Dans son livre "L’Aikido : la victoire par la paix", Tadashi Abe a présenté un kajo n°5, dans lequel il met en rapport gokyo avec irimi nage. Je l’ai suivi dans cette voie il y a douze ans, quand j’ai écrit la série des 23 kajo, à cause de la complémentarité qui existe effectivement entre ces deux techniques sous plus d’un rapport.
Mais je viens d’expliquer, dans "Kajo (correction) # 2", comment la technique que nous appelons improprement gokyo est en réalité un ikkyo. Cela suffirait à démontrer qu’il ne peut pas y avoir de kajo n°5.
Il me faut cependant aller plus loin et justifier ma deuxième affirmation :
2 - Irimi nage n’est pas une technique fondamentale.
Je vais rapporter ici une anecdote que m’a racontée Pierre Chassang. Un jour qu’il prenait l’avion avec Maître Tamura, et que tous deux cherchaient leur place dans l’allée centrale de l’appareil, Tamura s’est retourné soudain vers Pierre et lui a dit : "Si irimi nage s’appelle comme ça, c’est parce que c’est la forme qui illustre le mieux le principe d’irimi". Pierre lui a répondu "Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ?". Ceci peut ressembler à une évidence, pourtant peu de pratiquants seraient je crois capables de dire ce qu’il y avait dans l’esprit de maître Tamura à ce moment.
Comme tout ce qui existe dans la nature, les techniques d’Aikido ont besoin d’énergie pour apparaître, pour être manifestées.
En Aikido, l’énergie nécessaire au mouvement est fournie par la rotation sur lui-même de l’axe vertical du corps (dans un sens ou dans l’autre). C’est le moteur. L’image de la toupie est sans doute la meilleure.
Par l’effet de cette rotation, les deux moitiés du corps humain situées de part et d’autre de l’axe de symétrie - qui est représenté physiquement par la colonne vertébrale - sont mobilisées de manière complémentaire : quand l’une tourne dans un sens, l’autre tourne dans le sens opposé, toujours.
Le nom que pose l’Aikido sur ces deux aspects complémentaires de la même énergie est : Irimi-tenkan.
Quand une hanche est irimi, l’autre est tenkan et vice versa. La hanche qui avance est liée au concept oriental du Yang, la hanche qui se retire est liée au concept oriental du Yin.
Mais tout comme yin et yang, irimi et tenkan existent par la division en deux forces contraires et complémentaires d’une énergie primordiale qui était unifiée avant que cette division ne survienne, avant donc que n’apparaisse la dualité.
A cette énergie initiale, Lao Tseu donne le nom de Tao. O Sensei Morihei Ueshiba lui donne le nom d’Irimi, pour ce qui concerne l’Aikido.
Le couple irimi-tenkan naît d’Irimi tout comme le couple yin-yang naît de Tao, et tout comme dans le Kojiki (qui était le livre de chevet d’O Sensei) le couple Izanagi-Izanami naît de la divinité primordiale Ame-no Minakanushi. L’archétype est immuable : le Un donne Deux par division, mais il ne disparaît pas dans cette division parce qu'elle ne diminue pas son essence éternelle. C’est pourquoi l’on peut écrire Un = Deux = Trois. Le trois étant la première étape du Un quand il quitte l’état de non manifestation où il se trouvait en puissance d’existence, et qu’il avance désormais vers la forme.
Nous ne savons pas où était le Un cosmique avant sa manifestation, mais nous avons l’avantage de savoir où se trouve le Un de l’Aikido (Irimi) quand il n’est pas encore manifesté, et c’est O Sensei lui-même qui nous le dit dans la première phrase de son livre, dont je donne ici la traduction littérale en anglais, Christopher Li nous ayant fait l’inestimable cadeau de ce travail :
(一)構
氣勢ニヲ充實シ足ヲ六方ニ開キ半身入身合氣ノ姿勢ヲ以テ敵ニ對ス(第一圖)
(1) Kamae
Fill yourself with Ki power, open your feet in six directions and face the enemy in the hanmi- irimi posture of Aiki (see Figure 1).
