« Avant tout c’est mon ami »
Pierre Chassang est décédé le 27 avril 2013 à l’âge de 93 ans.
Maître Tamura est décédé le 09 juillet 2010, Pierre et lui ont été longtemps compagnons et amis.
A l’occasion de la mort de Pierre, j’ai trouvé qu’il était opportun de publier l’extrait suivant d’une interview de maître Tamura, réalisée en 1983 par Bob AUBREY pour la revue Bushido (M – 1724-2 du quatrième trimestre 1983). Je renvoie à la revue Bushido pour la lecture complète de l’article.
Cet entretien est un témoignage de grande valeur pour l’histoire de l’Aikido, car il donne le ton du rapport humain privilégié qui unissait Pierre Chassang et maître Tamura à un moment crucial de l’évolution de l’Aikido en France, et qu’il permet de comprendre de quelles amitiés et de quels conflits personnels la situation actuelle de l’Aikido dans notre pays est le résultat.
Sa publication par TAI est en même temps un clin d’œil par-delà certaines divergences de vues.
Philippe Voarino, 17 mai 2013
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UNIFIER L’AIKIDO EN EUROPE
Bushido : Votre décision de venir en Europe représentait surement un engagement pour l’avenir ?
Tamura : Je suis arrivé à Marseille avec ma femme en 1964. J’avais 31 ans. J’étais loin d’être le premier japonais à présenter l’aikido en France. Il y avait déjà eu Mochizuki, Abe, Noro et un français : Nocquet. Alors pour mon arrivée, l’attitude était un peu « encore un qui vient ». En tout cas sur le quai il y avait Nakazono, Noro et Nocquet pour m’accueillir.
Bushido : Mais pourquoi l’Europe ?
Tamura : Ma femme Rumiko est musicienne, vous savez. Et de plus sa grand-mère était allemande. Notre intention était à l’origine d’aller en Allemagne, c’était le rêve de la famille de Rumiko de la voir s’y perfectionner, alors qu’elle jouait déjà dans l’orchestre de la télévision japonaise. Mais Nakazono et Noro m’avaient écrit qu’à Paris il y avait de grandes possibilités d’organiser un dojo et de collaborer avec eux pour faire un Aikido de qualité. J’avais l’exemple de l’implantation du judo pour m’y inciter. Mais quand je suis arrivé rien n’était prêt. Alors Jean Zin, qui venait de publier deux livres sur l’Aikido avec Tadashi Abe, m’a contacté pour me proposer des cours dans son dojo de Marseille. Et comme il y avait un petit studio déjà prêt pour ma femme et moi, nous sommes restés. Il faut préciser que l’Aikido était encore à l’état sauvage. Un français que je ne nommerai pas, avais même essayé d’en acheter les droits d’exclusivité pour la France.
Bushido : Qu’est ce qui était différent dans l’Aikido européen à l’époque ?
Tamura : Tout. Les élèves arrivaient avec des ceintures de toutes les couleurs, chose que je n’avais jamais vue au Japon. A mon premier cours, j’étais assis devant le kamiza où était la photo du Maître, face aux élèves pour faire la méditation. Puis quelqu’un arrive en retard et s’assoit à côté de moi en m’expliquant qu’il était professeur aussi !
Bushido : Comment conceviez vous votre mission au début ?
Tamura : Avant tout je voulais travailler pour l’unité de l’Aikido au-delà des personnalités des différents Maîtres. A l’Aikikai, nous croyions tous que c’était le seul moyen d’arriver à construire un Aikido de grande qualité à l’étranger. Je me rappelle qu’au début les judokas disaient que l’aikido était un jeu d’enfant. Ils ne voyaient pas vraiment l’intérêt de ce nouvel art martial, sinon qu’il pouvait compléter le judo. Mais la conception de tous ceux qui enseignaient l’aikido en France au début de son développement, c’était que nous ne faisions pas un sport et nous voulions une unité d’esprit, pas de bureaucratie. Un Aikido unifié, et de haute qualité. Voilà mon but, et il est resté le même.
Bushido : Quelle était votre identité à l’époque ?
Tamura : J’étais moi-même.
Bushido : Autrement dit, qu’aviez-vous à donner aux français sur le plan personnel ?
Tamura : Le contact, l’amitié.
Bushido : Qu’est-ce qui vous a décidé à rester en Europe ?
Tamura : Je suis un peu comme n’importe quel immigré. Peu à peu, le rêve de retour au pays se fane, et en même temps les occasions pour le faire se font de plus en plus rares. Je n’avais pas de fortune personnelle et n’en ai jamais amassé en enseignant l’Aikido. Heureusement d’ailleurs. De toute façon, retourner enseigner l’Aikido au Japon aurait signifié pour moi rentrer à l’Aikikai de Tokyo. Comment demander qu’on me fasse de la place alors qu’il y avait tant de Maîtres qui y enseignaient déjà, et jeunes qui avaient besoin d’expérience. Puis, après deux ans en France, nous avons eu notre premier enfant. Jusque là nous étions assez bohèmes, et heureux de l’être, ma femme et moi. Elle suivait des cours de musique. Quelqu’un nous avait donné une cuisinière. On avait juste assez de vaisselle pour deux. De temps en temps, on pouvait se payer les croissants avec le café.
