1ère PARTIE : Un esprit, quatre âmes
Les kajos sont pleins de ressources. Qui aurait dit qu’ils nous mèneraient jusqu’à cette phrase célèbre, jusqu’à cette maxime inscrite au cœur de la cosmologie du fondateur de l’Aikido ?
Les commentaires que l’on trouve à son propos ne sont pour la plupart que des « copiés-collés » du shintoïsme et du bouddhisme ésotérique, et ils n’apprennent rien qui permette de relier concrètement la phrase d’O Sensei au travail du corps dans la pratique de l’Aikido.
Il est ennuyeux que le corps soit ainsi laissé de côté, car le corps n’est pas plus bas que l’esprit. Mais le dire ainsi c’est déjà les opposer et s’inscrire dans la dualité. Alors disons plutôt qu’esprit et corps ne sont que les deux faces d’une même réalité et que cette réalité s’exprime – dans le monde de la matière – sous la forme du corps. Je n’écris pas ceci sous la piqure d’une mouche quelconque, je l’écris sous l’autorité de Morihei Ueshiba :
En assimilant constamment le mouvement de l’univers par son propre corps, l’esprit est assimilé à travers le corps.
— Takemusu Aiki, Volume III, 1er discours, Editions du Cénacle de France
Dans ce même discours, le Fondateur va plus loin encore : il explique que la divinité pénètre l’âme corporelle, mais – et c’est capital – que cette divinité n’a pas d’existence en dehors de l’âme corporelle qu’elle pénètre.
Autrement dit, dans l’idée d’O Sensei, le corps est la forme particulière de l’esprit, tout comme omote est la forme particulière d’ura, le corps de chair est l’expression palpable de l’esprit, son existence dans ce monde.
Je ne peux m’empêcher de penser à l’évangile de Thomas, cet écrit apocryphe chrétien du IIIème siècle découvert à Nag Hammadi, en Haute Egypte, qui commence par « Jésus a dit … », et ce logion 29 :
Si la chair est venue à l’existence à cause de l’esprit, c’est une merveille ; mais si l’esprit est venu à l’existence à cause de la chair, c’est une merveille de merveille. Et moi, je m’émerveille de ceci : comment cette richesse s'est-elle mise dans cette pauvreté ?
Et je demande aux chrétiens qui pratiquent le rite de la communion qu’ils réfléchissent à la phrase d’O Sensei « …l’esprit est assimilé à travers le corps ». Qu’est-ce donc en effet que manger le corps du Christ, et boire son sang… sinon une assimilation physique ? Et ce cannibalisme n’est-il pas l’image la plus forte que l’on puisse donner de ce fait que le corps de l’homme est l’assimilation et l’incarnation de l’esprit de Dieu ? L’esprit de Dieu et le corps de l’homme ne sont pas des choses différentes, ils sont les deux aspects d’une même réalité, ils sont comme un, ils communient.
On comprend dès lors pourquoi il est écrit qu’il ne faut pas chercher le Royaume des Cieux en un lieu quelconque, il ne faut pas du tout le chercher à l’extérieur, car il se trouve en l’homme. Et Ueshiba affirme cela lui aussi avec force :
Takaamahara est en soi-même. Si l’on cherche dans le Ciel ou sur la Terre, il n’y a pas de Takaamahara. Il faut comprendre que cela se trouve en soi. (…) Plutôt que de chercher Takaamahara dans le Ciel et sur la Terre, il faut d’abord le chercher en soi.
— Takemusu Aiki, Volume II, 3ème cycle de discours, Editions du Cénacle de France
Je ne remercierai jamais assez mon ami Pierre Chassang pour tous les enseignements qu’il m’a apportés, aussi bien sur un tatami qu’autour d’un café et de quelques croissants. Parmi les multiples anecdotes qui contribuèrent à mon instruction, il y a celle-ci.
Pierre, en tant que fondateur des Rencontres d’Aikido de la Colle sur Loup, y retrouvait chaque année Yoshimitsu Yamada, qu’il invitait d’Amérique pour enseigner. A l’époque de cette histoire, ce dernier venait d’ouvrir un restaurant à Manhattan, et Pierre le taquina un peu en lui disant:
Alors Sensei, il paraît que vous êtes devenu restaurateur ?
Yamada, peut-être un peu vexé, répondit
Et vous Chassang, vous faites toujours shiho nage ?
Pierre dit simplement
Oui Sensei.
Il avait à l’époque 80 ans.
La réponse de Pierre fut aussi sage que sobre.
Shiho nage en effet c’est le corps. C’est le travail du corps. Et la mission du corps – qu’il est seul à pouvoir mener à bien – c’est d’agir en sorte que l’âme spirituelle puisse s’épanouir. Sans l’âme corporelle, l’âme spirituelle est démunie, elle n’a pas, seule, le moyen d’accomplir ce qui doit être accompli. Oui, Chassang fait toujours shiho nage à 80 ans, et il a raison, car dans ce monde il n’y a de misogi que du corps.
