Comment opère donc Cela qui « doit entendre » l’incantation de la sorcière ?
Du mußt versteh’n!
Tu dois entendre (Entends-moi) !
Cf. «Faust #1» pour l’explication de ce choix de traduction.
Je voudrais dire ici, en préambule, combien la traduction de Faust en français par Gérard de Nerval manque le sens du texte que nous étudions, parce que cette traduction suppose que la sorcière s’adresse à Faust, et que le système qu’elle décrit est le sien. Gérard de Nerval traduit en effet la phrase ci-dessus par « Ami, crois à mon système ! », sens qu’il est impossible de trouver en allemand. Rien dans le texte original n’autorise une telle interprétation.
Aus Eins mach Zehn,
D’Un fais Dix,
C’est un grand mystère que le non-manifesté décide d’apparaître. Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi l’Univers ? Pourquoi le Un devient-il Dix ? Cette question reste sans réponse.
Mais il semble bien, en revanche, que l’apparition de l’être ne se soit pas déroulée dans le chaos, il semble qu’il y ait un ordre, il semble qu’il y ait des lois. La science recherche ces lois au moyen de la méthode expérimentale. Elle utilise pour cela les nombres comme un moyen de « dénombrer », de quantifier des données. Cette vision du nombre n’est pas très ancienne, elle est apparue – en Europe d’abord – il y a cinq siècles environ. Dans les millénaires précédents, l’homme ne voyait pas les nombres comme de simples unités comptables. Sa perception de l’Univers était fondée sur sa capacité à reconnaître l’ordre cosmique comme un organisme vivant, dont le développement et le mode d’action pouvaient être connus à travers les qualités attachées aux nombres.
Nous ne pouvons pas entrer ici dans le détail de cette sagesse antique du nombre (arithmosophie), mais il est important de garder à l’esprit que l’explication qui va suivre est en rapport avec une représentation du nombre qui n’est plus du tout celle de la modernité.
Und Zwei laß geh’n,
Et laisse Deux aller (« apparaître »),
Un « apparaît » pour la première fois sous la qualité de Deux. Mais ce n’est pas une manifestation à proprement parler, car à ce stade la forme n’existe pas encore. Dans le Tao te King, Yin et Yang sont la toute première apparition de la dualité, la première division du Un, antérieure à toute forme. Dans le microcosme de l’Aikido, cette première division donne naissance aux deux premières directions, Ippo et Nipo (axe 1-5 et axe 2-6), qui sont également antérieures à toute forme dans la mesure où elles précèdent les techniques.
Und Drei mach gleich,
Et fais Trois identique,
La troisième direction de l’Aikido, Sanpo (axe 3-7), apparaît, égale (gleich) aux deux premières. Trois égale Un, Un désormais est Trois. La Trinité est la dynamique choisie par le Un pour créer, pour produire l’infinie variété des formes qui composent l’Univers et qui font sa richesse. En Aikido, de manière analogue, Trois produit les techniques.
So bist Du reich.
De la sorte Tu es fécond (riche, abondant).
Cf. «Faust #1» pour l’explication de ce choix de traduction.
Ces trois directions déterminent en Aikido les six sens dont parle O Sensei (roppo), et qui sont désignés, dans la confusion du langage courant, par l’expression « les six directions ». Ces « six directions » sont le champ de la création, la sphère de production des techniques d’Aikido, le domaine d’action du Un, qui n’existait pas préalablement, et qui est désormais riche de l’abondance des possibilités nées de l’ordre qui s’est mis en place à partir du néant (mot par lequel nous désignons habituellement l’Inconnaissable).
Verlier die Vier!
Perds (passe) le Quatre !
La quatrième direction de l’Aikido, Yonpo, est l’axe 4-8. Il s’agit d’un axe vertical, comme l’indiquent clairement les techniques yonkyo et tenchi nage qui sont issues de lui. C’est l’axe qui joint la Terre au Ciel (cf. Kajo #17 et #15). C’est l’axe de l’homme debout. Il ne se situe donc pas dans le même plan que les axes un, deux et trois, qui donnent quant à eux naissances aux « six directions » dans le plan horizontal. Voilà pourquoi il faut passer cette direction. L’homme ne peut pas l’emprunter pour la raison qu’il est cette direction.
Et voilà comment on parvient directement à Cinq, et que, ce faisant, on revient à l’axe numéro un Ippo (mais à l’autre extrémité de cet axe puisque nous tournons dans une sphère).
