Il ne suffit pas de regarder pour voir.
Si l’on regarde shiho nage et kaiten nage de l’extérieur, on voit deux mouvements tout à fait différents. Et il est vrai que la forme extérieure prise par la technique, les effets de la technique sur uke, montrent des choses qui n’ont rien de similaire.
Alors que veut dire l’égalité qui est posée dans le titre de cet article ?
Et bien, que des effets différents peuvent être générés par une cause unique, et que cette cause unique, même si elle n’est pas apparente au premier regard, demeure l’essentiel.
Ce qui est égal en effet, ce qui est constant dans les deux techniques appelées shiho nage et kaiten nage, ce n’est pas la projection d’uke, c’est - pourvu qu’on le voie - le mouvement en tous points identique de tori qui a pour résultat deux projections différentes. La vidéo montre cela :
Or que se passe-t-il aujourd’hui dans l’enseignement de ces deux techniques ?
On s’aperçoit qu’il est demandé aux pratiquants d’adopter des déplacements différents selon qu’ils font l’une ou l’autre technique, de modifier le déplacement de kaiten nage pour faire shiho nage.
Reprenons un instant les temps principaux de kaiten nage, ils sont au nombre de trois :
- Ouverture de l’avant du corps en hito e mi sous l’effet de la rotation de l’axe central du corps,
- Entrée profonde de la jambe arrière (irimi) dans la continuité de cette rotation et de cette ouverture, les bras montent shomen,
- Rotation à 180° et retrait profond vers l’arrière (tenkan) de la jambe qui avait ouvert initialement en hito e mi, les bras descendent shomen.
Ces trois temps, combinés à la montée puis à la descente des bras selon la coupe du sabre (te katana), provoquent une chute malaisée d’uke entre les deux pieds de tori. Il n’y a rien d’autre à ajouter au mouvement kaiten nage.
Toutefois, pour permettre à uke une chute avant plus commode il est demandé à tori de ne pas projeter uke quand il doit normalement le faire, c’est à dire au moment du retrait tenkan de la jambe. Il lui est demandé au contraire de réavancer cette jambe arrière afin de projeter tout droit, dans un 4ème temps non naturel donc. C’est là seulement une convention d’entraînement qui n’a aucune nécessité dans la réalité du mouvement.
Pour shiho nage, le déplacement devrait être le même exactement, or on l’enseigne dans une version tronquée de ces trois temps. Les temps 1 et 2 sont bien pareils, mais le troisième temps n’est respecté que jusqu’à la rotation à 180°, il est amputé de sa dernière partie : le retrait final (tenkan) de la jambe vers l’arrière est supprimé.
Il y a une raison à cela, et c’est la même que pour kaiten nage.
Quand la projection de shiho nage est effectuée avec ce retrait de la jambe, la chute est violente et peut s’avérer dangereuse pour la nuque (elle est martialement conçue pour cela). Pour éviter tout danger à l’entraînement, on a donc pris l’habitude d’interdire à tori de retirer sa jambe en tenkan au moment de la projection, dans la dernière partie du mouvement, et de projeter donc tel qu’il est parvenu au terme de la rotation à 180°, c’est-à-dire en hanmi.
De cette manière, comme dans kaiten nage, uke conserve la possibilité de chuter confortablement, et l’entraînement est sécurisé. Les traumatismes sont évités.
Tout cela part d’un bon sentiment, mais c’est un enseignement du tao que les meilleures choses d’un certain point de vue peuvent avoir des conséquences néfastes d’un autre point de vue. Et un problème est né de cette pratique sécurisée : on a, à cause d’elle, perdu la connaissance de la technique véritable, et perdu ainsi la compréhension de la relation qui existe entre les techniques kaiten nage et shiho nage quant au mouvement de tori. On a pris l’habitude de voir là deux techniques différentes.
Or la relation qui unit ces deux techniques est bien plus qu’une vague parenté fondée sur des similitudes de détails, il s’agit au contraire d’une véritable identité. Et ce sont des identités de cette nature qui permettent de comprendre la relation intime qui unit les techniques d’Aikido entre elles, et qui porte en japonais le nom de riai.
Par ailleurs, l’habitude prise dans shiho nage de projeter uke sans effectuer le dernier pas tenkan ancre dans le corps le réflexe de couper en hanmi. Or nous savons pour l’avoir démontré sur ce site qu’aucune action d’Aikido ne s’effectue en hanmi. Hanmi est la position qui précède l’action d’Aikido, mais cette position n’est pas appropriée au moment de l’action qui, lui, s’effectue toujours sur l’appui dynamique kenka goshi.
La photo ci-dessous de Maître Saito, prise au Hombu Dojo de Tokyo dans les années 60, époque où il y enseignait l’aiki-ken et l’aiki-jo à la demande d’O Sensei, devrait convaincre les plus récalcitrants parmi ses élèves de l’idée que - sorti du domaine très spécifique de la méthode - c’est kenka goshi qu’on trouve au moment de l’action, et pas hanmi :
Shiho nage évidemment ne fait pas exception à cette règle, la projection s’y effectue en kenka goshi, comme dans kaiten nage. C’est un dressage du corps à contre-courant des principes de l’Aikido que de l’obliger à couper en hanmi.
Enfin et surtout, la suppression de la partie tenkan du déplacement tai no henka (également appelé tai no tenkan) empêche d’aller au terme de la spirale de shiho nage. Cet arrêt dans le mouvement oblige à couper en hanmi en sens inverse de cette spirale. Interrompre ainsi la spirale d’un mouvement d’Aikido pour repartir en sens contraire en pensant que c’est là une manière normale d’exécuter le mouvement, est une incohérence grave, c’est un obstacle majeur à la compréhension du principe d’unité de chaque mouvement qui veut qu’une spirale engagée aille à son terme, c’est une catastrophe sur le plan de la cohésion du corps et de l’esprit. Nous formons de la sorte des générations de pratiquants aveugles aux fondamentaux de l’Aikido, et il faudra bien un jour réparer les dégâts causés par ces dérives.
L’Aikido édulcoré a la saveur d’une gymnastique irrationnelle, il plaît aujourd’hui parce qu’il est adouci et que nous aimons le sucre, mais il n’y reste rien du goût nature, et ce n’est plus de l’Aikido. Pour trouver ce que l’on cherche, il faut savoir ce que l’on fait.