A Luka, qui m’a peut-être fait voyager jusqu’ici pour que je puisse un jour me recueillir sous le soleil d’Uluru, mais avant tout, et en attendant ce jour, pour devenir grand-père… ce soir même.
Maroubra, 31 octobre 2019.
Dans la voie difficile de Morihei Ueshiba, des maîtres répètent avec fidélité, souvent aussi avec talent, ce que leur ont transmis leurs aînés. D’autres préfèrent mener une œuvre plus personnelle, et mettent au point des manières de faire originales, parfois remarquables.
A tous on ne peut jamais reprocher qu’une chose : appeler Aikido leur enseignement.
Ne devrait en effet porter le nom d’Aikido que l’art authentique développé par O Sensei Morihei Ueshiba. Et si l’Aikido a conquis la planète, il se trouve malheureusement que ce n’est pas dans le respect des vertus essentielles auxquelles se référait le Fondateur.
Une dérive s’est produite, dès l’origine, du vivant même d’O Sensei, et l’une des causes de cette dérive c’est que personne n’a jamais vraiment tenu compte de ce que disait O Sensei, personne n’a accordé à son discours l’attention qu’il exigeait.
"Paroles du Fondateur", j’ai encore dans un placard – cadeau d’un autre siècle de mon ami Pierre Chassang – un carton rempli d’exemplaires de cette belle affiche imprimée et distribuée par l’association Europe Aikido dans les années 1980. On peut y lire quelques-unes des recommandations laissées par le fondateur de l’Aikido.
Mais qui a lu ? Qui a lu véritablement ? Qui acru ce que disait O Sensei ? Qui a pris concrètement ses directives au sérieux ? Qui a appliqué les instructions qui sont là noir sur blanc, comme elles sont aussi dans les ouvrages et conférences que le Fondateur nous a laissés ?
Disons déjà ici que si quelqu’un l’avait fait, cela se saurait, cela se verrait quelque part sur la planète Aikido.
Parmi les informations majeures transmises par O Sensei, il est une déclaration qui devrait plus que les autres faire réfléchir ceux qui cherchent à pratiquer son Aikido, et c’est la suivante :
"Une technique d’Aikido est efficace aussi bien avec un seul adversaire qu’avec plusieurs adversaires attaquant simultanément".
D’où la fameuse instruction du Fondateur, qu’il avait tenu à inscrire lui-même au frontispice de son dojo pour qu’elle ne puisse être ignorée de tous ceux qui passaient la porte :
"Vous ne devez pas pratiquer en considérant seulement l’adversaire qui est devant vous, mais en étant attentif aux quatre directions."
L’insistance d’O Sensei sur cette ouverture de l’esprit aux quatre directions, et sur l’importance d’envisager systématiquement des attaques multiples, éclaire par bonheur la parole suivante, dont l’apparence ésotérique pourrait autrement sembler obscure :
"Utilisez un seul pour combattre la multitude, et la multitude pour combattre un seul"
Le sens apparaît ainsi clairement : comportez-vous avec plusieurs comme avec un seul, et avec un seul comme avec plusieurs. On peut traduire aussi : n’agissez pas différemment selon qu’il y a un seul ou plusieurs adversaires.
Tout cela ramené en termes techniques signifie que le déplacement d’Aikido est invariable, il s’effectue toujours par rapport aux quatre directions, et donc par rapport aux 360° d’un cercle. Le mouvement ainsi commandé par un cercle d’attaquants, naît d’une rotation qui propulse à chaque fois le corps de tori entre deux adversaires, hors de portée des frappes, selon des révolutions qui s’apparentent à celles d’une toupie, et qui obéissent à une loi mathématique constante. L’un des aspects de cette loi est de donner au déplacement des pieds un schéma géométrique et un rythme invariable, quelle que soit la technique utilisée.
L’enseignement d’O Sensei, c’est que ce déplacement s’applique en toute circonstance, qu’il n’y en a pas d’autre, et qu’un déplacement qui serait déterminé seulement par une ligne d’attaque unique serait un malentendu et une erreur.
