Merci à l' équipe de l'Aikido Journal pour nous avoir autorisé à reproduire cette interview dans son intégralité. Publiée dans le numéro de l'Aikido Journal de juillet 2007.
- 21 février 2007
Aikido Journal (AJ) : Vous avez assisté à la naissance de l’Aikido en France
Pierre CHASSANG (PC) : A l’époque on disait le jujitsu supérieur. L’aïkido, personne ne connaissait.
Philippe VOARINO (PhV) : Le judo existait. Tout naturellement l’aïkido s’est développé aux endroits où il y avait des tatamis. Et comme les premiers pratiquants étaient des judokas, ils ont appelé cela le « jujitsu supérieur »
PC : Oui, parce qu’on faisait déjà du jujitsu. Avec le judo il y avait du jujitsu. Alors l’aïkido a été assimilé. On ne savait pas ce que c’était. On avait du mal à imaginer ce qu’était l’aïkido, alors, « jujitsu », ça allait très bien. Je me souviens vraiment très bien de cette époque…
AJ : C’est Mochizuki qui était venu…
PC : Moi, je n’ai pas beaucoup travaillé avec Mochizuki. Je ne parle pas de Mochizuki père, mais du jeune. Il y avait deux écoles. En France, c’est toujours pareil, du moment qu’il y a une école, il y en a une autre qui se manifeste. Je ne fréquentais pas beaucoup l’école Mochizuki. Peut-être que nous n’étions pas prédisposés à travailler avec Mochizuki, parce que nous pensions qu’il n’était peut-être pas, ou qu’il ne proposait peut-être pas, ce qu’était vraiment l’aïkido. On ne voyait pas Mochizuki comme élève de Ueshiba. Enfin, de notre côté, car de l’autre il s’est créé immédiatement une école Mochizuki. Ça c’est très français.
AJ : Hiroo Mochizuki dit d’ailleurs que l’aïkido de son père incorporait des éléments extérieurs.
PC : Clairement. Et puis Tadashi Abe était le premier à nous dire à l’époque que Mochizuki ce n’était pas de l’aïkido. Pour lui Mochizuki père ne représentait pas grand-chose en Aikido. Ce n’était pas un élève de Ueshiba. Il y a eu Mochizuki, c’est vrai. Il y a eu deux écoles, l’école Mochizuki et l’école Tadashi Abe. Moi, j’ai commencé avec Tadashi Abe et j’ai continué dans cette voie.
PhV : Je crois que Mochizuki père est arrivé un tout petit peu avant Tadashi Abe, en 1951. Mais il n’est pas resté. Je crois que la grande différence c’est que Tadashi Abe est resté en France pendant sept ou huit ans. Mochizuki, lui, est venu, il a fait quelques stages, et il est rentré au Japon.
AJ : Et en 1954 c’est son fils qui est venu, et après avoir terminé ses études est reparti au Japon pour revenir définitivement au début des années soixante.
PC : À vrai dire, pendant des années nous n’avons pas fait d’aïkido. Nous faisions ce que nous appelions « aïkido ». Mais c’était quoi ? Une succession de techniques. Ikkyo, nikyo, sankyo… et ça se limitait à cela. Et je me demande si encore aujourd’hui – je ne devrais pas vous dire cela – ce n’est pas encore le cas (rire). Je peux me le permettre : ça fait cinquante ans que je fais de l’aïkido, cinquante ans que je suis sur les tatamis, à la recherche de…
C’est difficile de parler d’aïkido. Avec qui ? Je ne connais que Philippe avec qui je parle d’aïkido. Beaucoup de gens enseignent l’aïkido, mais trop vite : alors ce qu’ils enseignent… l’ego… ce n’est pas l’aïki. C’est très français, ça. On monte sur un tatami, on se dit professeur d’aïkido...
L’aïkido est une discipline très difficile à assimiler. Il faut rester longtemps, longtemps… Ce n’est pas seulement sur les tatamis, après c’est dans la vie…
AJ : C’est le grand problème en aïkido : tous parlent de ki et d’harmonie, et ne les trouvent jamais.
PC : Aïki c’est corps et esprit : Aïki c’est taï et ki. Cela veut dire le corps et l’esprit ne font qu’un. Toute la difficulté est là. C’est la définition de l’aïki : un corps-esprit. Chez nous on considère un peu que le corps est à part, et pour les Japonais en général ce doit être la même chose.
L’aïki est une discipline intéressante. On devrait même essayer de la propager plus largement. Et la présenter telle qu’elle est, telle qu’elle se propose. Parce qu’elle apporte beaucoup à l’homme, elle le transforme. Ça c’est indéniable. En ce qui me concerne, elle a changé beaucoup mes façons de raisonner, et surtout par rapports aux autres.
AJ : Y avait-il beaucoup de gens qui ont commencé l’aïkido à cette période ?
PC : Il y en avait pas mal, mais on ne peut pas dire que nous étions nombreux. Moi, j’ai abandonné le judo pour l’aïkido. Mais c’était indiscutablement le judo qui attirait. D’abord, il n’y a pas de compétition en aïkido et beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi. Pour eux, s’il n’y a pas de compétition, ce n’est pas intéressant. On aime bien faire un combat et gagner… ou perdre, naturellement, mais faire un combat. Pouvoir se dire : « Je suis champion, j’ai gagné ceci… ». C’était l’époque. Le judo avait des compétitions. Le Judo Club de Cannes, par exemple, avait des champions, c’était un club renommé. Tu arrives avec l’aïkido…
Ph V : C’était l’immédiat après-guerre. Tadashi Abe était un Japonais, c’était d’une certaine manière l’ennemi d’hier. Toi tu as fait la guerre dans les Forces Françaises Libres. Est-ce que ces circonstances ont joué un rôle dans ton intérêt pour l’Aikido ? Je veux dire pour essayer de mieux comprendre l’autre, l’ancien adversaire.
PC : On rencontrait Tadashi Abe, on allait prendre un verre avec lui… à la française. Non, en ce qui me concerne je n’ai pas été confronté à ce problème. De toute façon, je n’avais pas fait la guerre contre les Japonais. Ça ne me concernait pas.
AJ : Le Japon, l’Aikikai ?
PC : Je suis allé au Japon, j’ai travaillé à l’Aïkikaï, naturellement, avec le fils de Ueshiba, et je n’ai pas senti de rejet, de refus, de la part des Japonais. Peut-être parce que nous étions Français, je n’en sais rien… Sans doute avons-nous été bien accueilli grâce à Tadashi Abe. Il était « élève de Ueshiba », c’était la formule, le passe-partout, le passeport.
PhV : C’était un pionnier, comme tous les gens de ton époque.
PC : Nous, nous étions ouverts. Mais qui connaissait l’aïkido? Nous ne connaissions pas l’aïkido à ce moment-là. Nous faisions des techniques : ikkyo, nikyo, sankyo… on les faisait plus ou moins bien… on les faisait plus ou moins mal, parce que nous n’avions pas vraiment de uke : on faisait le mouvement et uke était déjà parti, il tombait. On ne peut pas dire que nous avions projeté quelqu’un. Il n’y avait aucune opposition. Paf ! Et uke était déjà là-bas… Ce qui faisait rire les judokas. Eux, ils étaient compétitifs. Remarquez, ils n’avaient pas tort de rire !