ÉCLATEMENT DE L’AIKIDO
Bushido : Et les élèves ?
Tamura : Ils étaient des intimes, amis, je dirais même de la famille.
Bushido : Quels étaient vos premiers élèves ?
Tamura : Surtout trois : Moustier, Guerrier et Aubertot.
Bushido : Ils pratiquent toujours ?
Tamura : Ils enseignent. Mais quand j’ai pris la décision de quitter la FFJDA (Fédération Française de Judo et Disciplines Associées) pour former la FFLAB (Fédération Française Libre de l’Aikido et de Budo), ils ne m’ont pas suivi. Ce refus m’a surpris et déçu.
Bushido : Mais tous ne sont pas partis, Pierre Chassang, par exemple, qui a démissionné avec vous.
Tamura : Pierre était là pour m’accueillir au bateau à mon arrivée en France. Il est toujours là. Il était alors secrétaire général de l’ancienne association culturelle de l’Aikido, puis directeur technique à l’union nationale de l’Aikido avec moi. Maintenant, il est président de la Fédération Européenne de l’Aikido, mais avant tout c’est mon ami.
Bushido : Pour revenir en arrière, pouvez vous retracer votre carrière en France.
Tamura : Et bien c’est au début des années 70 que le ministère de la jeunesse et des sports a décidé, dans le cadre de la Fédération Française de Judo, que l’Aikido devait se rattacher à cette fédération. C’était cela ou mourir, car nous étions considérés comme un sport, et de plus assimilés au Judo. Moi-même je ne considérais pas l’Aikido comme un sport. Maître Noro s’y était opposé, et n’a jamais rejoint la FFJDA. Maître Nakazono avait déjà évolué vers un enseignement personnalisé, s’inspirant beaucoup du kototama (sons sacrés du Shintô). Évidemment, lui aussi était contre une fédération sportive de l’Aikido et il est reparti plus tard aux Etats Unis. Alors plutôt que de laisser l’Aikido se désintégrer et devenir un hors la loi auprès des ministères, j’ai accepté la direction technique de l’union nationale de l’Aikido.
Cette structure nous a permis de délivrer des diplômes d’état autorisant à enseigner l’Aikido et ensuite nous avons créé des écoles de cadres pour former des professeurs sur le plan pédagogique. Dans chaque région, j’ai donné des stages de recyclage pour les professeurs. Mais depuis le début, ma collaboration avec la FFJDA supposait qu’un jour l’Aikido trouverait son indépendance par rapport au Judo.
Bushido : Écoles de cadres, stages de recyclage, on dirait que votre pédagogie s’est européanisée ?
Tamura : Oui. Imaginez que je suive le système japonais en désignant moi-même tous les directeurs techniques régionaux selon mon évaluation de leur qualité. Le jugement du Sensei est accepté au Japon, mais ici ce serait remettre en cause toute la structure institutionnelle, car la promotion doit suivre des critères « objectifs » en ce qui concerne la pédagogie, il faut dire que Pierre Chassang est à l’origine de beaucoup de ces structures.
Bushido : Selon vous l’Aikido en Europe est-il différent de l’Aikido japonais ?
Tamura : Je n’aime pas ce genre de question. L’Aikido a une essence, son nom veut dire Unité. Quant aux différences de culture, de pédagogie, etc. bien sûr ! Je les respecte mais j’enseigne toujours ce que j’ai appris de Maître Ueshiba. Je suis toujours son élève.
Bushido : En formant la FFLAB, vous avez pris un risque, car vous alliez contre la toute puissante fédération de judo. Pourquoi ?
Tamura : A la fin il était devenu clair que l’Aikido n’obtiendrait pas l’indépendance promise. Alors j’ai pris une décision morale. Je suis parti, et ceux qui voulaient me suivre pouvaient trouver dans la FFLAB un cadre qui représentait mon enseignement. Pendant mes dix-neuf ans en France, j’ai travaillé pour l’unification et si la FFLAB avait fait basculer l’Aikido vers l’indépendance, nous aurions trouvé l’unité du même coup, mais l’Aikido a éclaté et parmi mes élèves les plus proches, il y en a qui ne voulaient pas prendre le risque de perdre leur titre ou leur dojo.
Bushido : Vous vous attendiez à cela ?
Tamura : Non.
Bushido : Leur refus vous a-t-il fait mal ?
Tamura : Très.
Bushido : Que pensez-vous d’eux maintenant ?
Tamura : Je pense qu’ils se sont fait du tort. Voyez-vous la loyauté est un principe fondamental du Bushido. Pourquoi ? Parce que la loyauté envers l’autre, c’est l’honneur envers soi-même. Un guerrier qui perd sa loyauté voit sa sincérité lui glisser entre les doigts comme de l’eau ; il devient cynique. Quant à moi, mes élèves restent ma famille.
Bushido : Même les enfants prodigues ?
Tamura : Oui. Quand cela m’est arrivé, pendant des semaines j’étais déprimé. Je ne savais pas si je pouvais continuer à engager mon cœur dans mon enseignement. Mais aujourd’hui je sais que même si celui dont le départ m’a fait le plus de mal me demandait de revenir, j’accepterais.
Bushido : Pourquoi ?
Maître Tamura réfléchit en silence, puis sourit, hausse les épaules et m’adresse son fameux clin d’œil.