Nous avons vu (« Si le discours d’O Sensei a un sens - 1 ère partie ») que la rosace ci-dessus est le plan qu’utilisait le fondateur de l’Aikido pour se déplacer, qu’il ait un adversaire unique, ou qu’il ait plusieurs attaquants venant des quatre directions.

Prenons un exemple pratique pour que chacun puisse se représenter le mouvement en question.

Supposons que tori soit en hidari hanmi (garde à gauche), et qu’il choisisse d’entrer dans le quart avant droit du cercle, comme indiqué sur la figure. Il a alors deux choix, et deux choix seulement :

  1. – il initie le mouvement avec le pied avant qui suit la spirale jaune pour frapper d’abord l’adversaire qui vient à droite, puis – dans le même mouvement – l’adversaire qui vient devant.
  2. il initie le mouvement avec le pied arrière qui suit la spirale bleue pour frapper d’abord l’adversaire qui vient devant, puis – dans le même mouvement – l’adversaire qui vient à droite.

Chaque action est double, et chacune de ces deux actions doubles le met en même temps hors de portée de tous les autres adversaires.

J’ai écrit (« Si le discours d’O Sensei a un sens - 1 ère partie ») que de telles spirales de déplacement, et la figure qu’elles forment ensemble sont l’expression de lois mathématiques, mais je n’ai donné aucune précision dans ce sens. Je vais le faire maintenant.

J’ai bien sûr cherché sur internet le modèle mathématique qui pouvait correspondre à ces spirales et au motif qu’elles dessinent, mais sans aucun succès.

C’est finalement au cours d’un stage en Géorgie, où j’étais venu avec une copie de cette rosace, qu’un jeune pratiquant me donna la solution du problème.

Je voudrais donc remercier ici Giorgi Chanturia, étudiant en physique théorique à Tbilissi, pour sa contribution importante à la formulation géométrique du système de déplacement utilisé par le fondateur de l’Aikido.

Grâce à lui, les aikidokas d’aujourd’hui et de demain seront en mesure de comprendre que le déplacement d’O Sensei n’est pas une improvisation, mais qu’il a au contraire tous les attributs d’une science. A ce titre, ils seront libres d’en mettre à l’épreuve les lois, et de les vérifier.

Giorgi essaya d’abord de comprendre la figure en tentant de la relier à des cycloïdes et à des hypocycloïdes, mais aucun des modèles utilisés ne lui permit d’en retrouver la loi.

Il décida donc, dans un deuxième temps, de décomposer la figure, et c’est alors que lui apparut une courbe familière : la spirale de Fibonacci. Il s’aperçut qu’en alignant huit spirales de Fibonacci dans un cercle, et en les connectant par quatre arcs de cercle, on retrouvait très exactement la figure qui nous intéresse.

Voici l’animation qu’il m’a fait parvenir, qui permet de comprendre comment cette figure est construite :

La spirale de Fibonacci est une spirale logarithmique construite avec un facteur de croissance de valeur :

Ce rapport est remarquable dans la mesure où on le retrouve dans un grand nombre de phénomènes naturels : dans la formation de certains cristaux, dans la croissance de certains végétaux, et jusque dans les proportions du corps humain (c’est pour cette raison, entre autres, que les constructeurs du passé l’utilisèrent pour édifier les temples de l’antiquité et les cathédrales d’Europe).

Que ce rapport Ø intervienne comme base mathématique du déplacement d’Aikido, montre déjà suffisamment la liaison de l’art d’O Sensei avec les phénomènes de l’univers.

Mais il y a davantage. Représentons-nous maintenant tori comme une sphère, ou plutôt comme une grosse toupie en rotation autour de son axe, et en révolution dans le cercle de la rosace.

Cette toupie humaine ne peut faire autrement que se déplacer sur ses pieds évidemment, et nous savons que les pieds suivent les spirales de Fibonacci inscrites dans le cercle jaune ci- dessous, ainsi que nous l’avons montré plus haut.