Ph V : Et pour quelle raison n’as-tu pas eu la même démarche que ces judokas ?
PC : Je l’ai eue pendant longtemps ! C’est aujourd’hui que je parle de l’aïkido différemment. Mais j’ai cinquante ans de pratique…
Ph V : Oui, mais beaucoup de judokas ne se sont pas tournés vers l’aïkido…
PC : La compétition !
Ph V : Et toi, la compétition ne t’intéressait pas?
PC : Si, je faisais des compétitions de judo. Mais je ne sais pas … une sensation, quelque chose à trouver… C’est toujours pareil : le ciel, la terre ; l’esprit, le corps…
AJ : Et à cet âge on cherche le mouvement…
PC : Oui, c’est vrai. Je crois que si je me suis intéressé à l’aïkido, c’est justement parce que je ne comprenais pas. Ne comprenant pas, j’ai essayé de comprendre.
Ph V : Et tu y as passé cinquante trois ans ! (Rires)
PC : Mes premiers professeurs m’ont proposé une philosophie, une façon de penser, une manière d’être, une manière de comprendre le monde. Et ils ont éveillé ma curiosité. Et comme je ne comprenais pas et que j’essayais de ramener ça naturellement à ma culture européenne, à ma culture française, ça n’allait pas très bien. Ce « corps-esprit ensemble », c’était un mystère. La curiosité m’a poussé… pourquoi je ne le ferais pas ?
Tadashi Abe, c’était un phénomène, il faut le reconnaître. C’était un grand bonhomme. Un grand professeur. Il venait vraiment de chez Ueshiba, il était imprégné d’un certain esprit. Il est resté sept, huit ans avant de partir. Il a refusé de partir avant. Il est arrivé et nous a proposé quelque chose. La plupart des gens n’ont pas accepté, cela ne les intéressait pas : cela ne ressemblait pas à ce que nous connaissions déjà, le judo. Il faut reconnaître que l’aïkido, à l’époque, ce n’était pas très perméable. Il faut se remettre cinquante ans en arrière. L’aïkido, qu’est-ce que c’est ? Aï-ki-do, qu’est-ce que ça veut dire ? Aujourd’hui j’ai un œil critique que je n’avais pas avant. Même encore aujourd’hui, à mon avis, je suis peut-être trop sévère, mais je crois que beaucoup de professeurs n’enseignent pas l’aïkido. Ils enseignent des techniques. Ils ne font que cela, il n’y a pas autre chose ! Ikkyo, nikyo, sankyo… Je ne les critique pas, parce qu’ils font ce que nous avons fait, ce que nous avons tous fait pendant longtemps. Mais ce qui est dommage c’est qu’il y a d’anciens professeurs qui continuent sur le même chemin. Ils auraient pu peut-être réfléchir. Ne répétez pas ça bien sûr! (rire).
AJ : Pourquoi-pas ?
PC : Non, c’est une conversation entre amis. Tout le monde dirait : « Ce Chassang, pour qui se prend-il ? ».
Ph V : Si quelqu’un peut parler de cette époque, et de tout ce qui s’est passé à ce moment-là, c’est bien toi.
PC : Je crois que suis le seul aujourd’hui à pouvoir en parler, parce que mes camarades sont morts. Je ne suis plus tout jeune, tu le sais. A mon âge, les gens marchent généralement avec une canne. J’ai cette chance de pouvoir me déplacer librement, mais la plupart des gens de mon âge ne font plus d’aïkido depuis longtemps.
Je suis encore vivant, mais je ne vais plus sur les tatamis, je vais regarder. Ce n’est pas que je ne pourrais pas faire de l’aïkido, j’en ferais volontiers, mais ce qui se fait ce n’est pas ce que moi j’appelle aïkido. On fait des techniques. Pour moi, l’aïkido, évidemment, utilise les techniques, c’est tout à fait différent. La technique n’est pas une fin, c’est un moyen. On passe par la technique pour construire son corps, pour découvrir. Mais si on fait de l’aïkido une succession de techniques à connaître, si on fait de cela une fin … Il faut quand même les connaître bien sûr – c’est difficile. Il arrive un moment où il n’y a plus de technique.
AJ : Vous n’étiez pas professionnel.
PC : Non, je n’ai pas fait de l’aïkido pour de l’argent. Quand j’allais à droite ou quand j’allais à gauche, c’était pour découvrir. Du fait que je voulais découvrir quelque chose, je ne pouvais pas demander en échange de l’argent pour quelque chose que je ne connaissais pas encore. Aujourd’hui, je pourrais me faire payer, j’accepterais, je n’y verrais pas d’inconvénient parce que je pense que ce que je proposerais aurait une valeur. Mais à l’époque, je n’avais aucune valeur, j’enseignais une succession de techniques… enfin c’est ma nature, tout le monde n’est pas obligé de raisonner comme moi… je ne critique pas, je comprends très bien.
AJ : J’ai entendu dire qu’il avait été question que Chiba vienne s’installer à Cannes ?
PC : Il venait, mais venir vivre à Cannes ? Chiba, on travaillait avec lui, mais en ce qui nous concernait ce n’était pas vraiment le représentant de l’aïkido. L’Aikido c’était Tadashi Abe. Chiba, c’était un aïkido assez dur. Tadashi Abe aussi il est vrai… Tadashi Abe, c’était atemi. Quand on me dit qu’en aïkido il n’y a pas d’atemi, je trouve ça très curieux, parce qu’avec lui, on avait ses poings sous les yeux, et après il passait le mouvement. Il y avait d’abord l’atemi. Il y a beaucoup d’atemi en aïkido. On peut démolir l’adversaire. C’est une erreur de croire que l’aïkido n’est pas un combat. Dans un autre ordre d’idées, l’aïkido est une discipline à enseigner.
Aujourd’hui nous accordons des diplômes d’enseignement. Je ne sais pas ce que font les fédérations, mais les fédérations n’ont pas vocation à contrarier leurs professeurs … Obtenir un diplôme de professeur d’aïkido ne devrait pas être chose facile. A mon avis. C’est ce que je pense actuellement. Il y a trente ans j’aurais sans doute parlé différemment.
Ph V : Tu m’as dit que tu as enseigné alors même que tu n’étais que 4e kyu.
PC : Je ne connaissais rien ! On a tous enseigné comme ça. Ce que je regrette, je ne dirais pas reproche, c’est que l’on continue à enseigner sans connaître.
AJ : Moi aussi, quand j’ai commencé vers 1974, j’ai donné des cours en étant 4e kyu.
Ph V : C’était indispensable. Pierre, tu m’as raconté que tu traversais le vendredi la France en Dauphine, sur les routes nationales, pour aller faire un stage avec Tadashi Abe ou quelqu’un qui était à l’autre bout du pays, que tu rentrais le dimanche soir, et que le lundi on te demandait d’enseigner ce que tu avais appris pendant le stage, parce qu’il n’y avait pas d’autre professeur.