C’est l’enseignement du Fondateur de l’Aikido :
(…) le travail de la divinité interne, faisant du corps un organe de la création, réalisera le misogi par le corps.
— Takemusu Aiki, Volume II, 2ème cycle de discours, Editions du Cénacle de France
Pour s’unir au monde de la lumière, un corps de chair est reçu.
— Takemusu Aiki, Volume II, 3ème cycle de discours, Editions du Cénacle de France
La pratique de l’Aikido est le misogi nécessaire à l’épanouissement de l’âme spirituelle par le travail du corps, et à l’avènement de l’harmonie entre âme corporelle et âme spirituelle.
L’Aikido est donc tout entier dans la pratique, nulle part ailleurs, et Ueshiba donne ainsi raison à Chassang :
Moi Ueshiba, j’ai besoin de m’entraîner plus encore. (…) je ne peux pas montrer la voie aux gens si je ne me tiens pas sur le Pont Flottant du Ciel. Je ne peux enseigner que par la pratique.
— Takemusu Aiki, Volume III, 1er discours, Editions du Cénacle de France
Le Fondateur, c’est intéressant, avait lui aussi 80 ans quand il tint ces propos.
… Et je souhaite beaucoup de prospérité au restaurant de monsieur Yamada.
Ce long préambule, était nécessaire, je crois, pour faire comprendre l’idée suivante : compte tenu de l’importance primordiale de l’âme corporelle, telle qu’elle est exprimée dans les discours du Fondateur, il n’est pas possible qu’ichi rei shikon sangen hachiriki ne soit pas explicable par des éléments concrets en rapport avec le travail du corps en Aikido.
Je précise tout de suite que ceci ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe pas d’autres niveaux d’explication. Mais je crois qu’il est bon de commencer à raisonner en partant de ce que l’on a. Les éléments tangibles qui sont à notre disposition, ce sont les techniques de l’Aikido, et nous connaissons désormais l’importance de l’âme corporelle.
Ichi rei, un esprit
C’est l’esprit du Dieu unique, l’esprit de l’origine des choses (Ame-no-minakanushi). Celui qui est avant même que soit l’opposition de l’être et du non-être. Il est insaisissable, mais il peut être connu par la manière dont il produit la lignée des êtres. Car si Ame-no-minakanushi est insaisissable, son travail, lui, ne l’est pas, et Ueshiba l’explique :
Ce travail est celui des trois divinités que sont Ame-no-minakanushi,Takamimusubi et Kamimusubi. Ces trois divinités sont elles-mêmes l’origine unique.
— Takemusu Aiki, Volume II, 3ème cycle de discours, Editions du Cénacle de France
Que ces trois divinités soient l’origine unique veut dire que 3 = 1, c'est-à-dire que Takamimusubi et Kamimusubi ne sont pas différentes d’Ame-no-minakanushi, mais qu’elles sont la forme que prend son énergie créatrice pour donner naissance aux mondes.
Ueshiba nous renseigne ensuite sur cette forme adoptée par l’énergie d’Ame-no-minakanushi :
C’est l’interaction des divinités Takamimusubi et Kamimusubi lorsqu’elles dansent, formant une spirale ascendante à droite et une spirale descendante à gauche.
— Takemusu Aiki, Volume II, 1er cycle de discours, Editions du Cénacle de France
La forme d’énergie adoptée par Ichi rei, l’esprit insaisissable de Dieu, pour produire l’être, c’est donc la spirale, tantôt ascendante, tantôt descendante, comme le cycle de la pluie.
C’est cela qui est exprimé dans le dessin ci-dessous de Tanaka Bansen, élève proche et méconnu de Morihei Ueshiba :
Shikon, quatre âmes
Les quatre âmes définissent le pays des morts doit être traversé.
Mais quelle traduction faut-il donner à ces quatre âmes sur le plan physique, sur le plan technique de l’Aikido ?
… Quatre lois. Ce sont les quatre lois (ho) que nous avons mises en évidence dans les kajos qui précèdent (cf kajo #13):
IPPO
NIPO
SANPO
YONPO
Nous avons indiqué en effet que l’idéogramme (ho) possède deux sens supplémentaires qui sont contrôle et direction. Mais nous avons vu aussi les limites dans lesquelles ces deux sens pouvaient être utilisés :
- contrôle ne rend compte que des techniques d’immobilisation et ne s’applique pas aux techniques de projection
- direction est bien applicable à chaque direction technique, mais ne prend pas en compte simultanément la direction complémentaire, symétrique à 180°
Seul le terme loi permet de signifier en une fois l’ensemble des possibilités techniques de l’Aikido.
Shikon, ce sont donc les quatre diamètres de la sphère, les quatre âmes sur lesquelles Ichi rei, la spirale divine, dépose, au gré de ses hélices, les techniques de l’Aikido.
Et l’on comprend mieux peut-être désormais pourquoi O Sensei parle toujours des techniques de l’Aiki en disant d’elles qu’elles naissent spontanément, produites par l’action merveilleuse de la divinité (Takemusu Aiki).
Philippe Voarino, juillet 2012.