La croisade de Maître Saito

Cet article a été initialement publié dans le magazine - Dojo Arts martiaux N°39 - de janvier 1990.

Le Tour de France n'est pas réservé aux adeptes de la bicyclette. Morihiro Saito, 8ème dan, l'une des plus hautes figures de l'aikido dans le monde, a effectué du 20 au 30 octobre un Tour de France qui est, en même temps, un authentique tour de force. Cinq mille kilomètres en voiture, six villes visitées, mille cinq cents participants au total répartis aux six coins de l'hexagone pour des stages dont la durée variait, selon les lieux, entre un et trois jours. Des aikidoka venus d'Europe entière et,pour certains, d'Amérique. Deux chaînes de télévision et cinq grands quotidiens d'information pour couvrir l'événement. Un pari fou, une gageure, mais au terme de beaucoup de travail et de fatigue, une tournée qui fera date dans l'histoire de l'aikido, un événement à la mesure du personnage historique qui en était le centre.

Les bases techniques

Maître Saito fut, bien sûr, l'âme de cette tournée et lui insuffla, de bout en bout, cette vie et cette énergie intense qui carac-térisent son personnage. A Paris et à Epinal, en plus des cours réguliers et du cours réservé aux enseignants, les cours spéciaux de contre-techniques connurent un vif succès. A Orléans, à Toulouse, à Antibes et à Nice, maître Saito s'attacha à rendre explicite la relation qui unit les techniques à mains nues aux techniques d'armes, en insistant sur la notion fondamentale de hanmi.

Partout la réaction fut unanime, partagée entre l'enthousiasme et l'étonnement devant ce qu'il convient d'appeler un véritable système pédagogique. Maître Saito propose en effet une méthode d'enseignement profondément originale et unique dans le monde de l'aikido. Elle est fondée sur la mise en évidence et la répétition lente de points techniques fondamentaux. Le but clairement énoncé de cette méthode est la sauvegarde de ces points techniques patiemment et précisément mis au point par le fondateur qui sont aujourd'hui menacés.

Ces bases techniques sont à l'origine de l'akido, elles sont à la fois sa substance, sa définition et sa valeur. Sans elles, l'aikido n'est plus qu'une gymnastique sans âme et sans beaucoup d'intérêts. Or, la préservation et l'enseignement de ces éléments de base passent - c'est banal à dire - par leur connaissance. Au risque d'en choquer plus d'un, il faut bien révéler que cette connaissance profonde des bases dans leurs diverses implications fait aujourd'hui défaut à la plupart des experts japonais formés après 1945. Pour une raison fort simple : presque aucun des jeunes élèves de cette période n'a étudié suffisamment longtemps au contact direct du fondateur pour s'imprégner dans tous les détails des techniques de base.

Et cela par une étrange ironie de l'histoire : la quasi totalité des deshi (élèves) de l'époque vit et apprend l'aikido à Tokyo. Or, O Sensei, contrairement aux idées reçues, n'habite pas Tokyo et n'y vient que de manière épisodique. Il a délégué la responsabilité de l'enseignement au Hombu Dojo à son fils Kisshomaru qui est, en réalité, le véritable professeur de la plupart des experts d'aujourd'hui. L'essentiel de son activité entre 1942 et 1969, 0 Sensei le consacre à Iwama, son village, bien loin de la capitale, où il a sa propriété, sa maison, son dojo. C'est là que pendant plus de 20 ans Morihiro Saito, l'unique élève qui soit jamais resté auprès du fondateur pour un aussi long terme, l'assista chaque jour dans ses entraînements personnels et matinaux aux armes ainsi que dans ses cours de tai-jutsu qu'il dispensait le soir aux gens du voisinage.

Le jeune Morizo, puisque tel était son nom à l'époque, se distingua ainsi par son ardeur, sa constance, ses progrès, son dévouement et la fidélité extrême de son caractère. Considérant ces valeurs, O Sensei prit une décision que l'on doit connaître si l'on veut comprendre les raisons qui poussent aujourd'hui maître Saito à agir comme il le fait.