PC : Il n’y avait personne. Mais ce que je regrette, je le répète, c’est que cela continue aujourd’hui. C’est toujours pareil : les fédérations veulent avoir du monde. Une fédération est importante parce qu’elle a de nombreux adhérents. Alors on ne peut pas fermer les portes : on ouvre les portes. On autorise trop facilement… quoique aujourd’hui il faille un diplôme d’Etat. Mais le diplôme d’Etat exige d’autres connaissances que les connaissances elles-mêmes de l’aïkido. L’aïkido est quand même à part, du fait de cette absence de compétition. Tu connais ou tu ne connais pas, c’est simple. Mais rien ne peut le démontrer ouvertement à la connaissance de tout le monde, aux yeux de tous, parce qu’il n’y a pas de compétition. S’il y a une compétition, même pour celui qui n’y connaît rien, on gagne ou on perd. Tandis qu’en aïkido, ce n’est pas le cas. Il n’y a rien. Alors on est sous le regard de « ceux qui ». Alors, si on est sous le regard de ceux qui dirigent la fédération, on sera sous un regard très indulgent. Mets-toi à la place des fédés. Moi, j’ai été dirigeant, alors je sais très bien ce qu’il faut faire. On ne peut pas laisser les gens dehors ou alors on n’a pas de fédé.
AJ : La première fédération était celle de judo…
PC : Indiscutablement
AJ : Et l’aïkido est entré à la fédération de judo jusqu’à ce que Tamura la quitte en 1982, n’est-ce pas ?
PC : Tamura ?
Ph V : C’est Pierre qui a quitté.
PC : Tamura, quand il est arrivé du Japon , je suis allé le chercher à Marseille et je l’ai amené chez Zin. Jean Zin était un professeur de judo. Tamura se présentait comme un professeur d’aïkido. Du fait qu’il était japonais il a eu quelques élèves. Moi, je le conduisais entre Marseille et Cannes où il donnait des cours, parce que je faisais déjà de l’aïkido et que je voulais comprendre ce que Tadashi Abe nous avait proposé avant de rentrer au Japon.
Mais indiscutablement ce fait qu’il n’y ait pas de compétition, qu’il n’y avait pas, qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais de compétition en aïkido, il faut reconnaître que cela est un handicap pour le développement. Il faut avoir envie de faire de l’aïkido, avoir envie de trouver quelque chose. L’aïkido est une discipline très, très difficile.
Ph V : La première fédération d’aïkido indépendante qui ait été créée, en ce sens qu’elle était indépendante du judo, était bien la FFLAB.
PC : Il y avait Bonnefond. C’est moi qui l’avais mis là. Moi je n’ai jamais été intéressé par les postes officiels.
Ph V : Et la FFLAB, c’était la Fédération Française Libre d’Aïkido, libre de toute tutelle.
PC : Libre, c’était encore du Chassang, FFL.
Ph V : Les Forces Françaises Libres ?
PC : Oui, j’ai fait la guerre avec De Gaulle, j’ai été en Angleterre. Alors FFL, FFLAB… C’était amusant. Ça c’est une époque… Aujourd’hui tout cela n’a plus de raison d’être. Les jeunes gens, nos jeunes camarades d’aujourd’hui ne comprennent rien à tout ça. Mais à l’époque c’était audible. A l’époque on entendait. J’avais cet âge là, celui des jeunes d’aujourd’hui. Tout est là. Ce n’est plus la même époque, on ne peut plus raisonner comme on raisonnait hier. On ne se serait jamais entendus. Il faut comprendre qu’il y a une nette séparation entre hier et aujourd’hui, et nous vivons dans le monde d’aujourd’hui. Par conséquent on peut regarder le monde d’hier, mais en aucun cas se laisser enchaîner ou collaborer. Mais je crois que nous n’avions pas tort.
Je ne monte plus sur les tatamis parce que je ne pourrais pas faire ce qui s’y fait. Si j’étais président de fédération la plupart des professeurs n’auraient pas leur diplôme. Mais je ne veux pas entrer en guerre avec les professeurs, ce n’est pas mon rôle. Je ne suis pas physiquement empêché. Chaque fois que l’on me demande : « Pourquoi tu ne montes pas sur un tatami ? », je réponds : « Mon âge ». Parce que mon âge, c’est un bon prétexte. Vu l’âge que j’ai, pour tout le monde, « il est gâteux ». Cela ne me dérange pas qu’ils me croient gâteux. Je n’ai aucun problème. Pourtant, ne crois pas Philippe que ça ne m’ennuie pas de ne plus monter sur les tatamis.
AJ : Pourquoi avez-vous quitté la FFAB et créé le TAI ?
Ph V : Mais Pierre n’a pas quitté la FFAB. Il est toujours Président d’Honneur de la FFAB.
PC : Apparemment, on ne m’a pas destitué, ou alors on ne me l’a pas dit.
Ph V : Pierre est tout de même celui qui a créé, cette fédération. Vous l’avez créée à deux ou trois…
PC : Oui
PhV : Tu n’as jamais essayé, d’une manière ou d’une autre, de gêner la FFAB en quoi que ce soit…
PC : Pour moi c’est tout à fait normal. Je ne vois aucun inconvénient à ce que quelqu’un, à côté, propose autre chose que ce que je propose. C’est aux gens de choisir et c’est à moi de prouver, de démontrer que ce que je fais est bon. Je sais que c’est un peu différent, mais je suis comme je suis, je ne vais pas changer. C’est mon idée. Le choix ne vient pas de moi. Moi, je propose. Les autres ne veulent pas, ils proposent autre chose, ils vont ailleurs.
A l’époque, quand Christian Tissier s’est engagé dans sa voie, on se rencontrait, on buvait un verre, on déjeunait ensemble. Je n’exprimais pas les mêmes idées. Nous n’étions pas pour autant séparés. C’est l’aïkido qui t’apprend cela aussi. Aï, unité, unité corps-esprit. Ce qui compte, c’est chez toi, ce n’est pas chez l’autre. Et ce n’est pas facile à faire chez soi. A partir du moment où tu réalises cette unité, il n’y a aucune raison que tu entres en guerre contre celui qui ne l’a pas encore réalisée. Au contraire, la seule chose que tu puisses faire c’est de l’aider à la réaliser. Il marche, ou s’il ne marche pas, tant pis.
Ph V : D’ailleurs c’est dans cette optique-là que l’on a décidé de créer TAI. Quand on a créé TAI, ce n’était pas en opposition avec qui que ce soit. C’était simplement pour dire : « Nous, on prend cette voie-là. » Mais TAI n’est pas une association qui est concurrente des fédérations nationales. D’ailleurs TAI ne regroupe pas des clubs, TAI regroupe des individus, et ce sur le plan international. Donc c’était plutôt une direction de recherche, une direction de travail, mais jamais nous n’avons pensé à créer TAI comme une manière de lutter contre, de se mettre en opposition avec les fédérations, au contraire. Mais ça a été peut-être perçu comme ça.
