Essayons, dans un premier temps, de décrire le plus simplement possible le dessin de Léonard de Vinci.
L’homme a les pieds joints et se tient sur la base du carré, ses deux bras étendus en croix à l’horizontale touchent les deux côtés du carré, sa tête touche le côté supérieur du carré. Il est donc parfaitement carré, c'est-à-dire qu’il est statique, il est immobile.
Dans cette position, le centre de son corps, déterminé par les deux diagonales du carré, est situé à la base du sexe, symbole de la génération, de son attachement à la matière, de son ancrage dans le monde physique :
Cet homme, jusque là immobile, écarte ses pieds qui s’élèvent alors sur la circonférence du cercle, et monte ses bras qui viennent toucher cette même circonférence. Il a donc bougé, l’homme de Vitruve s’est mis en mouvement. Et cette constatation toute simple doit être faite.
En passant de l’état statique à l’état dynamique, il passe du carré, image de l’immobilité, au cercle, qui est au contraire l’image de la mobilité.
Dans cet état dynamique, le centre de son corps s’est déplacé de la base du sexe vers le nombril, qui est le centre du cercle circonscrit, et qui le relie symboliquement – par le fil des générations successives — à l’origine du monde :
N’importe qui peut faire ces observations très simples, mais j’attire maintenant l’attention sur un point qu’il faut souligner : ce n’est pas seulement à l’arrêt, sur le carré, que les pieds sont en hito-e-mi, ils conservent cette position quand notre homme se met en mouvement dans le cercle.
Nous avons évoqué dans HV #1 le souci de Léonard de Vinci d’illustrer les proportions définies par Vitruve attribuant au pied le sixième de la hauteurdu corps, et que cette préoccupation pouvait fort bien expliquer son choix de dessiner le pied gauche de profil en position statique. Mais en position dynamique dans le cercle, cette explication perd désormais toute pertinence.
En revanche, le pratiquant d’Aikido peut noter la parfaite identité de la position des pieds de l’homme sur le cercle avec ceux d’O Sensei dans l’exécution des mouvements d’Aikido.
L’homme de Vitruve bouge exactement comme il faut le faire en Aikido, et cela est en faveur d’une interprétation du dessin de Léonard de Vinci en rapport avec le mouvement, la position hito-e-mi s’expliquant de ce fait :
Ainsi, le premier enseignement qui se dégage du dessin de Léonard semble pouvoir être énoncé comme suit :
Par la nature de son corps physique, l’homme appartient à la terre et à ses éléments, et donc au carré. Ce n’est que dans la limite de ce cadre, qui est le sien entre la naissance et la mort, qu’il a la faculté de bouger (on peut vérifier sur le dessin de Léonard que l’homme inscrit dans le cercle n’a pas pour autant quitté le carré). Il est donc à la fois dans le carré par sa nature, et dans le cercle par son mouvement. Il appartient conjointement à ces deux figures géométriques. Cependant, cette élévation de l’homme du carré au cercle n’est pas possible sans le moyen d’un principe corporel. Ce principe est clairement indiqué dans le dessin, aussi bien dans la représentation de l’homme statique que dans celle de l’homme en mouvement : il s’agit du triangle, et plus spécialement du triangle rectangle que forment les pieds de l’homme quand il bouge en conformité avec les lois qui ont établi son corps dans les proportions harmonieuses définies par Vitruve et illustrées par Léonard.
Le fondateur de l’Aikido ne dit pas autre chose que cela, et de manière parfaitement claire et concrète :
D’un point de vue matériel, △ est le Ciel (Ten).
Le Ciel est le principe et le principe corporel.
— Morihei Ueshiba, Takemusu Aiki, vol.1, p153, Editions Cénacle de France
Pour O Sensei, comme pour Léonard de Vinci, le principe corporel qui permet la gouvernance juste du mouvement physique est donc sans ambiguité le triangle.
Dans ce même passage, O Sensei définit ensuite le mouvement comme :
Ka ◯ Sui, l’union harmonieuse du Feu et de l’Eau, par laquelle est atteint l’équilibre du Ciel et de la Terre (matsuri).
Et il précise que dans le cercle, le rôle du Feu consiste à « fusionner complètement le principe » (c'est-à- dire le triangle), l’Eau « canalisant » l’action du Feu (ce qu’il appelle « la politesse »).
Pour le Fondateur de l’Aikido, le mouvement harmonieux naît donc de la fusion du triangle dans le cercle, idée qui est clairement évoquée dans le dessin de Léonard par la position triangulaire de l’homme dans le cercle.
Enfin, selon O Sensei, toujours dans ce même passage, le lieu où s’accomplit l’équilibre du Ciel et de la Terre ne doit pas être recherché dans un quelconque ailleurs. Le « lieu » où s’exerce l’activité du Ciel, c’est la Terre (Chi) ◻ :
La Terre est l’endroit où apparaît la Puissance du Ciel — p.154
et aussi :
On pense que le Ciel est un lieu transcendant, mais, en vérité, Terre et Ciel ne sont qu’un.
— Morihei Ueshiba, Takemusu Aiki, vol.3, p 48, Editions Cénacle de France
Or ce dernier point est précisément l’enseignement que nous avons déjà retiré du dessin de Léonard, qui montre que l’homme-triangle ( Ciel) agit dans le cercle, mais sans pour autant quitter le carré (Terre).
Nous venons, me semble-t-il, de mettre en évidence ce fait que le dessin de l’homme de Vitruve par Léonard de Vinci ressemble au premier abord à une très bonne illustration du fondement de la cosmogonie de l’Aikido :
Il nous reste évidemment à apporter davantage d’arguments en ce sens, en essayant de faire parler le dessin de Léonard autant qu’il est possible.
Nous ne sommes pas au bout de nos surprises…
Philippe Voarino, septembre 2013