Je viens de lire l'entretien avec Alain Guerrier publié dans Aikido journal n°17.
Dans les années 1976/77, époque où il rentrait du Japon, Alain enseignait parfois à l'université de Sciences de Nice et j'ai participé à quelques uns de ses cours. Depuis une trentaine d'années, nos chemins mutuels se sont séparés, mais j'ai suivi de loin son parcours. Il fait partie des quelques professeurs d'Aikido français qui méritent qu'on les écoute quand ils prennent la parole car il possède une qualité estimable : le franc parler.
Ce n'est un secret pour personne, l'Aikikai n'a jamais reconnu qu'O Sensei enseignait l'aiki ken et l'aiki jo comme étant une partie intégrante de l'Aikido. Et je me suis toujours demandé si cette position était la conséquence d'une ignorance profonde de ce que sont aiki ken et aiki jo, ou bien si elle était le résultat d'un calcul.
Le discours d'Alain Guerrier m'ouvre les yeux. Comme toujours, la vérité est dans le milieu.
Il y a visiblement des professeurs d'Aikido sincères qui pensent, comme Alain, qu'une pratique habituelle des armes ne peut pas servir à l'Aikido.
A ceux-là, et contre toute attente, je dis qu'ils ont parfaitement raison. Je joins ma voix à la leur. Cent pour cent d'accord, j'applaudis des deux mains... et je m'explique.
Dans l'esprit des professeurs qui tiennent ce discours, « les armes », ce sont le ken jutsu, le jodo, le iaido... que l'on étudie au Japon dans des dojos spécialisés auprès d'excellents experts.
Si l'on imagine que l'étude de ces disciplines peut être d'une aide quelconque pour l'Aikido, alors, je me range au nombre des détracteurs des armes et je le dis tout net, avec plus de force qu'eux encore : autant faire du vélo !
Parce que le principe de l'Aikido est sans rapport avec ce que l'on enseigne dans ces écoles d'armes:
Ce que j'appelle aiki n'a rien de commun avec ce que l'on a appelé aiki jusqu'ici.
- O Sensei
Alain Guerrier explique d'ailleurs que maître Yamaguchi, pourtant 7ème dan de ken jutsu, ne mélangeait pas cette connaissance avec l'Aikido. Je vois là une très grande sagesse de la part de ce maître et une parfaite confirmation de mon propos. Car l'Aikido en effet n'a rien de commun avec le ken jutsu.
Où donc alors faut-il chercher l'erreur, puisqu'en réalité l'Aikido privé de la pratique du ken et du jo est comme un pianiste privé de l'usage d'un bras ?
Dans ce simple détail : l'aiki ken et l'aiki jo non plus n'ont rien de commun avec toutes les écoles d'armes qui peuvent exister au Japon. Bien sûr on y manipule, vu de l'extérieur, les mêmes instruments. Un sabre ressemble toujours à un sabre et un bâton à un bâton évidemment. Mais ce que l'on tient dans les mains n'est qu'une image. L'erreur consiste à s'arrêter à cette apparence. Car ce qui compte c'est la manière d'utiliser ces instruments. O Sensei par exemple aimait démontrer la notion d'irimi en utilisant un éventail. Dira-t-on, parce qu'il avait un éventail à la main, qu'il ne faisait plus d'Aikido ? Et bien pareillement quand O Sensei maniait un ken ou un jo, il ne faisait pas du Yagyu, du Shinkage, du Katori, du Kashima, ou du Muso ryu. Il faisait une chose nouvelle, inconnue jusqu'alors, il faisait de l'aiki ken et de l'aiki jo. C'est-à-dire qu'il faisait de l'Aikido. C'est pourquoi les experts de toutes ces autres écoles considéraient d'un œil curieux et perplexe l'originalité de ses techniques d'armes.
Ueshiba Sensei avait un style très personnel avec le jo ou le ken. Bien entendu, certains manient l'épée suivant différentes méthodes anciennes, d'autres en accord avec les règles du Kendo moderne, ou bien encore suivent le style Muso ryu de maniement du jo. Mais il est impossible d'exprimer l'esprit d'O Sensei au travers du jo de ces différentes écoles. A moins de pratiquer l'art de Ueshiba Sensei, vous ne pouvez pas exprimer son esprit.