PC : Automatiquement. Même encore, c’est encore présenté comme tel.
Ph V : Quand on suit une route différente on est montré du doigt.
PC : Je ne sais pas si c’est typiquement français, mais TAI est considéré comme étant un adversaire des fédérations existantes.
Ph V : Et du Japon…
PC : Et pourtant ça n’a rien à voir : vous pouvez créer une fédération en France sans être pour autant un ennemi de l’Aïkikaï. Je ne voyais pas pourquoi il n’aurait pas été possible en France d’avoir cette indépendance. L’Aïkikaï c’est international, nous sommes tous membres de l’Aïkikai. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il faut créer des branches de l’Aïkikaï ? Mais administrativement, comment allons-nous les concevoir ? Surtout avec les Japonais ! C’est difficile avec un Japonais de parler de l’administration européenne. Ils sont très autoritaires… Ça ne pourrait pas marcher en France. Qu’il y ait coopération, d’accord. Mais qu’il y ait soumission, non ! Discipline, d’accord.
Mais c’était difficile de faire admettre cela : qu’entre la connaissance technique, la discipline sur le tatami et l’administration il y a des différences… Nous étions persuadés que nous étions plus forts… (rire)
Ph V : D’ailleurs, c’est ce qui fait je crois que l’aïkido s’est développé de la manière dont il s’est développé en France : la France est la patrie du centralisme administratif, quand l’aïkido est arrivé on l’a placé dans le moule administratif. Cela a eu une grande conséquence pour le développement de la discipline dans notre pays.
PC : Je crois que ce qui a ralenti le développement de l’aïkido c’est le manque de compétition. Nous n’avions pas de compétition, et ça les gens ne comprennent pas.
AJ : Jusqu’en 1945, c’était la guerre, et la guerre, la compétition, c’était la voie normale pour les hommes. Et voilà que quelque chose qui s’appelle aïkido nous arrive d’Orient et nous invite à nous engager dans une voie de paix. C’était difficile à comprendre.
PhV : Pour ce qui est de l’aïkido, c’est une paix un peu particulière : c’est une paix où l’amour, s’il faut utiliser ce mot, est conçu comme le résultat d’une harmonisation d’énergies contraires sous un certain aspect, mais qui en réalité sont complémentaires. L’aïkido propose ça : d’unir ces énergies qui apparemment sont opposées dans la guerre, de les unir et de le mettre ensemble pour aller vers la paix. Et c’est sur ce travail là qu’O Senseï a accroché le mot « aï » que nous avons ensuite traduit par « amour », alors que chez nous le mot « amour » est chargé d’un sens qui n’est pas forcément le même.
PC : Il y a une petite complémentarité à ajouter : cette unité, avant de la proposer à un autre, il faut la réaliser chez soi. Si tu ne la réalises pas, tu ne peux pas en parler à un autre. C’est absolument impossible ! Tu peux en parler, mais ce ne sont que des mots. Tu proposes à chacun de devenir meilleur et tu penses que les gens qui sont en face de toi comprennent ce que cela veut dire ? Ou bien ils ne veulent pas t’entendre parler. Cela ne les intéresse pas. Pour quoi faire ? On leur dit toujours le contraire. Même la société actuelle professe que l’on doit entrer en compétition, qu’il faut toujours gagner, c’est à dire passer par dessus. C’est la compétition économique, c’est la compétition politique, la compétition sportive, et cætera, et cætera. C’est important. Moi, aujourd’hui, je ris, cela ne me regarde pas. Ce qui est important c’est : je suis en compétition avec moi-même. Le jour où j’aurai réussi le combat avec moi-même, je n’aurai plus de combat avec les autres. Au contraire, je proposerai à l’autre le chemin de la liberté et de la paix. Il le prendra ou il ne le prendra pas… et qu’est-ce que je pourrai faire ? Le regarder. Mais automatiquement, se tenir à l’écart, car il n’y a rien de commun. Tu ne peux que regarder. Tu ne peux pas faire autre chose : si tu rentres dans le bain, tu vas être, pas écrasé, ce n’est pas le mot, parce qu’on ne t’écrase pas à ce moment-là, mais tu n’existes plus. Tu n’y peux rien. Il faut que tu regardes. Ce n’est pas drôle d’être toujours spectateur. Ce n’est pas une bonne place.
C’est pour ces raisons-là que je ne monte plus sur un tatami. Mon camarade va me proposer une suite de techniques, moi je vais lui proposer autre chose, et je vais chaque fois faire un mouvement, et lui mettre mon poing sur la figure, et où on va ? Tu en arrives à cette réaction : « En aïkido, il n’y a pas de combat ! » Mais j’ai un adversaire en permanence, et c’est avec cet adversaire que je dois faire un. C’est ça l’unité, c’est l’unité avec l’autre ! L’unité avec l’opposition, l’unité avec l’adversaire. Il n’existe plus le jour où tu réussis l’unité dans tous les cas. Tu n’as plus d’adversaire, tu n’as plus d’ennemi. Mais aussi longtemps que tu as un ennemi, et que toi, tu restes un ennemi, c’est la compétition. Mais ça, tout le monde le comprend : le plus fort gagne. (rire)
Ph V : Oui, ça c’est facile à comprendre.
PC : Mais ne crois pas que je raisonne comme ça depuis fort longtemps. Je raisonne comme ça depuis le moment où je n’ai plus mis un pied sur un tatami. Monter sur un tatami aujourd’hui, pour quoi faire ? Ce n’est plus le même travail que je recherche.
J’ai mis un jour par terre en utilisant irimi-atemi un professeur de karate qui doutait de l’Aikido. Il s’est relevé furieux en disant « Mais en aïkido il n’y a pas d’atemi ! » S’il n’y a pas d’atemi je te mets deux doigts dans les yeux et on n’en parle plus. Ça les dépasse. Ils ne veulent pas comprendre ça. Mais c’est normal, il ne faut surtout pas critiquer, il faut simplement l’admettre et le regarder, et à partir de là se poser des questions. Se dire : « Qu’est-ce que je peux faire pour… ? » Moi j’ai compris qu’étant donné mon âge, il vaut mieux que je reste sur les tribunes et que je regarde. Et je regarde.
AJ : Vous souvenez-vous d’anecdotes avec Tadashi Abe ?
