Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. — Platon

… ou qu’il fasse un effort.

Nous avons vu dans HV #1 que les pieds de l’homme dessiné par Léonard de Vinci forment un triangle rectangle dont l’hypoténuse est située à l’arrière du corps, et appelé pour cette raison ushiro sankaku en japonais.

O Sensei Morihei Ueshiba, a fondé l’Aikido sur cette position qu’il appelait hito-e-mi:

Si l’hito-e-mi est tel que les pieds sont rapprochés au point de se toucher, comme c’est le cas de l’homme de Vitruve, le triangle rectangle formé est un triangle remarquable : il s’agit du triangle rectangle dont les côtés forment une suite arithmétique proportionnelle aux nombres entiers 3,4 et 5. L’aire du triangle est alors de 6.

Si le pied d’un homme mesure 27 cm par exemple, les côtés du triangle rectangle auront pour valeur 27, 36 et 45 cm. On vérifie que :

Et que le théorème de Pythagore est bien respecté :

a² + b² = c² (27² + 36² = 45²)

Ce triangle est généralement appelé triangle sacré égyptien parce que c’est lui que les arpenteurs égyptiens (arpédonaptes) utilisaient pour la construction des pyramides et des temples de l’antiquité, avec le simple moyen d’une corde marquée de 12 intervalles réguliers par des nœuds.

Nous verrons dans HV #4 qu’il existe une relation étroite entre cette position des pieds telle qu’elle a été dessinée par Léonard de Vinci, et le mouvement de rotation par laquelle un triangle peut se transformer en cercle.

Pour avancer dans notre lecture de l’homme de Vitruve, il faut maintenant dire un mot de ce qu’Euclide définit comme le « partage d’une longueur en moyenne et extrême raison ». Il s’agit d’un rapport tel que, pour trois segments donnés d’une même droite AC, AB et BC, on ait :

Une telle relation signifie que la même proportion se trouve entre les parties d’un ensemble et entre chacune de ces parties et l’ensemble lui-même. Il existe une seule division du segment de droite qui permette d’établir ce rapport, c’est pourquoi Léonard de Vinci lui donna le nom de « sectia aurea » et Kepler de « sectio divina ».

Quant à Vitruve, voici ce qu’il en écrit :

La symétrie (symmetria) consiste en l’accord de mesure entre les divers éléments de l’œuvre, et entre ces éléments séparés et l’ensemble (…) Comme dans le corps humain, elle découle de la proportion – celle que les Grecs appellent « analogia » - consonance entre chaque partie et le tout (…) Cette symétrie est réglée par le module, l’étalon de commune mesure (pour l’œuvre considérée), ce que les Grecs appellent « posotes » (le nombre) (…) Lorsque chaque partie importante de l’édifice est en plus convenablement proportionnée de par l’accord entre la hauteur et la largeur, entre la largeur et la profondeur, et que toutes ces parties ont aussi leur place dans la symétrie totale de l’édifice, nous obtenons l’eurythmie. — Vitruve, De l’architecture, 1 er siècle av. JC

Ce rapport, qui est donc à l’origine de l’eurythmie, est ramené par simple équation au nombre irrationnel :

Depuis le 19 ème siècle, on a pris l’habitude de l’appeler φ ou « nombre d’or ». C’est une constante vers laquelle tendent un grand nombre de phénomènes naturels, aussi bien dans le monde minéral qu’en phyllotaxie et dans le monde animal. Sa première expression mathématique par les modernes remonte au début du 13 ème siècle, on la trouve dans la suite de Fibonacci, nom sous lequel passa à la postérité le grand mathématicien Léonard de Pise, qui introduisit en Occident le système décimal. Les pratiquants d’Aikido ne savent pas toujours que la première figure géométrique qui exprime ce nombre d’or est un triangle rectangle tout aussi particulier que le triangle 3-4-5. Ce n’est plus désormais une suite arithmétique, mais cette fois une progression géométrique :

C’est par exemple le triangle méridien sur lequel repose tout l’ordre architectural de la Grande Pyramide de Khéops. Mais c’est aussi le triangle formé par les pieds d’un homme dans la position hito-e-mi, la position de pieds qui est à l’origine de l’Aikido, et sur laquelle repose l’art tout entier, comme l’homme tient sur ses pieds justement :