Nous savons cependant que les pieds ne sont pas autonomes. Ce qui leur permet de se déplacer en suivant le tracé des spirales, c’est l’action initiale et motrice de l’axe central de tori (petit cercle jaune sur la figure ci-dessous). Cet axe décrit quant à lui un mouvement plus court et plus fondamental : une rotation qui s’effectue simultanément sur elle-même, et en tournant à l’intérieur et le long d’un cercle plus petit (bleu sur la figure ci-dessous). C’est cette rotation qui lance les pieds sur le trajet des spirales, au départ du centre de la rosace.

En mathématiques, la courbe dessinée par un cercle qui se déplace ainsi par un double mouvement de rotation sur lui-même, et de révolution à l’intérieur d’un cercle plus grand, en laissant une trajectoire, s’appelle une hypocycloïde.

Parmi les hypocycloïdes, il en est une qui a la forme particulière d’une étoile à quatre branches, et qui est pour cette raison nommée astroïde. C’est l’étoile rouge que l’on peut reconnaître sur la rosace, inscrite ici dans le cercle bleu :

Cette astroïde est formée par les quatre arcs de cercle qui relient entre elles les huit spirales de Fibonacci.

Ce qu’il faut bien voir ici, c’est que la connexion des spirales par des arcs de cercle n’est pas accidentelle, ce n’est pas un choix esthétique arbitraire : c’est la trajectoire exacte de l’axe vertical de tori en rotation, quand dans le même temps les pieds de ce dernier empruntent les chemins tracés par les spirales de Fibonacci.

La connexion entre elles des spirales logarithmiques est un effet direct de la trajectoire de l’axe de tori.

Voici maintenant une animation qui permettra de visualiser cette trajectoire.

Attention, le sens de rotation de cette animation vaut pour un mouvement à partir de hidari hanmi et initié par le pied avant (spirale jaune), il faut évidemment l’inverser si le départ est effectué avec le pied arrière (spirale bleue) :

Hypotrochoid (Astroid) par Sam Derbyshire

Le paramétrage de la trajectoire décrite par l’axe de tori est défini dans ce cas par l’équation suivante :

Je crois qu’il est ainsi démontré que le déplacement du pratiquant d’Aikido obéit à des lois très strictes, combinant des spirales logarithmiques de valeur Ø et une hypocycloïde origine du mouvement, et qu’il est bien loin de relever de l’improvisation.

Le déplacement du pratiquant d’Aikido, régi par les lois de la mécanique classique, est conforme au principe de moindre action.

Les trajectoires de tori doivent respecter ces lois tout autant que les orbites des planètes les respectent dans notre système solaire.

Il n’est pas dans le pouvoir de tori de changer cela. Et la croyance naïve qu’au nom de la liberté chacun peut « innover » et se déplacer comme il l’entend, au mépris de ces lois, est une folie de l’ego et un handicap majeur pour la compréhension de l’Aikido.

Le déplacement d’Aikido est une science, comme toute science elle est rigoureuse, comme toute science elle exige une étude sérieuse. Il n’y a pas de place pour la facilité. La facilité est un manque de considération pour l’art d’O Sensei.

Si les trajectoires de tori sont comparables aux révolutions des corps célestes, c’est parce qu’elles suivent les mêmes lois, parce qu’elles sont issues d’un principe commun. Et c’est pourquoi maître Ueshiba expliquait qu’il est nécessaire de comprendre le mouvement des astres dans le ciel si l’on veut comprendre l’Aikido.

La mécanique d’un corps humain en déplacement autour de son axe obéit aux mêmes lois que la mécanique céleste. Le corps humain fonctionne – à son échelle – comme fonctionne l’univers.

En terminant, je voudrais rappeler ceci, qui prend dans le cadre de cette étude un relief particulier : pour comprendre le monde, l’Occident s’est attaché principalement à considérer les choses dans leur essence, l’Orient au contraire a préféré considérer le mouvement des choses dans leur transformation. Le Yi King, ouvrage fondamental de la pensée orientale, est ainsi un livre d’interprétation des transformations et des changements que le mouvement du monde imprime aux choses.

Le pratiquant d’Aikido, par sa quête perpétuelle de la transformation d’une situation martiale dans le respect des lois de l’univers, s’inscrit lui aussi dans une compréhension du monde fondée sur le mouvement des choses et sur leur transformation : c’est le sens profond de tai no henka.

Philippe Voarino, Noël 2015