PC : Avec Tadashi Abe, on s’est amusé, on a un peu bu. D’une manière à laquelle les Japonais n’étaient pas habitués. Tadashi Abe était un bon vivant… En dehors des tatamis, il aimait bien sortir, il aimait bien rire. C’est le seul Japonais que j’aie vraiment bien connu. J’ai connu Tadashi Abe, j’en ai connu d’autres comme Nakazono… Mais Tadashi Abe c’était différent. Peut-être aussi parce que c’était mon époque, et que je me souviens d’eux, mais je n’ai pas l’impression que les autres Japonais aient apporté autant que Tadashi Abe. Vraiment et honnêtement, je n’ai pas l’impression qu’ils m’ont laissé autant. Certains Japonais venaient, donnaient des cours, gagnaient un peu d’argent et repartaient. Ce n’était pas le cas de Tadashi Abe. Tadashi Abe est resté. A l’époque on était mal placé pour porter un jugement convenable. Pour nous d’abord Tadashi Abe était élève de Ueshiba. C’était très important. Pour nous, « Ueshiba, Ueshiba, Ueshiba » : c’était le mythe. Il n’y avait que lui. C’était au delà du maître. Un mythe. C’était Ueshiba, il était à part. Nous écoutions ceux qui l’avaient connu. Tadashi Abe l’avait bien connu, il en parlait souvent.
Mais aujourd’hui, très sincèrement, nous n’avons besoin ni de Maître Ueshiba, ni de Tadashi Abe. Si nous le voulions, nous avons suffisamment d’aïkido derrière nous, de pratique et d’enseignement de l’aïkido, pour comprendre ce qu’est l’aïkido et à notre tour l’enseigner. Faut-il encore le vouloir. Mais il ne faut pas l’enseigner en retour de l’argent. Il ne faut pas que ce soit uniquement un gagne pain. Il faut enseigner l’aïkido parce que c’est une discipline intéressante. L’aïkido propose l’équilibre en soi : l’union du corps et de l’esprit, c’est l’équilibre. L’aïkido propose une transformation. A chaque individu nous proposons une transformation de son être. A condition de lui dire que nous ne pouvons pas, nous, opérer cette transformation : nous proposons une discipline qui lui permettra, s’il le veut, de… S’il ne le veut pas, nous n’y arriverons jamais, jamais… on lui apprendra ikkyo, nikyo, sankyo. Et après, qu’est-ce qu’il aura de plus ? Alors à ce moment-là nous aurons en face de nous les karatékas qui diront : « Pfff…, regardez, pas d’atemis, pas de coups de pied… » Et ils n’auront pas tort ! Parce que dans ce domaine, là ils ont un entraînement que les pratiquants d’aïkido n’ont pas. Un karatéka de bon niveau qui travaille bien a un coup de pied remarquable ! Il pivote et vous vous retrouvez avec son pied sous le menton.
Nous proposons autre chose. Mais cet « autre chose » n’est pas perceptible, n’est pas visible : il faut le trouver. Il faut le vouloir, Il faut prendre ce chemin. C’est un chemin personnel, personne ne peut le prendre à votre place. On peut en parler comme nous le faisons aujourd’hui, mais je ne peux pas marcher à votre place. Pas plus que je ne peux marcher à la place de Philippe. Il acceptera de prendre la route, de marcher sur le chemin, un jour il trouvera là-bas l’église qu’il recherche, vers laquelle il marche, sinon, il n’y arrivera jamais. C’est une affaire personnelle.
Moi, l’Aikido m’a beaucoup aidé. Beaucoup de gens qui m’ont connu il y a longtemps me disent : « Pierre, tu as changé ». Je leur dis : « Mais c’est l’aïkido ». Indiscutablement, c’est l’aïkido. C’est l’aïkido qui te transforme. L’aïkido propose de réaliser l’unité entre le corps et l’esprit. Tu connais une autre discipline qui propose ça?
Ph V : Il faudrait aller voir auprès du Ministère de la Jeunesse et des Sports… (rire)
PC : Je ne sais pas s’il faudrait… Mais même si nous allions auprès du Ministère de la Culture. Moi, j’ai réfléchi, aussi. J’ai fait des études… je parle des Jésuites. Permets-moi de te dire qu’ils s’en sont occupés de ce que devrait être la transformation d’un être. Mais on n’utilise pas les mêmes moyens. Ils utilisent la philosophie, la culture, mais le corps est complètement négligé. Au contraire, pour eux, le corps c’est le pêché. « Le corps c’est le pêché » : c’est ça l’erreur des Chrétiens ! Je sais qu’aujourd’hui, si je rencontrais mes maîtres d’hier, je leur dirais : « Vous vous êtes trompés ». J’ai été au petit séminaire. A la messe tous les matins. A l’heure des repas, la lecture. Tu faisais la lecture pour tes petits camarades … silence de rigueur : pendant que tu lisais, les autres ne pouvaient pas parler…
« Le corps c’est le pêché » ! Or le corps, c’est la découverte. Seulement, il faut faire en sorte que le corps et l’esprit ne fassent qu’un. Il ne faut pas prendre le corps uniquement comme un instrument de jouissance. Un instrument de jouissance, pourquoi pas ? Mais il y a autre chose. C’est ça le problème : la jouissance « fait partie de ». Il est complètement couillon de la négliger ! C’est ça l’erreur des Chrétiens. Le pêché, et le bien et le mal, c’est ridicule.
Je sais qu’aujourd’hui, je suis tranquille. J’ai l’âge que j’ai, je ne suis pas jeune : j’ai 87 ans. Je vis normalement, je marche, je me déplace, je parle. Alors, quelque fois les gens disent : « Comment faites-vous ? » Je ne fais rien, je n’ai rien à faire. C’est ou ce n’est pas, c’est tout. Mais il n’y a pas à s’en vanter. C’est drôle : il n’y a pas à rouler des épaules, si tu roules des épaules, tu redescends dix ans, si ce n’est pas cinquante, en arrière.
L’aïkido m’a apporté beaucoup. Il m’a apporté presque tout. A condition de comprendre ce que l’aïkido propose.
Aï Ki, Aï, c’est Taï, Ki c’est l’esprit : le corps et l’esprit ne font qu’un. Il faut chercher… Il m’arrive, en faisant des cours, de proposer cela. On m’écoute sans comprendre. Pourquoi j’ai arrêté de monter sur les tatamis ? Philippe, il faut te poser la question, tout de même. Il faut se demander. Les Anglais m’ont encore téléphoné il y a quelque temps pour me dire : « Pierre, tu viens, pour faire des cours, etc. ». Je leur ai dit : « Non, je suis trop vieux. » Je leur ai sorti des conneries de ce genre. Ça ne sert à rien : ce que je propose aujourd’hui n’est pas entendu, n’intéresse personne. Et c’est là qu’on s’amuse. Moi je souris. Ils sont pleins de contradiction : d’un côté ils disent : « Comment fais-tu pour être comme tu es ? A ton âge tu vas, tu viens, tu discutes… » Et si je leur dis que c’est l’aïki, ils ne voient pas le rapport. C’est une grâce du ciel… Je me suis confessé la semaine dernière…
Faut pas répéter tout ce que je dis…
AJ : Est-ce que cela a fait une grande différence quand tu n’as plus été à la direction de la FFAB ?
PC : Non. Mes camarades… Ils ont peut-être cru pendant quelque temps que j’allais faire de l’opposition. Mais la plupart des gens qui pourraient croire cela aujourd’hui sont morts.
AJ : Qu’est-ce qui vous a poussé à créer la Fédération Européenne d’Aïkido, la FEA ?[malentendu sur UFA et FEA]
PhV : La FEA, Fédération Européenne d’Aikido dont l’ancêtre est l’ACEA : Association Culturelle Européenne d’Aïkido.
