Chevaucher le dragon

Tout bien considéré, le Fondateur de l’Aikido est aussi proche de nous que peut l’être un Hyperboréen. L’espace intersidéral entre les propos qu’il tient dans « Budo », seul livre technique qu’il ait consacré à son art, et le niveau de compréhension d’un débutant, rend cet ouvrage d’une immense richesse quasiment inutile pour l’acquisition des bases techniques de l’Aikido.

Pourquoi Morihei Ueshiba n’a-t-il pas utilisé cette occasion pour indiquer une méthode d’enseignement qui aurait épargné bien des errements à tous ceux qui, sur ses pas, ont emprunté la Voie ? Eut-ce été pour lui une tâche bien difficile ?

Le problème est ailleurs, car la difficulté d’un tel travail n’est pas liée uniquement aux capacités de celui qui l’entreprend. Voyons pourquoi.

Platon avait défini l’homme comme un animal à deux pieds sans plumes. Diogène le cynique avait alors plumé un coq et l’avait jeté devant les disciples du philosophe en disant « Voilà l’homme selon Platon ! ». Il faut retenir comme leçon que toute définition est incomplète et opère une réduction de la réalité.

Et bien il en va de même en Aikido. Toute pédagogie est une limite. Quelle que soit la valeur d’une méthode d’enseignement, elle ne peut jamais prendre en compte qu’un aspect des choses. Et celui qui met le pied sur un tapis d’Aikido pour la première fois n’a pas devant lui une voie droite et balisée qui lui garantisse une progression linéaire.

On sait généralement que certaines techniques comme ikkyo et shiho nage, ou encore nikyo et kote gaeshi sont complémentaires. Et la tentation est grande de bâtir une pédagogie autour de ce type de relations car c’est inscrire l’apprentissage dans un cadre rationnel qui plaît à la logique humaine. On trouve cette tentative dans les ouvrages de Tadashi Abe et Jean Zin, pionniers des années cinquante. Les techniques précédentes y sont classées en fonction de leur parenté dans les catégories respectives d’Ikkajo et Nikajo.

Ce classement n’est pas injustifié car il tient compte de réalités techniques fondées sur la symétrie qui existe entre les sens de rotation complémentaires. Pour Ikkajo le rapport se trouve dans l’action sur le coude d’uke au moyen d’une rotation qui aboutit, dans un sens, à la technique ikkyo et, dans le sens contraire, à la technique shiho nage. Pour nikajo, le rapport est de même nature mais se situe cette fois au niveau du poignet et débouche, selon le sens de rotation, soit sur nikyo soit sur kote gaeshi.

Pour fondée que soit cette relation entre ikkyo et shiho nage d’une part et nikyo et kote gaeshi d’autre part, leur rapprochement sous cet angle ne représente jamais qu’une facette de la réalité. Car la symétrie du sens de rotation du mouvement ne suffit pas à faire état d’autres correspondances tout aussi importantes comme, par exemple, la relation qui existe entre ikkyo et irimi nage au niveau du déplacement.

Dès lors, en excluant irimi nage de la catégorie Ikkajo et en le rejetant dans la catégorie Gokajo, on bâtit un système incomplet. Ce système occulte une part de la vérité, ou si l’on préfère il choisit entre deux vérités. Car le travail du corps et le déplacement des pieds au moment de la projection d’irimi nage et au moment de la descente d’ikkyo sont exactement comparables. En considérant cet aspect des choses, il serait donc tout aussi justifié de rapprocher ces deux techniques dans une pédagogie d’apprentissage. Et il devient alors arbitraire de les séparer dans les catégories différentes d’Ikkajo et de Gokajo.

Comparons maintenant irimi nage et kote gaeshi. Il apparaît, toujours de ce point de vue du déplacement des pieds lors de la projection, que ces deux techniques sont identiques elles aussi. Sous cet angle, il est donc également arbitraire de les séparer dans les catégories différentes que sont Nikajo et Gokajo.

Mais alors, puisqu’ikkyo, kote gaeshi et irimi nage sont étroitement unis autour d’un même principe de déplacement, pourquoi ne pas établir une nouvelle catégorie où les faire entrer tous trois ?

