Ce qui est parvenu à son maximum ne peut que décroître, ce qui est parvenu à son minimum au contraire, commence à croître. Il y a donc des moments de bascule, des moments où le sens d’une évolution s‘inverse.
Il en va ainsi du cycle annuel, qui possède sa voie descendante et sa voie ascendante. Les jours raccourcissent et la lumière diminue à partir du solstice d’été. C’est par le signe du Cancer que le Zodiaque amorce, dans les derniers jours du mois de juin, notre descente vers les ténèbres. C’est en Janvier que s’inverse la courbe : bien que nous entrions à ce moment dans l’hiver, nos journées commencent à rallonger et nous retournons en réalité vers la lumière.
Janus est le dieu qui a donné son nom au mois de janvier, c’est lui qui ferme à cette période la porte du cycle descendant, et ouvre celle du cycle ascendant. C’est pourquoi il est traditionnellement représenté avec deux clefs, et également avec deux visages : l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir.
A ces deux aspects de Janus, le christianisme a associé les deux fêtes de Saint Jean : celle de Jean le Baptiste né au solstice d’été, celle de Jean l’Évangéliste au solstice d’hiver. Et le folklore populaire a conservé cette image dans la figure bien connue de "Jean qui pleure et Jean qui rit", même si l’aspect solsticial de cette opposition a été perdu depuis longtemps, et qu’elle n’évoque plus généralement que les caprices de l’enfance :
Mais Janus était surtout dieu de l’initiation, et ses deux clefs d’or et d’argent étaient celles des grands et des petits Mystères de l’Antiquité.
Le mot initiation a pour racine in-ire, dont le sens littéral est entrer, et pour entrer (comme pour sortir du reste) il faut ouvrir une porte. Dans l’expression Kagami biraki, l’idéogramme utilisé pour biraki représente une porte fermée et deux mains dirigées vers elle pour l’ouvrir. Kagami (le miroir) biraki est donc l’"ouverture du miroir". Le miroir étant la porte qui permet d’entrer dans une dimension nouvelle de notre compréhension du monde.
Entrer derrière le miroir, n’est-ce pas là justement ce que propose l’initiation de Janus ?
Kagami biraki est une fête célébrée le 11 janvier, juste après le solstice, tout comme la Saint Jean d’hiver. Et comme la Saint Jean d’hiver elle vise à ouvrir une porte fermée jusque-là, afin que nous puissions entrer dans un nouveau rapport de conscience avec l’univers, tel que la destruction généralisée nous apparaisse pour ce qu’elle est véritablement : une transformation.
L’enseignement que nous devons tirer de ce rapprochement, c’est que deux cultures apparemment aussi différentes que celles de l’Orient et de l’Occident parlent en réalité des mêmes choses, au même moment. Fêter Kagami biraki avec l’Aikido revient à fêter la Saint Jean d’hiver, et à réunir ainsi deux traditions dans ce qu’elles ont de commun, de plus ancien et de plus fondamental.
Mais on franchit encore un pas supplémentaire dans la compréhension en découvrant que le principe d’action de l’Aikido (irimi), qui va servir à cette célébration, est lui-même dans un étroit rapport avec la notion d’entrée. En effet, l’idéogramme utilisé pour iri représente à l’origine l’entrée triangulaire d’une maison ou d’une caverne, iri est donc l’entrée à proprement parler. Quelle coïncidence, n’est-ce pas, que deux cultures dont les langues sont aux antipodes, puissent utiliser le même mot pour désigner la même idée d’entrer : ire en Occident et iri / iru en Orient.
Dans iri-mi, l’idéogramme utilisé pour mi montre une femme enceinte. Cet idéogramme signifiait initialement le corps dans son rapport à l’origine de l’être, c’est plus tard, et dans un sens secondaire, qu’il en est venu à désigner plus simplement le corps en général. L’irimi de l’Aikido a donc à voir avec une recherche de l’origine de l’être, au moyen de l’entrée du corps dans l’espace et le temps d’une situation d’opposition.
Et il y a donc beaucoup de sens à célébrer Kagami biraki au moyen de l’irimi de l’Aikido.
Kan geiko est cette célébration, c’est un entraînement épuré, rigoureux, voire répétitif, conçu de telle sorte qu’il mette l’accent sur l’essentiel, et qui a lieu traditionnellement le 11 janvier, au moment de Kagami biraki. Au plus fort de l’obscurité et du froid, c’est une manière de fêter la lumière et la vie, qui sont endormies mais prêtes à renaître, par l’éternel retour qui est le moteur de ce monde.
C’est avec joie que je commencerai l’année 2025 en fêtant Kagami biraki à Corfe Castle, en Angleterre les 11 et 12 janvier prochains.
Philippe Voarino, le 01/12/2024