PC : Tout ça c’est Chassang.
PhV : C’est Chassang qui a créé l’Association Culturelle Européenne d’Aïkido en 1962, et cette association a pris le nom de Fédération Européenne d’Aïkido en 1974.
PC : Elle existe encore ? Qui en est le président ?
Ph V : En 1980, il y a eu une mésentente et une scission au sein de la FEA. Et depuis il y a deux groupes qui prétendent chacun représenter l’organisation. Pierre Chassang a été Président du premier groupe pendant une dizaine d’années. Après il a été remplacé par Angello Capellani, un Italien, puis par Pierre Geraedts, un Hollandais. L’autre groupe était présidé par Giorgio Veneri, mais il est mort récemment.
PC : La vérité est que je ne m’intéresse plus à tout cela. Quand je pense à tout cela je me demande… Parce que c’est vrai, à l’époque, il faut quand même savoir comment nous nous sommes préoccupés de cela, nous nous sommes battus : c’était capital, il fallait gagner, il fallait faire, il fallait réussir… Aujourd’hui…
Ph V : Le temps permet de mieux voir ce qui est réellement important.
PC : Sans doute. Je suis le premier à reconnaître que nous nous sommes battus pour réussir cela. Mais aujourd’hui, personnellement, je me demande pourquoi nous nous sommes battus. C’est la question que je me pose. Je ne peux pas y apporter de réponse. Certainement, il fallait le faire, c’est vrai, mais je ne veux pas le savoir, cela ne m’intéresse pas. Vraiment. L’aïkido c’est autre chose. Ce qui est important c’est l’aïkido.
Ph V : C’est Nakazono qui disait : « Aïkido, pas possible fédération ».
PC : Il avait raison, l’aïkido c’est autre chose. L’aïkido c’est éternel. Mais à condition que tu le comprennes : en ce sens que ce que l’aïkido propose, ce fameux aïki, corps et esprit, c’est de toujours et ce sera de toujours. Mais si tu n’as pas compris, si tu veux en faire une discipline sportive, tu ne peux pas t’en sortir. Un jour tu comprends que ce n’est pas une discipline sportive. Toi, c’est différent, tu enseignes. Je ne sais pas ce que tu enseignes, par exemple… (rire)
Ph V : Ce n’est pourtant pas faute de m’avoir observé… (rire)
PC : Ce que je veux dire, c’est que tu enseignes d’une manière professionnelle que tu es quand même obligé de tenir compte d’une clientèle.
Ph V : Aujourd’hui j’arrive à faire la part des choses.
PC : Mais j’en suis sûr, sinon je n’aurais pas pour toi…
Ph V : Disons que je m’efforce de ne pas mélanger ce qui fait l’intérêt de la discipline que j’enseigne avec une forme d’utilisation purement mercantile de cette discipline. Je pense qu’un professionnel qui donne sincèrement peut être rémunéré pour le temps qu’il consacre. Parce que c’est du temps, tout cela… c’est une vie. Seulement il ne faut pas déraper. Le danger c’est quand on transforme l’enseignement que l’on donne, ce en quoi l’on croit. C’est quand on le transforme dans le but d’avoir une masse de pratiquants qui payent, alors là, c’est autre chose.
PC : Je comprends, mais est-ce que ça marche, ça ?
Ph V : Par rapport à l’enseignement que je donne aujourd’hui, je n’ai pas de problème de conscience.
AJ : En France, il n’y a pas beaucoup de dojos privés. En Allemagne, il y en a beaucoup, en Italie il n’y a presque que ça. Maintenant, il y a un problème en Allemagne. Les dojos se vident.
PhV : Il y a trop de dojos…
PC : Trop de dojos ? Qu’est-ce que ça veut dire ? De dojos d’aïkido ?
AJ : Il y a trop de dojos dans une ville, trop de personnes qui veulent être dojo cho et ne sont pas capables d’enseigner l’aïkido. C’est technique, technique, technique et il n’y a rien derrière. Et aujourd’hui cela ne marche plus. Il y a trente ans cela marchait peut-être… Mais il manque l’esprit, il manque la connaissance de l’aïkido.
PhV : C’est ce que tu disais tout à l’heure Pierre : des gens enseignent qui ne sont pas encore compétents pour enseigner… [téléphone]
AJ : Pourquoi les autres Japonais installés en Europe ne travaillent-ils plus avec Tamura ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Il n’y a que Yamada.
PC : Yamada continue à travailler. Tamura, je ne sais pas. Je ne vois plus Tamura comme je faisais avant … Mais Tamura, dans son esprit, il est élève de Ueshiba. Les autres viennent d’ailleurs. Est-ce que les élèves, les Français ou les autres – parce que Tamura voyage un peu partout – acceptent cela comme nous pouvions l’accepter hier ? Je n’en sais rien, je ne peux pas répondre. Aujourd’hui je ne suis pas qualifié pour répondre à ça parce que je me suis retiré de la chose. Mais il paraît qu’aujourd’hui, même Tamura n’enseigne plus l’aïkido, tel que nous l’enseignions hier. Il paraît qu’aujourd’hui il fait des trucs comme ça … très lentement… c’est du taïchi, c’est chinois. Pourquoi pas. C’est peut-être plus simple d’enseigner le taïchi et d’être compris, et d’être suivi, que l’aïki. Parce que beaucoup de gens ne font pas de l’aïki pour l’aïki : ils font de la discipline, ils font des techniques. Si on ne fait que des techniques, on ne fait pas d’aïkido. La technique est un moyen pour arriver à comprendre. Au début on n’a pas autre chose que la technique, donc on est bien obligé d’utiliser la technique. Mais à condition de chercher, à travers la technique, une autre voie. La technique pour la technique, ça ne veut rien dire. Quand vous me faites une technique, je vous mets un atemi et je vous démolis. Où va votre technique ? Je vous mets deux doigts dans les yeux et on n’en parle plus.
Philippe, tu avais commencé une phrase quand le téléphone a sonné.
Ph V : Ce que je voulais dire c’est que dans une ville, quelle qu’elle soit, que ce soit une ville de mille habitants, de dix mille, de cent mille, il y a un certain pourcentage de personnes qui sont intéressées par la pratique de l’aïkido, et il y en a infiniment d’autres qui ne feront jamais d’aïkido de leur vie, parce que ce n’est pas leur truc. Quand, dans cette ville, tu as un club, deux clubs, trois clubs, ces deux, trois clubs se partagent ces, mettons deux, trois pour cent de gens qui sont intéressés par la pratique. Le problème c’est quand au lieu d’avoir un, deux ou trois clubs tu en as dix, vingt ou trente. Quand le même nombre de personnes est divisé par un grand nombre de clubs. Alors les clubs ne peuvent plus vivre. C’est un problème purement économique. Les clubs ne peuvent pas vivre, parce qu’on ne peut pas vivre avec quinze pratiquants, ce n’est pas possible. Aujourd’hui il y a une croissance exponentielle de clubs, parce que les gens enseignent alors qu’ils ont un niveau trop bas. Alors ils ont une petite clientèle, ils ont dix, quinze personnes. Et c’est comme ça que les clubs se multiplient. Quand quelqu’un a fait une fois de l’aïkido dans un de ces clubs et qu’ils n’a pas été convaincu, ils se dit : « L’Aikido, maintenant je sais ce que c’est, cela ne m’intéresse pas. » Il s’en va et il est perdu pour l’aïkido. Il ne recommencera plus jamais. Pourtant ce qu’il avait vu n’était pas l’Aikido. Seulement il ne le sait pas.