O Sensei aurait pu se contenter d’écrire dans sa phrase "la position hanmi", et tous les pratiquants auraient compris à quoi il se référait, mais il a écrit "la position hanmi-irimi" (半身入身). Ce n’est pas sans raison qu’il a fait cela, car il nous indique ainsi que hanmi n’est pas seulement une position du corps, c’est aussi le lieu où Irimi est en puissance d’existence, c’est le lieu où se trouve l’énergie quand elle n’est pas encore manifestée. Il insiste même sur ce point en précisant dans sa phrase : "emplissez-vous de la puissance de l’énergie (Ki)".
Enfin, dans cette courte phrase qui concentre décidément de manière remarquable tout le fondement de l’Aikido, il ajoute "ouvrez vos pieds (足) dans les six directions (六方 roppo)". Pour que l’énergie se manifeste, il faut en effet qu’elle soit orientée. La position hanmi permet de le faire dans six directions différentes, c’est pour cela que roppo est le deuxième nom utilisé pour hanmi.
Je ne reviens pas sur la traduction de John Stevens, c’est une calamité, elle enlève au lecteur toute chance de comprendre le message fondamental que renferme la phrase d'O Sensei. Et quand on songe que la traduction française de Budo est faite à partir de la version anglaise… on se dit qu'il y a des livres qui font beaucoup de mal.
On sait donc en Aikido où se trouve le Un (Irimi), et c’est dans hanmi. Mais ce n’est pas tout, on connaît aussi le moyen par lequel le Un se divise : irimi devient irimi-tenkan par l’action de tai no henka. Tai no henka est le chemin qu’emprunte l’énergie (Un) par l’une ou l’autre des six directions (roppo) pour parvenir à irimi-tenkan (Deux), par quoi sera ensuite manifestée la technique.
Nous avons donc le schéma suivant :
hanmi-irimi ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ tai no henka ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ ˃ irimi-tenkan
C'est le schéma préparatoire à l’action.
Et bien ce schéma, O Sensei nous le livre sans voile, au tout début de son livre, au chapitre Préparation (準備) à l’action (動作) justement. Il suffit de lire les titres des quatre paragraphes :
De hanmi-irimi (Un) à irimi-tenkan (Deux), en passant par tai no henka : le monde du principe, les fondations de l’action à venir. C’est seulement après cela (chapitre 3) que débutent les techniques, le monde de la forme. O Sensei pouvait-il être plus clair ?
Irimi est illustré ici par une projection que l’on prendra ensuite l’habitude de nommer irimi nage - parce que c’est effectivement la forme qui illustre le mieux le principe d’irimi, comme l’avait bien vu maître Tamura - mais irimi n’est pas une technique, irimi est la source de l’énergie, c’est l’énergie au moment où elle apparaît en Aikido. Les huit techniques fondamentales utilisent le principe d’irimi, mais jamais en unissant de manière aussi parfaite l’axe de tori à celui de son adversaire. Irimi est le seul mouvement qui permette de confondre l’axe vertical de tori avec l’axe vertical d’uke, c’est la plus haute matérialisation du principe, c’est le symbole d’irimi.
Voilà pourquoi j’ai écrit qu’irimi nage n’était pas une technique fondamentale, parce qu’irimi est bien plus que cela, irimi est avant toute technique, irimi nage est l’origine de toutes les techniques fondamentales en tant qu’elles découlent du même principe.
Nous avons vu que gokyo n’existe pas, et nous venons de voir qu’irimi nage ne peut pas être considéré comme une technique mais plutôt comme le premier effet du principe, juste avant la technique. Cela confirme qu’il n’existe pas de cinquième kajo, et que c’est en toute logique qu’O Sensei n’en a enseigné que quatre dans son livre.
Ces trois articles de corrections sur les kajo ne seraient pas complets si n’étaient pas tirées les conclusions qu’elles entraînent quant à la vision générale du plan de l’Aikido. C’est ce que je me propose de faire dans le prochain article, et je répondrai ainsi aux questions qui ont été posées dans les médias à propos des conséquences qu’entraînent ces corrections.
Oileán Chléire, 31 décembre 2024