Le personnage qui s'exprimait ainsi, interviewé par Stanley Pranin en 1984 (Les maîtres de l'Aikido, p 187.), n'était pas un fanatique partisan d'Iwama, c'était une très haute autorité de l'Aikikai : Rinjiro Shirata (1912 - 1993).
Il semble donc qu'aujourd'hui existe une catégorie de professeurs d'Aikido qui n'ont pas compris cela et qui, en toute bonne foi, confondent l'aiki ken et l'aiki jo avec les divers enseignements prodigués au sein des innombrables ryu d'armes japonais. Cette confusion est la marque de l'ignorance de ce que sont en réalité l'aiki ken et l'aiki jo. Et cette ignorance est elle-même la simple conséquence du fait qu'ils n'ont jamais eu l'opportunité d'étudier sérieusement l'aiki ken et l'aiki jo. Et qu'on ne peut tout simplement pas avoir une idée juste de ce qu'on ne connaît pas.
En revanche quand je lis les propos de Monsieur Fujita, auxquels Alain Guerrier semble accorder un certain crédit, je ne perçois pas du tout la sincérité, j'entends la langue de bois administrative.
Ainsi, bon peuple, la pratique intensive du ken et du jo dans laquelle O Sensei s'est immergé à Iwama entre les années 40 et les années 60 c'est-à-dire, par pure coïncidence, au moment même où l'Aikido a été créé, cet aiki ken et cet aiki jo qu'il pratiquait et enseignait chaque matin, tout cela n'était en réalité pour lui qu'un divertissement, une distraction. Aux heures perdues certains font du jardinage, d'autres font du tricot, O Sensei, lui, faisait du ken et du jo. Un hobby en somme. Morihei Ueshiba était un dilettante.
Merci Monsieur Fujita d'éclairer, par cette information décisive, la lanterne des quelques Occidentaux qui ont pu imaginer, dans leur égarement, que les dizaines de milliers d'heures consacrées par O Sensei à la mise au point de mouvements de ken et de jo en symbiose avec les mouvements à mains nues aient pu avoir la moindre importance dans la conception de l'Aikido.
C'est pour le coup qu'on a envie de s'asseoir dans l'herbe et de rigoler comme notre ami Stéphane Benedetti, avec un verre de vin pour faire passer l'énormité du propos.
Qu'Alain me pardonne si je n'ai pas pour Monsieur Fujita la même estime que lui - peut-être n'ai-je pas non plus la même naïveté - mais je ressens comme un très grand mépris l'attitude qui consiste à faire prendre aux gens les vessies pour des lanternes. Monsieur Fujita, qui est Secrétaire Général et surtoutEminence Grise de l'Aikikai depuis de très longues années, n'a bien sûr, comme tant d'autres enseignants de l'Aikikai, jamais appris d'O Sensei l'aiki ken et l'aiki jo. Il n'a donc aucune idée de ce que cela représente dans l'Aikido. Mais sa préoccupation de toute façon n'est pas de rechercher honnêtement, comme Alain Guerrier, la vérité de la pratique du ken et du jo en Aikido. De cela il n'a cure. Son souci à lui, d'une autre nature, est de maintenir coûte que coûte la ligne politique choisie par l'Aikikai. Cette ligne politique consiste à éradiquer de l'Aikido la pratique du ken et du jo : dans le cadre de son plan mondial d'expansion politico-économique, l'Aikikai a choisi d'expurger l'Aikido de toute référence aux armes pour la raison que cette référence risquait d'être mal interprétée par une société internationale à peine sortie de la guerre mondiale, avide de paix, et à laquelle on présentait justement l'Aikido comme discipline d'harmonie et d'amour.
Eu égard à ce choix politique, Iwama a toujours été considéré comme un empêcheur de tourner en rond. C'est la raison de la guerre souterraine que lui livre l'Aikikai depuis la mort d'O Sensei.