PC : Il faut éclairer ces gens-là.
AJ : Le président actuel de la FFAB est Pierre Grimaldi.
Ph V : Finalement il aura tenu sa place pendant un bon moment.
PC : Grimaldi c’est encore un homme de mon époque. C’est moi qui l’ai mis en place à l’époque... mais il était alors président de la ligue de Provence. Quel âge a-t-il maintenant ? Il ne doit plus être tout jeune… un peu plus jeune que moi, quand même… Et dans quel état physique est-il ? Parce que j’aimerais bien les voir tous ces garçons…
Ph V : Tous ces gens que j’ai connus, je ne les vois plus qu’à travers Aikido journal. Tiki Shewan, Stéphane Benedetti, Pierre Grimaldi. Je les vois à travers ta revue, Horst, quand tu fais un reportage, comme avec Daniel Leclerc récemment. C’est curieux, parce que je les ai laissés il y a vingt ans et je les revois vingt ans plus tard… Moi, aussi j’ai changé…
PC : Toi, tu es jeune (rires). Grimaldi, Stéphane Benedetti, ce sont des copains, des amis. Je ne les vois plus. Tiki aussi. C’est tout un tas de gens que j’ai plus ou moins dirigés, à droite et à gauche. Tiki, c’est un de mes élèves. Tiki, Benedetti, Werner Meier, Daniel Leclerc... Ce sont de vieux amis, je ne les ai pas vus depuis longtemps. Quel âge ont-ils maintenant ?
Ph V : Disons entre cinquante et soixante.
PC : C’est tout ? (rire)
Je ne veux pas les critiquer, ce sont des garçons qui ont travaillé avec moi. Mais je ne sais pas s’ils ont poursuivi la même recherche. Je suis resté amateur parce que je ne voulais pas entrer dans le circuit de l’argent. Si j’entre dans le circuit de l’argent, je sors de l’autre circuit. L’aïkido est quelque chose qui demande un investissement total. C’est une discipline spéciale, ce n’est pas un truc comme les autres. C’est à part. Il faut savoir que ça n’a rien à voir avec le judo, rien à voir avec le karaté, pour ne parler que des disciplines japonaises.
PhV : O Sensei non plus ne se faisait pas payer. Il était, d’une certaine manière, bénévole lui aussi. Seulement, la situation était bien différente, parce qu’O Senseï, s’il avait besoin d’une maison, disait : « Maintenant il faut que j’aie une maison » et tous les élèves se mettaient ensemble et lui construisaient sa maison. Si O Senseï avait besoin d’un sac de riz, on lui offrait un sac de riz. Ses élèves prenaient en charge ses besoins. Aujourd’hui, j’aimerais bien voir ça ! (rires)
PC : Mais c’était un peu la même chose chez nous, à l’époque, concernant des gens comme les Jésuites. Ils ne touchaient pas d’argent. Mais s’ils avaient besoin de quelque chose, on le leur apportait.
Ph V : C’est ce que disait Saïto quand, à un moment donné, il a été question que l’Aïkikaï le mette à la porte. L’Aïkikaï, la famille Ueshiba, voulait mettre Saïto à la porte parce que Saïto gênait. Et Saïto disait : « L’Aïkikaï veut récupérer le dojo d’O Sensei. Mais ce dojo, en fait, il appartient à tous les gens qui l’ont fait. » Ce sont les élèves qui ont construit le dojo. Ce n’est pas l’Aïkikaï, ce n’est pas la famille Ueshiba. Ce sont tous les élèves d’O Senseï qui se sont réunis, et chacun est allé passer des journées à monter des poutres, à faire le toit, à planter des clous... Ce sont tous les élèves ensemble qui ont fait le dojo. Maintenant que Saito est mort, l’Aïkikaï a récupéré le dojo…
AJ : Ce n’était pas un problème entre l’Aïkikaï et Hitohiro ?
PhV : C’est plus que ça. Quand O Senseï est mort, il a dit a Saïto : « Tu seras là jusqu’à ta mort. C’est toi qui garderas cet endroit jusqu’à ta mort ». Donc l’Aïkikaï ne pouvait pas mettre Saïto dehors, parce que c’était la parole donnée par O Senseï. Seulement, Saïto Senseï gênait l’Aikikai. Comme il gênait, la famille Ueshiba a dit : « On ne peut pas le mettre dehors, alors on va vendre le dojo, et alors il sera bien obligé de partir. » Et à un moment donné il a été sérieusement question que Kisshomaru Ueshiba vende le dojo, avec pour prétexte que les droits de succession étaient trop forts. J’ai vu personnellement des hommes d’affaire en complet veston visiter la propriété d’Iwama en vue de son acquisition. Avec Gérard Gras, alors président de la ligue d’Ile de France, nous avions envisagé de racheter le bâtiment, qui est en bois, pour le démonter, le ramener en France et le sauver au moins de la destruction. Cela ne s’est pas fait. Saïto s’est finalement arrangé avec l’Aïkikaï. Il a accepté le 9e dan, il ne voulait pas abandonner le dojo. L’Aïkikaï l’a laissé en place, et tout s’est arrangé. Mais quand Saïto père est mort, on a mis un marché dans les mains du fils [Hitohiro] : « Ou bien tu veux rester là, et alors tu acceptes nos conditions, ou bien tu n’acceptes pas ces conditions et tu t’en vas.»
La première condition, évidemment, c’était de reconnaître l’autorité de l’Aïkikaï.
La deuxième condition était de ne plus délivrer aucun grade propre, de ne plus délivrer que des grades Aïkikaï, et cela je crois qu’Hitohiro était prêt à l’accepter. La troisième condition était de ne plus enseigner les armes : en aïkido il n’y a plus d’armes, c’est fini. Aux oubliettes tout le travail d’O Senseï, tout le travail de Saïto père. Et ça, Hitohiro ne l’a pas accepté. Je trouve qu’il a été courageux.
PC : Tout ça, ce sont des « affaires de famille ».
PhV : C’est quand même allé assez loin. Aujourd’hui, à Iwama, il y a le dojo d’Hitohiro et il y a l’ancien dojo d’O Senseï, que tenait Morihiro Saïto, ce dojo est maintenant devenu une branche de l’Aïkikaï. Il est dirigé par les anciens élèves de Saïto : Isoyama, Nemoto, Inagaki, … Pourquoi ? Parce que les anciens élèves de Saïto ont fait la réflexion suivante, ils ont dit : « Après tout, Saïto Senseï a beaucoup critiqué l’Aïkikaï, il trouvait que la technique enseignée à l’Aïkikaï n’allait pas, mais il est resté membre de l’Aïkikaï jusqu’à sa mort. » Et les élèves ont dit : « Alors nous aussi, nous pouvons rester membres de l’Aïkikaï ». Et de cette manière l’Aïkikaï les a récupérés.