Et c’est justement pour cette raison qu’O Sensei appelait Ippo la technique qui est appelée à tort gokyo en Aikido moderne (cf. Kajo #13). Que l’on parle en effet d’ikkyo ou de gokyo sur le plan technique, on parle toujours d’Ippo sur le plan du principe d’action. Et ceci est capital : le fondateur n’a jamais désigné les techniques mais seulement les principes (cf. Kajo #13 et #14). Les élèves d’O Sensei, dans leur immense majorité, n’ont pas compris cela, et n’ont pas vu les principes, c’est pourquoi ils ont eu logiquement besoin de désigner les techniques.
Nous savons qu’à cette deuxième extrémité de l’axe Ippo se trouve un autre principe : Tai no henka, qui apparaît là pour la première fois sous la forme technique de shiho nage, technique qui se trouve – nous le savons depuis le Kajo #5 – à 180° d’ikkyo omote.
Shiho (quatre directions) est une croix, et l’on peut vérifier qu’à la croix se trouve traditionnellement attaché le nombre Cinq (un centre et quatre branches qui en émanent).
Aus Fünf und Sechs,
So sagt die Hex’,
Mach Sieben und Acht,
Par (au moyen de) Cinq et Six, Ainsi dit la sorcière, Fais Sept et Huit,
La sorcière déclare que Sept et Huit doivent être créés à partir de Cinq et Six. Donc Sept à partir de Cinq, et Huit à partir de Six.
Nous avons vu que Cinq est Tai no henka (Shiho), et Sept Kaiten, nécessairement (cf. Kajo #8 et #9). Or le mouvement qu’effectue tori dans Kaiten n’est rien d’autre qu’un Tai no henka. Il suffit de faire shiho nage sur le bras droit d’uke, et immédiatement après uchi kaiten nage sur son bras gauche pour se convaincre qu’il y a une identité parfaite entre ces deux formes.
L’Aikido vérifie donc que Sept est bien créé « à partir de Cinq » (Kaiten à partir de Shiho). Tai no henka donne Tai no henka, et Shiho et Kaiten ne sont en réalité que les deux faces de la même chose.
Six en Aikido c’est Irimi-tenkan (Kaeshi), c’est à ce stade en effet que la double rotation de l’axe corporel apparaît pour la première fois (elle n’existe pas jusqu’à Shiho/Cinq). Cette double rotation apparaît sous la forme de la technique kote gaeshi, symétrique de nikyo sur l’axe Nipo (cf. Kajo #7 et #11).
Huit, c’est Tenchi (cf. Kajo #17), or la technique tenchi nage repose entièrement sur le principe de la double rotation (Irimi-tenkan) de l’axe corporel.
L’Aikido vérifie donc également que Huit est bien créé à partir de Six (Tenchi à partir d’Irimi-tenkan). Six et Huit (Kaeshi et Tenchi) ne sont en réalité que les deux faces d’Irimi-tenkan.
Und Neun ist Eins,
Et Neuf est Un,
Depuis le Kajo #14, nous savons que la technique irimi nage se trouve dans l’angle exact d’ikkyo omote (23°), ce qui, ramené au plan des principes, signifie qu’Irimi se trouve comme Tai no henka (mais à l’autre extrémité) sur l’axe numéro un (Ippo). Après Tenchi (Huit), Irimi est donc bien le principe numéro Neuf. Mais il se trouve que c’est également le principe numéro Un, puisque Irimi et Ippo sont confondus.
Neuf est donc Un, par une absolue nécessité, et la structure de l’Aikido démontre cette vérité : Neuf est l’éternel retour du Un sur lui-même, comme Irimi est le retour d’Ippo sur lui-même, comme – sur le plan de la manifestation technique – irimi nage est le retour d’ikkyo sur lui-même. Il suffit de faire ikkyo omote sur le bras droit d’uke, et immédiatement après irimi nage sur son flanc gauche pour vérifier qu’il s’agit bien du même mouvement.
L’Aikido vérifie donc ici aussi l’affirmation de la sorcière… Neuf est Un.
Und Zehn ist keins.
Et Dix n’est aucun.
Puisque le neuvième principe est confondu avec le premier, retour est fait désormais au Un, et Dix n’est donc rien, ou plus exactement – et l’on se rend compte ici que la sorcière parle avec précision – Dix n’est aucun principe.
Il n’existe pas en effet de dixième principe en Aikido.
L’incantation de la sorcière dans le Faust de Goethe est donc conforme en tous points au plan archétypal de l’Aikido, qui a permis, je crois, d’en donner une explication satisfaisante, par la vertu du lien qui fait des choses de ce monde les membres d’une même famille :
Les choses, dans l’univers, sont ordonnées de telle façon qu’elles se situent dans une certaine ordonnance réciproque, telle qu’est possible, comme en un flux continuel, un passage progressif de toutes choses vers toutes choses.
— Giordano Bruno, «Des liens»
Nous verrons dans «Faust #3» jusqu’où ce plan peut encore nous mener.
Philippe Voarino, décembre 2013.