Je formulerai donc la réponse à l'interrogation que j'évoquais au début de cet éditorial de la manière suivante.
Il est certain que règne dans le monde de l'Aikido une grande ignorance de ce que sont en réalité l'aiki ken et l'aiki jo d'O Sensei. Cette ignorance a provoqué dans les esprits sincères une confusion entre deux choses qui appartiennent pourtant à des mondes différents : l'aiki ken et l'aiki jo d'une part, et les armes telles qu'elles sont pratiquées dans les ryu japonais spécialisés d'autre part. Ce malentendu est à l'origine du rejet parfois radical « des armes » par de nombreux professeurs d'Aikido. Il est significatif, d'ailleurs qu'ils utilisent ce terme d'« armes » plutôt que ceux d'aiki ken et aiki jo.
Mais, par ailleurs, cette ignorance est utilisée de manière malhonnête par des esprits falsificateurs qui entretiennent volontairement la confusion, afin d'orienter l'Aikido vers le créneau lucratif des disciplines d'expression corporelle où le sabre et la lance pourraient faire mauvais genre dans la bouillie spirituelle qu'on y présente en guise de valeurs d'harmonie et d'amour.
Avec tout le respect que j'ai pour Alain Guerrier, je voudrais lui dire qu'il commet une erreur d'appréciation en pensant que c'est à cause des armes que l'Aikido d'Iwama est «rigide et plutôt dur». L'étude du ken et du jo n'y est pour rien. La raison véritable de la pratique rugueuse d'Iwama, c'est que là où Alain Guerrier a cru voir l'Aikido d'Iwama, il n'y a en réalité pas encore d'Aikido.
A Iwama, les débutants ont effectivement un travail très carré. Quand on construit patiemment et laborieusement les fondations de sa maison, elle n'a pas encore la fière allure qu'elle prendra peut-être une fois sortie du sol. De même que les fondations ne sont pas encore la maison, le débutant à Iwama ne fait pas encore d'Aikido : il apprend une sorte de gymnastique préparatoire à l'Aikido, il construit la possibilité de faire de l'Aikido un jour peut-être. A Iwama on reste longtemps débutant. Jusqu'au 3ème dan généralement. Mais il arrive aussi qu'on reste débutant toute sa vie, car la meilleure méthode comporte ses dangers et notamment celui de s'enfermer dans cette méthode et de ne plus jamais en sortir. C'est ce que Stéphane Benedetti appelle très justement dans ce même numéro 17 d'Aikido journal « la forteresse du désert des Tartares ». Alain Guerrier a pris le travail de ces débutants, voire de ces débutants attardés, pour de l'Aikido. Ce n'était encore que de la gymnastique.
La méthode Iwama, n'est pas infaillible. Qui le conteste ? Mais quelqu'un voudrait-il avoir l'amabilité de m'indiquer sur cette terre un parcours qui soit sans aucun risque?
Alors, une fois évalués les dangers d'une méthode, il est juste aussi d'en reconnaître les qualités. La qualité première de la méthode d'apprentissage utilisée à Iwama est de permettre à tout pratiquant de comprendre ce qu'il fait sur un tapis d'Aikido, et pour cette raison de le faire avec justesse, précision et vérité, en conformité avec les lois immuables sur lesquels se greffera plus tard cette fluidité évidemment indispensable à l'Aikido. En utilisant pour ce faire tous les outils qu'O Sensei a façonnés et laissés à notre disposition, c'est-à-dire le tai jutsu, le ken et le jo.
A l'opposé de la méthode Iwama se trouve la méthode Aikikai. Cette méthode est en réalité une absence de méthode que l'on pourrait résumer ainsi : bougez, du mouvement sortira quelque chose !
Je vais peut-être surprendre, mais je considère que cette manière d'apprendre a de grands avantages. En effet, aucun cadre rigoureux ne fait ici courir au pratiquant le risque de s'enfermer dans une pratique trop rigide en confondant le moyen et la fin, c'est-à-dire en prenant la méthode pour l'Aikido.