«Morizo, lui dit-il, tu t'appelleras désormais Morihiro (l'idéogramme hiro a, en japonais le sens de protection) et tu seras à ma mort le gardien fidèle de ma maison, de mon dojo, du temple de l'aikido d'Iwama et, plus encore que tout cela, tu protégeras les racines de l'aikido.»

Depuis 20 ans, Morihiro Saito garde et entretient le temple de l'aikido, la maison du fondateur mort en 1969, et dirige à Iwama le dojo de maître Ueshiba, lieu historique où l'aikido est né en 1942. Depuis 20 ans il enseigne avec une abnégation et une honnêteté profondes, ces bases de l'aikido dont lui seul a reçu une transmission intégrale. Et le terme d'abnégation n'est pas, ici, trop fort, car maître Saito a sacrifié dans cette inlassable et laborieuse répétition méthodique, de formes statiques élémentaires, ce plaisir que tout pratiquant d'aikido avancé découvre dans le travail dynamique fluide.

Les racines de l'arbre

L'aikido dynamique spectaculaire et séduisant pratiqué par tous les experts d'aujourd'hui est bien sûr extrêmement valorisant pour l'individu qui l'exerce. Malheureusement, il a la beauté du diable. Il est incapable de transmettre la moindre connaissance sérieuse, y compris chez les véritables maîtres où il est davantage qu'une vulgaire poudre aux yeux. Il ne constitue pas une méthode acceptable d'enseignement. On ne devient pas musicien en écoutant Bach, on apprend la musique en épelant son solfège. Ce n'est qu'après l'apprentissage que Bach devient véritablement utile. Et l'aikido n'échappe pas à cette loi générale des arts. Par malheur, il n'y a plus aujourd'hui de maître pour enseigner le solfège.

Morihiro Saito est le dernier qui, à rebours de toute l'évolution de l'aïkido moderne, ait délibérément choisi de renoncer à l'utilisation dans l'enseignement de formes dynamiques pour se consacrer totalement et exclusivement à l'apprentissage des bases. C'est un travail propédeutique ingrat, mais incontournable pour quiconque cherche dans l'aikido autre chose que de caresser des illusions sa vie durant. Deux raisons ont conforté maître Saito dans cette voie.
La première est le sentiment profond du devoir qu'il estime avoir envers O Sensei qui l'a explicitement investi de cette mission de protection.
La seconde est la conscience aiguë du danger de l'enseignement actuel. Un arbre sans racines est un arbre mort. Et le type d'enseignement qui prévaut depuis la mort du fondateur - par carence technique grave de l'écrasante majorité des enseignants japonais et occidentaux - coupe toutes les nouvelles générations de pratiquants des racines de l'aïkido. Quiconque ne possède pas déjà les bases ne les percevra jamais dans un aïkido enseigné en perpétuel dynamisme.

Comprend-on ce que cela signifie ? Eh bien, rien moins que ceci par l'ignorance grandissante et généralisée d'éléments techniques fondamentaux, l'aïkido est engagé dans un processus de dégénérescence qui l'oriente vers une forme esthétique de ballet à deux où les partenaires ne sont plus régis que par des conventions chorégraphiques sans aucune réalité martiale.

Un seul exemple : si la main de Nage qui tient la tête d'Aite, sur Kaiten Nage, se pose sur le cou au lieu d'appuyer au sommet du crâne et de faire ainsi levier sur les cervicales, il y a faute technique et Aite peut se relever sans difficulté. Il ne le fait pas, bien que rien ne l'en empêche, et chute quand même par complaisance. Les pratiquants d'autres arts martiaux ont bien raison d'être sceptiques à l'égard de cet aïkido là. Du vivant de maître Ueshiba, les plus grands noms du budo japonais admiraient et respectaient l'aikido. Et maître Saito m'a avoué tristement au cours de cette tournée que s'il ne devait plus en être de même dans l'avenir, si l'aïkido perdait sa nature martiale, il deviendrait un art imposteur complètement inutile.