AJ : Et en plus, si j’ai bien compris, il est difficile de travailler avec Hitohiro.
PhV : En effet ce problème a dû peser aussi dans la balance. Hitohiro est un personnage difficile. Humainement, il est difficile. Et tous les anciens élèves de Saïto avaient des problèmes de relation avec Hitohiro. Donc ils ont préféré rester à l’Aïkikaï plutôt que de suivre Hitohiro. D’autre part, s’ils avaient suivi Hitohiro, ils se seraient retrouvés isolés. L’Aïkikaï est une grosse maison, et au Japon on n’aime pas trop les électrons libres. Si on a l’Aïkikaï derrière soi, on est tranquille. Si on est en marge de l’Aïkikaï, déjà en Europe c’est un peu gênant, mais au Japon c’est suicidaire.
PC : C’est l’héritage de gens qui n’ont rien compris. Tu confortes, avec cette attitude des Japonais, ce que nous rencontrons aussi chez nous. Nous avions la même chose à l’époque où il y avait le groupe Mochizuki et puis le groupe Tadashi Abe. « Ils ne font pas d’aïkido. » C’est tout à fait pareil. Je me souviens, je partageais cette idée là, parce qu’on me l’avait inculquée. Aujourd’hui j’éclate de rire. Je dirais que c’est une excellente raison pour aller voir ce qu’ils font au contraire. C’est automatique, les hommes sont terribles. Dans ce domaine on est plein de certitudes, on roule des épaules. C’est ça, en réalité, « c’est moi qui », même si on le cache, si on le dissimule. Je fais de l’aïkido, les autres n’en font pas. C’était un mythe, Ueshiba. C’était un personnage. C’était un grand monsieur.
AJ : Pourquoi tous les Japonais qui arrivaient en France allaient-ils chez Jean Zin ?
PC : Parce qu’ils arrivaient en bateau, à Marseille. Zin c’était le club de Marseille. Le club de judo, un gros club. Et puis Zin accueillait tout le monde, il appuyait tous les Japonais qui arrivaient à Marseille. On les amenait chez Jean Zin, et ils pouvaient rester là un jour, deux jours ou trois. S’ils faisaient du judo, tant mieux, s’ils n’en faisaient pas, ça n’avait pas d’importance. Zin les présentait à tous ses élèves. Zin était un professeur très ouvert. Il acceptait l’aïkido. Mais il n’y avait pas d’aïkido à l’époque. Il y avait un gars qui faisait de l’aïkido après le cours de judo. Je faisais le judo, puis le cours terminé il y avait deux, trois, quatre personnes qui faisaient de l’aïkido avec moi. Je ne pouvais pas enseigner l’aïkido : on ne connaissait pas, mais on cherchait, tous ensemble. On ne comprenait rien, on ne savait pas.
Je pense que beaucoup de disciplines ont dû commencer de cette façon-là. Il n’y avait que des hurluberlus quoi ! On me demandait ce qu’était l’aïkido, je ne pouvais pas répondre. « Alors pourquoi tu fais ça ? » Je ne pouvais pas répondre non plus. Personne ne pouvait en parler. En effet ce sont les hurluberlus qui continuent. Mais les hurluberlus très souvent tracent la route.
Je sais que j’ai été tout seul, vraiment. Alors je récupérais un partenaire ou deux, je leur disais : « Viens m’aider. Donne-moi un coup de poing. » Et à partir de là, on construisait notre discipline. C’est pourquoi nous n’avons pas eu vraiment de professeur d’aïkido. Même Tadashi Abe en réalité n’était pas un professeur d’aïkido. Il n’avait pas assez d’années. Seulement il était Japonais. C’était un mythe, tu comprends ?
AJ : Est-ce qu’il est resté longtemps à Marseille ?
PC : Oui, assez longtemps.
Parler de tout cela aujourd’hui, c’est intéressant. Je répète que la plupart des gens qui enseignent l’aïkido ne connaissent pas l’aïkido. Qui enseigne ? Qui enseigne à hauteur de la maîtrise, j’entends. Quelqu’un qui pourrait parler d’aïkido. Il n’y a plus de Japonais, il n’y a plus personne. Et les Japonais d’aujourd’hui je ne sais pas s’ils font de l’aïkido. Parce que les Japonais élèves d’O Senseï sont morts, certainement. Moi, j’ai l’âge que j’ai, et je suis de cette époque, j’ai quatre-vingt sept ans. Il faut voir les choses en face. C’est un problème qu’il faut considérer, il faut y penser. Qui va parler d’aïkido ? Les gens qui parlent d’aïkido, où ont-ils appris l’aïkido, que savent-ils de l’aïkido ? Il n’y en a plus, il n’y a plus personne, ils sont tous morts. Ils sont morts plus jeunes que moi.
AJ : Tada est encore là, Tamura est encore là…
PC : Tamura est un jeune ! Et vous savez, quand Tamura est arrivé, il ne devait pas connaître beaucoup d’aïkido… Pour nous c’était un Japonais, etc. etc. … Nous l’avons mis en avant. Ce qui ne veut pas dire qu’aujourd’hui il ne le connaît pas, parce qu’il a pu faire son chemin. Mais apparemment il n’enseigne pas beaucoup l’aïkido, aujourd’hui.
Tout ça ne veut rien dire, parce qu’ils nous ont quand même amené l’aïkido. Ils ont tracé… même s’ils ne sont pas allés très loin sur la route, ils ont fait le premier chemin. Et on a mis les pieds sur la route, donc il faut leur donner tout ce qu’ils méritent, et Tamura en particulier. Mais je ne peux pas dire que Tamura a fait beaucoup d’aïkido. Je ne peux pas le savoir. Pour moi, Tamura c’est mon maître. J’ai travaillé avec lui pendant des années. Et ce sera toujours comme ça. Est-il resté, ou n’est-il pas resté, longtemps auprès de Maître Ueshiba, je n’en sais rien et ce n’est pas mon affaire. Je n’ai pas à le savoir. Pourquoi le saurais-je ?
L’aïkido… il s’est peut-être passé le même phénomène qu’avec le judo. Il y a eu des vainqueurs et des vaincus. Les vainqueurs ont été regardés avec d’autres yeux que les vaincus. On s’est intéressé à ceux qui gagnaient. Et ceux qui gagnaient ne faisaient pas toujours le meilleur judo…
Je dis que même aujourd’hui il est difficile de parler d’aïkido. J’en parle un peu parce que j’ai réfléchi sur ce problème. J’en parle avec Philippe, sinon je n’en parle avec personne. Je me dis que peut-être ce garçon trouvera ce qu’il cherche…
- Fin de l’interview