Une telle catégorie serait justifiée par la parenté fondamentale entre ces trois techniques du point de vue de l’identité de déplacement et viendrait alors se superposer au cursus Ikkajo-Nikajo-Gokajo. Elle permettrait ainsi de remédier à certaines lacunes de la catégorie Ikkajo. Cependant elle serait également incomplète puisqu’elle laisserait en dehors la parenté d’autres mouvements comme celle de shiho nage par exemple avec kotegaeshi et irimi nage sous le triple aspect cette fois de l’angle de déséquilibre, de la spirale de projection et de l’identité dans l’espace du point d’atterrissage d’uke dans sa chute, qui sont des constantes.

Faudrait-il dès lors bâtir une troisième catégorie qui viendrait se superposer aux deux premières, puis une quatrième, puis une cinquième … jusqu’où aller ?

La catégorie Sankajo quant à elle regroupe les mouvements parents que sont sankyo et kaiten nage. Attention cependant, le sens de rotation est cette fois le même alors qu’il était symétrique dans Ikkajo et Nikajo. Les mouvements Uchi kaiten sankyo et uchi kaiten nage trouvent donc leur parenté dans le fait qu’ils sont identiques (projection mise à part) et non pas symétriques. Sankajo n’est donc pas la suite de nikajo, c’est une catégorie dont la règle interne diffère des deux précédentes. Cette donnée doit évidemment être prise en compte mais elle n’est pas un problème en soi.

Plus grave est en revanche le fait que cette catégorie ne fasse pas apparaître un rapport aussi important que celui d’uchi kaiten nage avec shiho nage (rejeté dans la catégorie Ikkajo). Pourtant, que tori effectue gyaku hanmi katate dori uchi kaiten nage ou bien ai hanmi katate dori shiho nage omote, il fait deux fois très exactement la même chose avec ses pieds, ses bras et l’ensemble de son corps.

De ce point de vue, shiho nage et uchi kaiten nage ont une très grande parenté qui est totalement perdue de vue si on les classe dans les catégories différentes d’Ikkajo et Sankajo.

Mais à vrai dire ce qui gêne plus encore ici est le fait qu’aucune de ces catégories ne soit en mesure de faire apparaître le rapport de shiho nage et uchi kaiten nage avec happo giri : le mouvement de sabre qui est de la même nature, qui participe également de l’origine commune (ichi gen) à l’ensemble de ces mouvements. L’unité indifférenciée donne naissance à des familles de formes telles que shiho nage, uchi kaiten nage et happo giri qui dépassent l’opposition « armes-main nues » et font apparaître combien elle est peu pertinente. Ces relations par-delà les frontières des catégories deviennent presque invisibles une fois les mouvements éclatés dans des catégories différentes et ces catégories à leur tour éclatées dans des domaines d’étude différents : le tai jutsu d’un côté, les buki waza de l’autre. C’est une grande illusion de penser que « les armes de l’Aikido » peuvent s’étudier séparément des « techniques à mains nues de l’Aikido ». Ces deux expressions sont dénuées de sens quand elles sont prises indépendamment l’une de l’autre. Car leur vérité n’existe que par leur union qui est parfaite.

Le tour d’horizon des catégories kajo que nous avons fait serait incomplet sans une dernière remarque. Le classement d’ikkyo, nikyo, sankyo, yonkyo et gokyo dans cinq catégories différentes ne permet pas de prendre en compte la parenté profonde de ces cinq « techniques » qui s’ordonnent par crans successifs autour de la même spirale concentrique exécutée à partir d’un déplacement identique. Du point de vue de cette spirale concentrique donc – dans la mesure où on veut la mettre en évidence et la faire comprendre – c’est aller à rebours que d’éclater les cinq techniques en cinq catégories différentes qui portent le débutant à penser qu’il se trouve en présence de cinq mouvements différents alors qu’il s’agit en réalité d’un mouvement unique dont seules diffèrent les formes finales.

Parvenu à ce point, et afin que mes propos ne soient pas mal interprétés, je répète que les catégories ikkajo, nikajo, sankajo, yonkajo et gokajo sont justifiées et ont un grand intérêt par les relations qu’elles révèlent sous divers aspects. Mais il apparaît clairement, à la lumière des quelques exemples ci-dessus, que le souci d’une construction pédagogique conduit au classement en catégories, et que ce classement oblige au choix de critères de rapprochement entre les techniques. Ce choix peut être judicieux et utile, mais il s’effectue nécessairement au détriment d’autres critères tout aussi importants, et fait courir au pratiquant le risque non négligeable de manquer la réalité de l’Aikido s’il ne quitte pas un jour la méthode pédagogique qu’on lui a proposée.