Par ce choix radical, qui le distingue entre tous, et par sa position dans l'histoire, Morihiro Saito est donc beaucoup plus qu'un brillant expert d'aikido parmi d'autres. Son rôle, parce qu'il est plus fondamental, est auréolé de moins de lumière, mais il fait de lui un maître hors du commun. Il a pour tâche la conservation intransigeante des structures de base de l'aïkido telles qu' O Sensei les pratiqua, les enseigna et les fixa après les avoir mises au point avec lenteur, rigueur et précision. Car n'en déplaise aux tenants de l'aïkido moderne, tout n'est pas évolutif dans l'aïkido. Il y a les colonnes du Temple. Les grands écrivains se suc-cèdent et construisent des oeuvres originales, mais tous utilisent le même alphabet. L'alphabet de l'aïkido, ces bases précieuses, furent décidées au terme d'une vie de recherche par un homme d'exception. Ce legs est intouchable.

Et c'est parce qu'il est aujourd'hui mis à mal que maître Saito est parti en croisade au Japon et dans le monde. Par ces données élémentaires qu'il a choisi de restituer avec une grande fidélité, aussi bien dans son enseignement à Iwama que dans ses tournées à l'étranger, maître Saito est une chance offerte à ceux qui n'ont pu connaître O Sensei de vivre malgré tout son enseignement à travers celui que le fondateur, en pleine possession de ses moyens, désigna nommément parmi ses disciples comme sa mémoire posthume. Ceci n'a pas de prix et fait de Morihiro Saito un grand parmi les maîtres.

Bilan de la tournée

Alors, après l'altitude où nous a conduit ce grand monsieur, j'éprouve quelques scrupules à descendre dans les brumes de l'organisation de cette tournée. Je le fais uniquement par souci de salubrité fédérale. Je ne parle pas du succès qui est le fait de quelques amis fidèles qui m'ont apporté, dans les différentes villes visitées, leur soutien et celui de l'infrastructure régionale. Et je remercie au passage ces hommes et ces femmes dévoués et efficaces qui font l'honneur d'une Fédération. En revanche, un certain nombre de petits potentats fédéraux, régionaux et nationaux, qui ont trop tendance à confondre leurs fonctions de représentants des dojo avec une investiture de droit divin, et qui croient que leur élection leur confère le pouvoir de confisquer, de manière totalitaire, l'ensemble des initiatives des dojo, n'ont pas hésité à critiquer et à combattre dans l'ombre la venue en France de maître Saito.
Au mépris souverain de tout esprit fédéral et - ce qui est plus grave à mon sens - avec une indifférence totale pour le tort causé à l'aïkido, une cabale fut ainsi montée par les petits potentats sous l'unique et bien sûr inavouable prétexte que l'invitation et l'organisation n'émanant pas directement et exclusivement des instances nationales, une parcelle de gloire et de pouvoir pouvaient de la sorte leur échapper. Cette attitude méprisable émane de personnes peu scrupuleuses, ou à la vue trop courte, qui n'ont pas compris que l'organe vital d'une Fédération n'est pas un quelconque responsable administratif bouffi d'orgueil. L'organe vivant d'une Fédération, sa cellule primordiale, c'est le dojo. Et une Fédération qui lutte souterrainement contre les initiatives de ses propres dojo dans l'espoir de les ruiner est une Fédération malade de ses dirigeants.

Par pudeur, je n'entrerai pas plus dans l'insondable marais de ces petites médiocrités. Et j'aimerais dire - pour ne pas terminer sur cette note pessimiste - combien maître Saito a apprécié la France au cours de ces quinze jours, combien sa rencontre avec les aikidoka français lui apporta de satisfaction, et quel plaisir il eut, chaque fois, à monter sur le tapis pour transmettre, avant qu'il ne soit définitivement trop tard, les connaissances indispensables à la pérennité d'un aikido digne de ce nom.

Philippe Voarino, janvier 1990