Ceci vu et pris en compte avec lucidité, et avec sincérité, regardons maintenant l’ensemble des exercices techniques proposés de nos jours dans les dojos du monde entier sous le nom d’Aikido.
Il n’est pas besoin d’avoir l’œil d’aigle d’un technicien de haut vol pour constater que ces exercices sont pour la plupart élaborés sur le mode du "one to one", conçus donc par rapport à un adversaire unique attaquant sur une ligne, à la manière de la boxe.
Tori y apprend à gérer une attaque unidirectionnelle, sans aucune visualisation d’un danger global multidirectionnel, et donc sans aucune précaution pour la sécurité de son dos ou de ses flancs, qui restent exposés.
Il est clair que ces exercices seraient totalement inappropriés dans le cadre d’une agression exécutée par plusieurs adversaires attaquant simultanément de directions différentes.
On comprend évidemment que la boxe, qui est un pugilat, obéisse aux lois du sport, et n’ait pas à appliquer celles de l’art martial. Mais que l’Aikido, né des champs de bataille, ne respecte plus désormais les règles martiales – et cela en contradiction flagrante avec les rappels permanents d’O Sensei– est une évolution de l’art par laquelle sont artificiellement supprimés les critères de sécurité qui déterminent – avant toute autre considération– la possibilité ou l’impossibilité d’un mouvement.
Comme il existe en outre – et ceci est fondamental – une règle inhérente à toute technique d’Aikido qui veut que le déplacement par lequel est obtenue la sécurité maximale soit en même temps le déplacement par lequel est obtenue l’efficacité maximale (le caractère très extraordinaire de cette coïncidence systématique devrait d’ailleurs faire réfléchir), il est clair que l’abandon de ce type de déplacement, ou plus exactement son oubli par ignorance, revient à amputer l’Aikido de son cœur vivant, à le vider de son essence.
Mais qui, dans le monde de l’Aikido, fait donc le constat ci-dessus ? Qui objecte que l’habitude générale d’enseigner sans préoccupation des quatre directions, est en contradiction totale avec les paroles du Fondateur ? Qui conteste la validité d’un type d’enseignement qui s’est universalisé dans le déni complet de la préoccupation essentielle qu’O Sensei nous exhorte à garder toujours à l’esprit ?
Personne, autant que je sache, parmi les professeurs restituant fidèlement l’enseignement de leurs maîtres, n’a questionné en ces termes les normes pédagogiques qui ont été transmises. En tout cas, je n’ai vu nulle part les effets que l’esprit critique aurait nécessairement produits si une telle démarche avait été engagée.
Quant aux professeurs qui ne se sont pas contentés de transmettre ce qu’ils ont reçu, mais qui ont trouvé bon de mettre au point, à partir d’acquis initiaux, des systèmes conventionnels de leur cru, ce sont les effets conjugués des efforts et du temps exigés pour bâtir ces systèmes, du choix d’une vie donc, qui les empêchent de se remettre en question.
De tels systèmes ont assuré la notoriété de leurs inventeurs. Les meilleurs d’entre eux ont d’ailleurs une logique interne, et cette logique n’est pas critiquable dès lors que les postulats de base ont été acceptés. Mais ce sont justement les postulats eux-mêmes qui sont contestables, dans la mesure où ils ont été posés sans tenir compte des avertissements d’O Sensei, et des règles fondamentales signalées par lui.
Ces systèmes ont l’incontestable qualité esthétique et spectaculaire des numéros de cirque, et je ne leur fais nulle injure en disant cela, au contraire, mais ils ne renferment aucune vérité, ils sont construits sur du sable.
Omettre la réalité de l’opposition et du conflit, et ramener l’harmonie des mouvements d’Aikido contre un adversaire à des conventions préalablement instaurées entre partenaires insouciants de la vérité martiale, conditionner cette harmonie à l’accord de l’autre, c’est inaugurer un jeu de rôles, théâtraliser l’Aikido, c’est rechercher l’esthétique pour l’esthétique.
C’est oublier, ce faisant, que l’esthétique véritable est le fruit de lois qui n’ont pas été imaginées par des hommes, et que seules des lois d’une telle nature sont en mesure de l’exprimer avec authenticité.
