- six ans avant le 6ème,
- sept ans avant le 7ème
- et huit ans avant le 8ème dan.
Je ne crois pas que l’on puisse contester l’utilité de cette règle générale du point de vue bureaucratique de l’administration des grades. Mais la progression linéaire rigoureuse du découpage opéré par l’Aikikai (2-3-4-5-6-7-8 années) montre qu’il ne s’agit jamais que d’un outil de gestion, et qu’il est à ce titre indicatif et nécessairement approximatif.
Cet outil ne peut pas rendre compte de la réalité et de la vérité de la progression d’un individu. Il n’a pas été conçu pour cela. L’évolution du vivant ne procède pas manière aussi linéaire. Dans les manuels militaires on dit que le fût du canon met un certain temps pour refroidir, et bien le pratiquant d’Aikido met lui aussi un certain temps pour progresser d’un niveau à un autre. Et ce n’est pas faire injure à l’Aikikai que de reconnaître dans le dosimètre utilisé pour apprécier les délais en question la fameuse louche française.
Certains candidats auront donc besoin d’un temps plus long que le délai « type » pour arriver à la maturité du grade en question. A l’inverse, il n’est pas impossible, par exemple, qu’un excellent 2ème dan parvienne au niveau du 3ème dan en moins de trois ans. En dépit de sa compétence précoce, il attendra comme les autres les trois années réglementaires.
Et il y a une certaine logique à ce que chacun respecte ainsi les règles du jeu. Mais ceci dit, est-il inimaginable d’avoir par rapport à ces règles un soupçon de recul et de souplesse ?
Quand j’apprends que des candidats fédéraux ne peuvent pas se présenter à un examen de 4ème dan parce qu’il leur manque deux jours sur un délai de quatre ans, je me demande pourquoi l’UFA ne pousse pas le zèle jusqu’à rapporter le délai en minutes afin de vérifier qu’il ne manque pas à tout hasard vingt cinq ou trente secondes à un quelconque resquilleur.
Il n’est pas besoin d’être Montesquieu pour comprendre qu’on peut distinguer l’esprit d’une loi et son application à la lettre. A toutes fins utiles, voici le parcours d’examen de Morihiro Saito auprès d’O Sensei:
- 1946 : débute l’Aikido à Iwama
- 1947 : 2ème dan (un an seulement après avoir débuté, et sans avoir présenté le 1er dan)
- 1949 : 3ème dan (après deux ans seulement)
- 1950 : 4ème dan (un an plus tard seulement)
- 1955 : 6ème dan (cinq ans plus tard seulement, et sans avoir présenté le 5ème dan)
- 1962 : 7ème dan (seule étape pour laquelle Maître Saito ait respecté les « délais »)
- 1968 : 8ème dan (après six ans seulement)
Une rapide addition permet de vérifier que ce parcours effectué en 22 ans par Morihiro Saito n’aurait été possible qu’en 35 ans selon les critères administratifs de l’Aikikai. Pour autant, je n’ai pas entendu dire qu’une contestation quelconque se soit jamais élevée à l’Aikikai contre l’autorité technique de Maître Saito.
Le formalisme pointilleux des instances fédérales me fait penser à la phrase de Gide:
Où l’on souhaite de la musique on trouve de l’éloquence et de la ratiocination.
Où l’on souhaite de l’Aikido on trouve désormais des arguments comptables. La vérité est qu’il n’est pas facile de juger avec précision et certitude la valeur technique d’un pratiquant d’Aikido. Où se situe exactement la barre entre un excellent 3ème dan et un 4ème dan moyen ?
Quand Morihiro Saito progressait, il se trouvait quelqu’un – O Sensei en l’occurrence – capable de juger ses progrès et de décider, en pleine autorité, du niveau technique de son élève à un moment donné. Le poids de cette responsabilité reposait sur les épaules d’un homme, mais l’autorité de cet homme reposait elle-même sur une connaissance.
Et j’en arrive à me demander si la ferveur zélote avec laquelle les fédérations se retranchent aujourd’hui derrière des règlements rigides, ne tient pas lieu de cache-misère. Une misère qui se traduirait par la disparition, au sein de ces organisations, des compétences individuelles nécessaires à assumer l’évaluation d’un pratiquant, si par hasard venait à être supprimé le cadre administratif contraignant jusqu’à l’absurde qui sert de béquille aux jurys d’examen.
Aucun élève français de TAI n’ignore qu’il part au casse-pipes, debout dans la mitraille, si d’aventure il ose se présenter à un examen national devant un jury composé pour moitié de représentants de la FFAB et pour moitié de représentants de la FFAAA. Cela pour deux raisons. -* La première c’est que les critères officiels de l’examen national français n’ont plus grand-chose à voir avec l’Aikido d’O Sensei. -* La seconde c’est qu’un système administratif qui confère à deux organisations d’Aikido le monopole de l’attribution des grades dan, place ces dernières en situation de juge et partie. Une fois réunies les conditions menant à l’abus de pouvoir et de position dominante, il ne faut pas s’étonner que ce dernier s’invite ensuite aux délibérations des jurés.
Il serait grand temps que le Ministère des Sports dresse un bilan. Depuis vingt cinq ans, les Médiateurs successifs de l’Etat ont usé leur patience à tenter de faire vivre ensemble les frères ennemis de deux fédérations qui ne veulent pas habiter sous le même toit. Tous ces efforts avortés ont provoqué un discrédit qui retombe sur l’Aikido français dans son ensemble.
La FFAB et la FFAAA sont responsables de ce résultat qui les déconsidère et montre les limites de leur sens de la responsabilité. L’UFA (Union des Fédérations d’Aikido) est une association fantôme. On la sort du placard comme un épouvantail pour donner aux examens un semblant de légitimité, puis on la range jusqu’à la prochaine fois et chacun retourne à ses pénates. A qui veut on faire croire que ce trucage est dans l’esprit de la loi française ? C’est une hypocrisie, une mascarade et un pis-aller que cautionne avec trop de mansuétude et depuis trop longtemps le Ministère des Sports.
Ne doit-on pas, le moment venu, tirer les conséquences des échecs répétés ? Une grande fédération française unifiée d’Aikido peut voir le jour, mais à une seule condition : c’est que la diversité des écoles soit reconnue et prise en compte. Vouloir de force couler toutes les formes dans un moule unique est une entreprise perdue d’avance dans un pays qui produit 365 variétés de fromage.
S’il existe au Ministère des Sports un responsable sensible à cet argument, un responsable fatigué des disputes sans fin de la FFAB et de la FFAAA, et si par hasard cet éditorial lui tombe sous les yeux, je l’engage à prendre contact avec moi. Il existe des solutions capables de concilier à la fois les exigences de l’Etat – qui a besoin d’une fédération unique pour que fonctionnent textes et décrets – les revendications des différents groupes d’Aikido – qui accepteraient de s’inscrire dans un cursus national pourvu qu’on conserve leur autonomie dans certains domaines – et l’intérêt des pratiquants qui en ont assez que leur art soit dénaturé dans d’obscures, stériles et éternelles querelles fédérales.
Philippe Voarino, 24 juin 2007