Qui fait le mouvement d’Aikido ? C’est pas moi.
Je ne sais pas qui le fait, mais je sais que ce n’est pas moi.
Je ne dis pas : "Je vais faire telle technique, ou je vais faire telle autre technique, et pour faire telle ou telle technique je vais me placer de telle ou telle manière ». Aussi longtemps qu’on raisonne de cette manière, on fait de l’Aikido un simple spectacle. C’est beau, mais c’est une beauté contrefaite.
L’Aikido peut être spectaculaire certes, mais il n’est pas théâtral en ce sens qu’il n’est pas le résultat de l’arrangement délibéré d’un homme. Dans un théâtre il y a un régisseur, c’est lui qui organise le bon déroulement de la mise en scène. Il n’y a pas cela dans l’art de Takemusu, l’Aikidoka n’est pas un régisseur, et la mise en scène ne dépend pas de lui.
Ce sont le temps et l’espace qui décident ce qui doit advenir. La relation qui existe entre les paramètres du temps et les paramètres de l’espace produit la seule technique qui était pertinente à ce moment précis du cours de l’univers. La vidéo tente de montrer cela par un exemple :
L’homme, le bonhomme, est un lieu de passage, un véhicule, un moyen peut-être. A travers lui s’exprime une force qui ne lui appartient pas, qu’il ne maîtrise pas, et qui le dépasse. Il y a une condition à cela, qui est à sa portée, et sa vertu consiste à la réaliser : ne pas gêner par une initiative personnelle, par une action sui generis, la force qui veut s’exprimer à travers lui.
La valeur de l’action humaine se dégage à partir d’une disposition d’esprit telle que la personnalité s’efface, ou du moins se met en retrait, pour que l’énergie (ki) de l’univers puisse se manifester. C’est là ce qu’on appelle le non-agir en Occident, le wu wei en Orient, c’est le contraire de l’inaction, c’est l’action totale. Alors l’énergie et l’homme (lui-même énergie) ne font plus qu’un, l’énergie est unifiée (aiki) dans une forme éphémère. Quelle que soit la technique qui naisse de cet équilibre, elle est juste parce qu’elle est aiki, et parce qu’elle est aiki elle est porteuse d’harmonie et de paix aussi bien que d’efficacité martiale.
Mais cette action totale n’est pas spontanée chez l’homme, elle est en conflit avec son ego qui veut à tout prix faire quelque chose, peu importe si c’est en opposition avec l’ordre du monde. Aussi doit-il apprendre comment ne pas empêcher le flot de l’énergie par une initiative née d’un choix individuel et subjectif, et comprendre comment il peut agir sans agir. L’Aikido est une voie d’apprentissage, parmi d’autres, d’une relation objective au monde, ou comment être-au-monde pour ne pas s’opposer au monde.
Je ne sais pas si Heidegger avait une approche autre que théorique de ce rapport de l’homme au Dasein, à l’être-au-monde, mais je sais qu’en Aikido cette relation passe par un travail sur le corps, par l’éducation rigoureuse à des gestes conformes à l’harmonie qui procède des lois universelles. Et que le concept qu’on peut éventuellement en obtenir apparaît seulement quand l’esprit se développe dans le prolongement du corps, à la mesure des capacités de compréhension de ce dernier. C’est un enseignement de l’Aikido que l’esprit, même plein de bonne volonté, ne soit pas en mesure d’accéder seul au Dasein. L’esprit seul entre dans un rapport conflictuel avec le monde par le déséquilibre qu’induit un tel monopole. De ce rapport conflictuel naît une grande souffrance, aussi bien individuelle que collective.