Faire abstraction des impératifs martiaux, et créer un art dont les formes ne sont plus décidées par l’univers, mais par les choix arbitraires et les goûts contingents de l’homme, c’est tenter de rivaliser avec O Sensei, en perdant tout bonnement de vue que ce dernier n’a jamais revendiqué la paternité des lois qui régissent l’Aikido. Le travail de toute sa vie s’est limité à reconnaître ces lois éternelles, et à réunir ensuite les conditions nécessaires à les appliquer conformément à un plan qui n’est pas le sien. Les formes de l’Aikido, nées d’un tel travail, ne sont pas davantage les siennes, elles sont issues de cette dimension à laquelle il donne le nom de Takemusu.
De telles lois ont une origine supra humaine, comme les lois physiques qui régissent la rotation de la Lune autour de la Terre par exemple. Et de même les "techniques divines", selon l’expression du Fondateur, ne peuvent-elles être le résultat d’une pensée humaine, aussi géniale soit-elle.
On ne devient pas l’univers en faisant compétition à l’univers, mais en s’incorporant l’univers. Le plus haut achèvement auquel un homme puisse prétendre, consiste à devenir le vecteur de forces plus grandes que lui. Et tout le génie d’O Sensei réside dans la capacité qui fut la sienne de reconnaître de telles forces, de les respecter, et de les canaliser à travers son action. C’est ainsi seulement qu’il lui fut possible, comme il l’écrit, de "se mesurer aux dieux", parce qu’il accepta avec humilité, tout comme les dieux, de se conformer aux lois de l’univers. O Sensei n’était pas orgueilleux.
C’est au contraire un orgueil insensé d’imaginer qu’un cerveau humain puisse fonder un beau matin, ex nihilo, les lois d’une esthétique qui ne reposerait sur rien d’autre que le désir fou et le talent – aussi immense soit-il – d’un seul individu. C’est cet orgueil qui est à l’œuvre dans les grands systèmes d’enseignement mis en place par quelques personnages charismatiques de la fin du vingtième siècle. L’Aikido y est devenu spectacle, bien loin du chemin emprunté par O Sensei.
Qu’il soit tout à fait clair ici que je ne place pas Maître Saito dans la catégorie de ces prestidigitateurs.
L’entreprise de Morihiro Saito est à l’opposé de cette prétention. Sa méthode est au contraire une humble tentative, qui consiste à respecter les schémas martiaux rigoureux de l’Aikido, tout en se demandant comment on peut les simplifier et les rendre ainsi plus accessibles au débutant. L’objectif n’étant pas pour autant de rester une vie durant dans une démarche d’introduction, dans une propédeutique pour employer un mot savant, mais d’utiliser au contraire ce travail préparatoire pour parvenir un jour à l’Aikido d’O Sensei.
Certes, la simplification d’un système complexe, en vue de son étude, est un appauvrissement artificiel de ce système, elle peut même être source d’erreurs d’interprétation. Mais c’est un choix, sur le plan technique, qui demeure respectueux des éléments fondamentaux du système, et qui est guidé, sur le plan moral, par un souci de transmission où la vanité n’a pas sa place.
Il est vrai que des nuages noirs barrent pour l’instant, et pour longtemps sans doute, l’horizon de l’Aikido, mais ce ciel d’orage disparaîtra. La transformation en spectacle de l’art mis au jour par Morihei Ueshiba n’a rien d’inéluctable, et il existe un remède à la dénaturation engagée par les forces de décomposition. Il existe une réponse, elle se trouve dans les paroles d’O Sensei, paroles à notre disposition depuis l’origine de l’art, et où se trouvent les clefs de compréhension de l’Aikido.
S’il y a une réponse, encore faut-il bien sûr que se manifeste la volonté de poser la question que cette réponse attend depuis le début. Mais nous avons le temps, tellement de temps que l’effet éventuel que pourraient avoir aujourd’hui ces quelques lignes pour une meilleure perception de l’Aikido est au fond aussi dérisoire qu’il est improbable. Il faut cependant que la plus minuscule des pièces soit à sa place dans le grand puzzle de l’univers.
Philippe Voarino, Maroubra, 31 octobre 2019.