Malheureusement, et c'est tout le problème, l'absence de cadre rigoureux n'est pas sans contrepartie. Elle exige trois conditions :
- un professeur pour très peu d'élèves, car seule une grande proximité permet de redresser les erreurs de l'apprentissage au fur et à mesure qu'elles apparaissent,
- un professeur formé de manière complète, c'est-à-dire dans la compréhension du lien qui unit les techniques de corps aux techniques d'armes de l'Aikido,
- un professeur expérimenté, capable de gérer avec finesse une transmission du savoir privée du garde-fou que constitue une méthode rigoureuse.
Ces conditions d'apprentissage ont existé, elles étaient celles des petits ryu japonais où l'Aikido est né. Mais elles ne sont plus celles de l'enseignement moderne. 3200 aikidokas réunis à la Halle Carpentier à Paris. Le Monde fait un article. Bravo pour la promotion. Mais qui pose le problème de la transmission du savoir dans de telles conditions ? Qui pose le problème de la formation d'enseignants qui ne soupçonnent même pas qu'il existe un lien fondamental entre les mouvements du ken, du jo, et les mouvements à mains nues de l'Aikido, et qui enseignent tranquillement des mouvements de ken jutsu dans le cadre des cours d'Aikido ?
La méthode Aikikai est appliquée par des professeurs formés de manière incomplète à des élèves trop nombreux. Ces derniers ne courent peut-être pas le risque d'être rigides et durs, ils courent en revanche celui de ne jamais accéder à la logique des mouvements qu'ils exécutent. Absents de logique, ces mouvements ne peuvent avoir ni justesse ni réalité. Uke n'est plus désormais contraint de chuter. Il apprend donc à chuter délibérément, sans nécessité : il collabore pour obéir aux règles nouvelles d'une figure imposée. La conséquence de cette pratique est la transformation de l'Aikido en un jeu de rôles, en une chorégraphie où la convention a remplacé la vérité et la réalité des mouvements et où les pratiquants sont devenus des figurants.
Aujourd'hui, l'Aikido est sans dimension. Il est vide, sans contenu. Nous ne voyons plus rien que des imitations sans aucune compréhension de la réalité (...) C'est pourquoi il ressemble tellement à une danse à notre époque.
Le personnage qui s'exprimait ainsi, interviewé en 1992 par Stanley Pranin (Les maîtres d'Aikido, p 222) était une très haute autorité de l'Aikido. Et s'il avait pris quelque distance avec l'Aikikai, il n'était pas davantage que Rinjiro Shirata un fanatique partisan d'Iwama. Il s'appelait Gozo Shioda (1915 - 1994)
Entre le Charybde d'Iwama et le Sylla de l'Aikikai, le pilote doit donc ouvrir l'œil et tracer sa route en guettant les écueils. Ce n'est pas toujours facile.
En 1986, au terme d'une dizaine d'années de pratique dans le système Aikikai, je le dis en toute franchise, il y a un geste que je regrette de ne pas avoir accompli. C'est celui auquel Maître Saito contraignit Patricia Guerri, élève de Maître Nocquet à l'époque : allumer un brasier dans un grand chaudron et y jeter son hakama. J'y aurais encore ajouté mes diplômes qui n'étaient que des bouts de papier. C'eut été pour moi le geste le plus juste à cette époque... j'étais 2ème dan Aikikai... je ne possédais aucune base.
Ceci pour dire qu'il faut un certain temps pour ouvrir les yeux et que le réveil est parfois douloureux, le pire bien sûr étant de ne jamais se réveiller. Et si la méthode Iwama comporte certains risques, comme toute chose sous le soleil, au moins procure-t-elle les outils qui font défaut à la pratique Aikikai, et permet-elle, grâce à eux, d'approcher malgré tout la porte de ce jardin où l'on s'assoit, comme dit Stéphane avec un sens rabelaisien de l'allégorie, « le cul dans l'herbe tendre ». Elle n'y mène pas tout le monde. Entendu. Et après ? Rien n'est acquis. Que veut-on ? Un supermarché de l'initiation ? Est-ce que chacun dans cette quête n'a pas aussi sa part de responsabilité?
Philippe Voarino, Howth, 1er avril 2006