La difficulté d’une pédagogie ne tient donc pas à l’habileté plus ou moins grande de celui qui élabore la méthode de travail, elle tient à la nature même de l’Aikido qui est un tout, un ensemble vivant dans lequel tous les éléments coexistent dans des relations d’interdépendance, à la manière d’un organisme dans lequel chaque partie n’est pas ordonnée indépendamment de toutes les autres. Tout choix pédagogique simplifie inéluctablement cette réalité et la réduit parfois jusqu’à la rendre méconnaissable.

On ne peut désormais s’intéresser aux armes de l’Aikido sans remarquer immédiatement que cette expression discutable est déjà un choix pédagogique. Enseigner pendant une heure les techniques à mains nues de l’Aikido et l’heure d’après l’aiki ken ou l’aiki jo n’est pas une chose naturelle, c’est déjà une méthode de travail. Et cette méthode, comme toute méthode, laisse tout simplement en dehors d’elle la réalité profonde des choses.

Nous avons vu avec happo giri un aperçu du type de rapports qui peut unir en Aikido les techniques de sabre aux techniques de corps. La même relation existe pour les techniques de lance.

Mais si le professeur enseigne les kumijo sous la forme de séries, le débutant peut difficilement voir autre chose dans les exercices ainsi présentés qu’un simulacre de combat, une « passe d’arme » utile seulement à l’apprentissage de techniques de manipulation de son jo. Dans le cadre étroit et formel qui lui est proposé, il ne peut relier l’exercice à rien d’autre. Sa compréhension purement linéaire est une conséquence directe de la méthode d’apprentissage qui lui est proposée.

Attention, je ne dis pas ici que cet apprentissage est inutile, je dis même qu’il est absolument nécessaire. Mais j’attire l’attention sur le fait que la transmission des connaissances trouve ses limites dans le cadre pédagogique qui a été préalablement fixé. Ceci est une nécessité et ne dépend pas de la maîtrise technique que le professeur peut avoir de l’exercice qu’il propose à l’étude, qui est une autre affaire.

Si l’enseignant ne veut pas enfermer ses étudiants dans la répétition stérile (au-delà d’un certain point) d’un exercice conventionnel, il doit obligatoirement quitter un jour le domaine artificiel de ce cadre pédagogique initial et entrer dans la réalité complexe de l’Aikido.

Il doit par exemple montrer en quoi le mouvement du sixième kumijo ne diffère en rien des techniques de tai jutsu appelées kata dori ikkyo omote et muna dori ikkyo omote, et en quoi ces techniques elles-mêmes ne diffèrent en rien du suburi de jo appelé katate hachi no ji gaeshi, pas plus que du kokyu nage correspondant du jo dori. Il doit montrer ici également l’origine commune indifférenciée qui rend ces relations possibles. Il doit ouvrir l’esprit de ses élèves à la filiation et à l’esprit de famille qui font que l’Aikido est bien plus que le pauvre « hobby » à quoi notre Ministère des Sports s’efforce de le réduire. La plus petite feuille de la ramure d’un chêne centenaire, au même titre que son tronc majestueux, sont issus du même gland. Le principe de développement de cet arbre immense était contenu dans le modeste fruit du départ, et chaque partie de l’arbre – parce qu’elle est issue de ce principe unique – est apparentée à toutes les autres.

Si l’élève n’est pas progressivement éveillé et amené à voir ce cœur profond de l’Art d’O Sensei, il finit par penser que l’Aikido réside tout entier dans la méthode pédagogique qu’on lui a proposée et qu’il a faite sienne. Il ne comprend pas qu’elle n’était qu’un outil mis dans ses mains. Quel avenir pour l’ébéniste qui prendrait le rabot pour la planche rabotée ?

Ayant mis en garde sur le danger inhérent à toute méthode, je ne voudrais pas que mes propos soient mal interprétés et découragent les tentatives d’élaboration d’un cadre pédagogique destiné à l’apprentissage des bases de l’Aikido. Après tout il faut bien qu’un débutant commence par quelque chose, et malheureusement il ne peut pas souvent y avoir un professeur derrière chaque élève comme c’est le cas dans la transmission de maître à disciple. Nous avons aujourd’hui des fédérations. Bonnes, moins bonnes, peu importe, elles sont toutes confrontées au problème de la transmission. Elles ne peuvent faire autrement que de mettre en place des programmes d’étude et d’examens. Cela n’est pas critiquable et il faut les laisser en paix sur ce point. A deux conditions toutefois.

