Kajo (correction) # 1

Dans ma cuisine j’ai un tableau noir, il a fait beaucoup, depuis longtemps, pour l’Aikido, et il a bien mérité je crois d’être mis en photo.

Il y a une douzaine d’années, j’ai écrit sur ce site une longue série de 23 articles : les "Kajo". J’ai commis une erreur dans la présentation que j’ai faite à l’époque de cette connaissance fondamentale à la bonne compréhension de l’Aikido. J’aimerais aujourd’hui corriger cette erreur.

Il n’est pas possible de revenir ici de manière détaillée sur ce que représentent les kajo, mais on peut se reporter aux explications et aux arguments fournis il y a douze ans, car l’erreur que je répare maintenant n’invalide pas ce qui a été dit sur le fond.

Résumons tout même un peu.

Le Fondateur de l’Aikido, O Sensei Morihei Ueshiba, n’a jamais désigné les techniques de l’Aikido par des noms. Ceci est essentiel. Ce que l’on nomme nous échappe parce que le nom est une limite nécessairement artificielle, une limitation.

Pour enseigner ses mouvements, O Sensei utilisait l’expression irimi-tenkan (qui n’est pas une technique, mais le principe de l’Aikido), et également tai no henka (qui n’est pas non plus une technique, mais la première manifestation de ce principe). Ensuite, il classait les huit techniques fondamentales (qui engendrent les milliers de possibilités techniques) selon qu’elles appartiennent à l’une ou à l’autre des quatre lois qui organisent l’Aikido et qu’il appelait kajo.

Dans la loi numéro deux par exemple (nikajo), se trouvent les techniques fondamentales que nous appelons aujourd’hui nikyo et kote gaeshi. Quand il les enseignait, O Sensei ne disait donc pas faites nikyo ou faites kote gaeshi, mais il disait – aussi bien pour l’une que pour l’autre - appliquez la deuxième loi.

Ses élèves avaient évidemment beaucoup de mal à comprendre pourquoi deux techniques d’apparence différente pouvaient être désignées de la même manière. Ils prirent l’habitude – pour eux-mêmes, pour l’apprentissage – de nommer individuellement les techniques afin de mieux les reconnaître et les retenir. C’est ainsi, par accommodement, que les techniques ont commencé à avoir une existence individuelle, et que je peux aujourd’hui les écrire toutes les huit sur mon tableau noir. Car cette altération par simplification de la réalité de l’Aikido s’est progressivement solidifiée dans les consciences, et s’est ensuite transmise à ce que l’on peut appeler généralement l’Aikido moderne, ou l’Aikido après Ueshiba.

Mais cette vision n’était pas du tout celle d’O Sensei qui considérait seulement ce par quoi l’ordre de l’Aikido correspondait à un archétype, à un modèle universel. Car chaque kajo est en effet constitué par le rapport de deux techniques fondamentales qui y sont unies par le fait qu’elles sont à la fois opposées et complémentaires, inversées si l’on veut. Ces deux techniques expriment les deux faces ou les deux phases d’un même processus énergétique, l’une opérant une rotation du ciel vers la terre (les kyo), l’autre une rotation de la terre vers le ciel (les nage). Les premières se matérialisent par une immobilisation, les secondes par une projection.

Ainsi :

-         le premier kajo est l’union des contraires-complémentaires ikkyo / shiho nage

-         le deuxième kajo est l’union des contraires-complémentaires nikyo / kote gaeshi

-         le troisième kajo est l’union des contraires-complémentaires sankyo / kaiten nage

-         le quatrième kajo est l’union des contraires-complémentaires yonkyo / tenchi nage

On peut vérifier dans le livre "Budo" d’O Sensei que toutes ses instructions sont organisées autour d’irimi-tenkan, de tai no henka, et de ces quatre lois, il n’y a pas un mot pour parler des techniques telles que nous les connaissons aujourd’hui.

L’idéogramme qu’il utilise pour parler de ces lois s’écrit en japonais :

Ce kanji, qui se lit et se prononce PŌ, a deux sens principaux : loi et contrôle. Le sens exclusif qui a été retenu par les élèves d’O Sensei (à l’exception notable de Tadashi Abe) est celui de contrôle. Or la traduction par immobilisation (pin ou lock en anglais), si elle rend bien compte des quatre techniques d’immobilisation que sont ikkyo, nikyo, sankyo et yonkyo, empêche de classer les quatre projections (shiho nage, kote gaeshi, kaiten nage et tenchi nage) dans la même rubrique. Il y a là un problème, car en disant IPPŌ par exemple, O Sensei désignait ensemble ikkyo et shiho nage, qui expriment la première loi, c’est à dire le kajo n°1 (ikkajo), et le rapport que ces techniques ont entre elles.

Tadashi Abe, à qui l’on doit la transmission des kajo tels qu’ils étaient enseignés par O Sensei, a démontré qu’il en avait la compréhension. A la fin des années 1950, il publie (en français) avec son élève Jean Zin, le premier livre sur l’Aikido après le manuel "Budo" du Fondateur, paru lui en 1938. Dans cet ouvrage, intitulé dans le style un peu emphatique de Zin "L’Aikido, l’arme et l’esprit du samourai japonais", Tadashi s’est toutefois heurté à un problème. Il manque en effet aux quatre paires de huit techniques que je viens d’indiquer, deux techniques qui semblent pourtant fondamentales elles aussi, je veux parler de gokyo et d’irimi nage.

Tadashi Abe, qui connaissait les kajo et comprenait l’importance de les transmettre, connaissait aussi évidemment les techniques gokyo et irimi nage. Il n’imaginait pas qu’on puisse les laisser en dehors du plan qui structure les fondements de l’Aikido. Alors, ne sachant où caser ces techniques dans l’architecture de l’Aikido, il a créé le kajo n°5 en y inscrivant le couple d’opposés gokyo/irimi nage.

J’ai moi-même collé à cette interprétation il y a douze ans, et on pourra relire le "Kajo 14" qui la justifie. C’était une erreur. Si gokyo et irimi nage sont bien deux opposés, trois informations essentielles auraient dû m’empêcher d’y voir le kajo n°5 (et retenir Tadashi Abe avant moi de s’engager dans cette démarche) :

1       -     Gokyo n’existe pas,

2       -     Irimi nage n’est pas une technique fondamentale,

3       -     O Sensei n’a jamais parlé d’une cinquième loi.

Ces trois points demandent évidemment à être justifiés, et c’est ce que je me propose de faire dans le prochain article.