Esprit de famille
Le château de Corfe a mille ans. Dans mille ans d’ici, il restera peu de choses des vestiges de ses murailles éventrées :
Il m’arrive parfois de me demander à quoi ressemblera l’Aikido dans mille ans. Et puis je me ravise, les ouvrages de pierre peuvent s’écrouler, mais l’Aikido ne peut pas changer, car il n’a pas été mis au point par l’homme, il a été découvert par lui, mis au jour, ce qui est bien différent. En tant que loi et mode d’expression de l’univers, l’Aikido est, il est parfait, il est égal à lui-même de toute éternité. Ce qui peut changer en revanche c’est notre perception, et la compréhension que nous avons de son essence. Car aucune méthode jamais ne suffira à garantir la connaissance de l’Aikido, si ne s’y ajoute un "supplément d’âme".
De ce point de vue, le summer camp qui vient de s’achever en Angleterre, sur l’île de Purbeck, est un exemple. L’esprit qui a soufflé sur ces quelques jours est celui-là même qui permet d’établir avec l’Aikido un rapport juste. Pour ma part, j’y ai reconnu ce qui faisait la vertu et l’originalité du dojo d’Iwama à l’époque où Morihiro Saito y régnait en patriarche : une qualité des rapports humains où l’ego n’a pas sa place, et qui s’apparente à l’esprit de famille :
Quelle que soit en effet la valeur technique du professeur, c’est seulement quand l’esprit est juste que l’Aikido peut être transmis, il ne s’accommode pas des ambitions personnelles et des caprices qui les accompagnent. Ce n’est pas dans n’importe quelles circonstances, ni sans certaines conditions qu’Isis accepte de lever son voile. Elle est femme et elle n’aime pas être forcée, elle n’attache pas de prix aux formes sans vérifier auparavant que ces formes soient bien l’expression d’un cœur juste. Car il y a "l’art et la manière", et la manière est souvent un obstacle sur le chemin de l’Aikido. Sans la manière l’art se refuse, il demeure impénétrable, hermétique. Les sentiments que nous mettons dans notre recherche la modifient.
Comme dans toute famille qui se réunit, la chaîne complète des générations était présente à Corfe Castle. On a fêté sur le tatami, avec un gâteau au chocolat et des beignets, les douze ans et le sixième kyu de Sophia Goodwin, Sammayah Azim, jeune pratiquante courageuse, a reçu son premier hakama, symbole de l’entrée véritable dans l’étude de l’Aikido, et j’ai eu le plaisir de remettre à Chris Ayres, que je connais depuis bientôt vingt ans, le grade de deuxième dan ITAF, en reconnaissance de son travail et de sa longue fidélité à l’art de Morihei Ueshiba.
J’étais entouré pour ce stage de mes anciens et meilleurs élèves à ce jour, François Chidiac (Liban) et Marc Vanbegin (Belgique), tous deux 7ème dan, Khalil Hajlaoui (Canada, 5ème dan), Jeff Goodwin (UK, Président d’ITAF, 5ème dan), ainsi que Paul Kesrouany (4ème dan) et William Korbatly (4ème dan). J’ai eu par ailleurs le très grand plaisir de retrouver de vieux camarades de route comme Dave Dimmick (4ème dan), professeur du club d’Aikido de l’université de Cardiff. Manquaient à cette fête les représentants ITAF de Géorgie et du Maroc qui n’ont pu malheureusement obtenir leurs visas pour l’Angleterre.
Alors bien sûr nous avons transpiré sur un tatami un peu dur, et cuit sous le soleil de la prairie où nous pratiquions les armes :
mais nous avons aussi partagé des Fish and Chips près d’un feu de bois, sous le ciel clément du Dorset, dans le jardin de Maruska Goodwin qui a veillé à ce que personne ne manque jamais de rien. Au pied même du château construit par Guillaume le Conquérant - personnage trait d’union s’il en fut entre la France et l’Angleterre - nous avons su faire de nos différences un outil de rapprochement et d’union.
L’Aikido n’est pas un produit commercial, il n’est pas à vendre, c’est une communion. C’est une plante qui dépérit et qui ne porte pas de fruits si elle n’est nourrie des valeurs d’honnêteté et de sincérité, de bienveillance, de désintéressement et de générosité, de dévouement, de reconnaissance, de respect, et partant de loyauté et de fidélité… de patience aussi, c’est une fraternité. Quand ces dispositions sont absentes s’ouvre le royaume froid du marketing et de la communication, de l’image, le supermarché du Budo où chacun vient chercher les techniques sur un rayonnage, entre les chaussures et les vêtements de sport, une imposture pour dire les choses.
A chacun de chercher le chemin de l’Aikido entre ces deux voies, moi j’ai choisi la mienne il y a longtemps déjà.
Philippe Voarino, 03 septembre 2024