La première condition c’est que les programmes techniques ne soient pas présentés comme de l’Aikido, mais donnés pour ce qu’ils sont : un mal nécessaire à l’étude.

La deuxième condition c’est que soient formés des enseignants capables de ne pas abandonner le pratiquant à un apprentissage éternel et sans issue, capables de le mettre quand le temps est venu sur le chemin véritable de l’Aikido, en transgressant pour ce faire les règles scolaires des débuts.

Ce n’est pas moi, c’est O Sensei lui-même qui indique cette voie :

Bun wa mata
Omote ni tateru
Sono toki wa
Mitama wa tsurugi
Yorozu nichibiku
Quand l’apprentissage devient superflu,
Laissez-vous porter par le cœur du mouvement
Qui pénètre comme le feu votre esprit et votre corps.
- Morihei Ueshiba, Doka 65

Je ne voudrais pas terminer sans dire ici avec force que ce chemin là se situe aux antipodes de l’apprentissage d’un catalogue. Un catalogue est une chose morte. Même connu à la perfection il ne peut pas mener à la liberté que propose l’Aikido. Tout catalogue, s’il n’est pas manié avec la prudence qui convient, n’aboutit qu’à former des singes savants. L’Aikido que l’on trouve dans la nomenclature d’une feuille d’examen n’est pas de l’Aikido, c’est une didactique exsangue, une antiquité desséchée dans la vitrine d’un musée.

Je formule le souhait peut-être naïf que les responsables techniques des fédérations entendent ce problème majeur : pourquoi O Sensei n’a-t-il jamais donné aucun nom aux mouvements qu’il exécutait ? Il faut réfléchir à cela. Les termes techniques que nous possédons aujourd’hui ne sont pas les siens. D’autres, après lui, les ont imaginés. Pourquoi cela ? Le Fondateur était-il incapable d’accrocher quelques malheureux noms sur ses techniques, lui qui écrivait des poèmes ésotériques et avait consacré sa vie à l’étude de la mythologie shinto ? Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Et la vraie question s’énonce ainsi : n’est-ce pas de manière délibérée qu’il ne l’a pas fait ? On ne peut pas éluder cette question, il faut y répondre.

Mais si l’on sait lire, O Sensei apporte lui-même la réponse :

Shin no bu wa Fude ya kuchi niwa Subekarasu Kotobure naseba Kami wa yurusazu
Les écrits ou les paroles Ne permettent pas d’approcher le Bu authentique ; Les dieux n’autorisent pas Que l’on se cache derrière les mots.
- Morihei Ueshiba, Doka 8

O Sensei ne fut pas seul à penser ainsi dans l’histoire. Cette idée est bien plus vieille que lui. La culture celte archaïque s’est épanouie sans écriture. Les druides ont refusé de mettre leurs connaissances par écrit. L’écrit, semble-t-il, ferme les portes de certains mondes. En Aikido l’écrit décompose le mouvement vivant né de l’union de l’eau et du feu pour le faire entrer dans un syllabaire technique laborieux duquel toute vie est absente. Dans ce marécage le pratiquant est seul et ne doit pas perdre la foi.

Le chemin vers la vie et vers la liberté s’ouvre quand l’adepte est à même de voir ce qu’aucun néophyte ne peut voir. Quand il perçoit enfin, sous la différence apparente des formes techniques de l’Aikido, ce qui fait leur fond commun, ce qui les relie, ce qui les fait vivre et respirer, ce qui fait au bout du compte qu’elles cessent d’être perçues comme des techniques. C’est en ce sens qu’il parvient in fine à oublier véritablement toute technique, tout catalogue, toute méthode pour ne plus se laisser porter que par le lien qui relie toutes les formes entre elles. C’est cela chevaucher le dragon, le serpent cosmique qui unit le Ciel et la Terre, ou pour le dire avec les mots de Morihei Ueshiba : « se tenir sur le Pont Flottant du Ciel ».

Philippe Voarino, Valberg, 25 décembre 2010

image: Dragon du temple Kenninji Kyoto