C’est précisément ce rapport qui fut baptisé « divine proportion » par le moine Fra Luca Pacioli dans un livre intitulé « Divina Proportione », publié à Venise en 1509, et illustré à l’époque par les croquis de son ami… Léonard de Vinci. L’homme de Vitruve exprime ainsi la moyenne et l’extrême raison d’Euclide dans toutes ses proportions :

A cause de ce rapport remarquable, qui est présent partout dans le corps de l’homme, les architectes de l’Antiquité ont utilisé le corps humain comme un modèle et un étalon pour édifier leurs ouvrages d’architectures :

Si donc la nature a composé le corps de l'homme de manière que les membres répondent dans leurs proportions à sa configuration entière, ce n'est pas sans raison que les anciens ont voulu que leurs ouvrages, pour être accomplis, eussent cette régularité dans le rapport des parties avec le tout. » — Vitruve, De l’architecture, 1er siècle av. JC

Mais alors, si des édifices de pierre peuvent vibrer et résonner de manière harmonieuse parce qu’ils respectent dans toutes leurs parties les proportions du corps humain, que dire des possibilités du corps de l’homme lui-même ? A plus juste raison encore que les pierres ne peut-il prétendre à l’eurythmie dont parle Vitruve ?

C’est dans une telle optique, en nous aidant de l’homme de Vitruve, et en nous appuyant sur des éléments concrets laissant aussi peu de prise à la spéculation que des formules mathématiques, que nous allons essayer d’avancer dans la voie du rythme juste.

Commençons en écoutant O Sensei :

Se mouvoir harmonieusement est appelé NIGI-TAMA (l’âme harmonieuse). Autrement dit, c’est unir avec politesse le bas et le haut, en les nouant.
— Morihei Ueshiba, Takemusu Aiki, vol.1, p154, Editions Cénacle de France

Tous les mouvements d’Aikido peuvent être ramenés au principe unique illustré ci- dessus par shiho nage : le triangle d’hito-e-mi perce la garde de l’adversaire avec fougue, il la traverse, et c’est dans ce mouvement de pénétration qu’il fusionne en un cercle capable de nouer le bas et le haut.

Cette vision d’un principe du mouvement incisif et direct – qui n’est pas du tout celle que l’on trouve dans les ouvrages de vulgarisation sur l’Aikido – permet de comprendre une remarque fondamentale de Morihiro Saito à laquelle on n’a peut-être pas accordé toute l’attention qu’elle mérite :

Aikido is generally believed to represent circular movements. Contrary to such belief however, Aikido, in its true Ki form, is a fierce art piercing straight through the center of opposition. The nature of the art being such that you are not supposed to adapt yourself to your partner by making a wide oblique turn of your body, but are called upon to find your way onward while twisting your hips.” — Morihiro Saito, Traditional Aikido, vol. 5, p.36

Traduction :

On croit généralement que l’Aikido est représenté par des mouvements circulaires. Cependant, contrairement à une telle croyance, l’Aikido, dans sa forme véritable de Ki, est un art fougueux perçant droit à travers le centre d’opposition. La nature de l’art est telle que vous n’êtes pas censé vous adapter à votre partenaire en faisant un large détour avec votre corps, mais dans l’obligation de trouver le moyen d’entrer droit devant vous tout en opérant une rotation des hanches.

Le triangle est l’origine, il pénètre (iri-mi = pénétrer le corps) et se met en rotation. Par ce mouvement il devient cercle. Le cercle est donc en réalité une forme particulière prise par le triangle, le carré en étant la forme achevée

φ, soit, est le rapport qui permet au triangle de se métamorphoser de la sorte. Or il se trouve que le corps de l’homme est proportionné dans toutes ses dimensions selon φ. C’est pour cette raison que le mouvement d’Aikido harmonieux – c'est-à-dire authentique – se développe, du début à la fin, dans le cadre de modèles géométriques obéissant aux lois gravées par la nature elle-même dans le corps de l’homme sous la forme rigoureuse de la proportion, c'est-à-dire du nombre.

Rappelons la relation intime qu’entretient φ avec la racine de tous les nombres, avec la monade, avec le Un et donc avec l’Uni-vers qui est au fond ce qui se dirige vers-Un:

Nous allons voir que la connaissance théorique des lois en question livre des informations précises, de nature à expliciter et faciliter la pratique de l’Aikido d’O Sensei.

Ces informations n’ont pas encore été divulguées à ce jour.

Philippe Voarino, septembre 2013