JUSAN NO JO : 12

Dans la méthode de maître Saito, jusan no jo est pratiqué selon différente séquences : de 1 à 4, de 5 à 6, de 7 à 9, et de 10 à 13. Ces quatre séquences peuvent être pratiquées dans quatre directions différentes, mais ce n’est pas cette particularité qui nous intéresse ici.

La première partie de la vidéo ci-dessus montre l’enchaînement de 7 à 13. Ceci est l’exercice classique de jusan no jo tel que je l’ai appris à Iwama, c’est un exercice exécuté sur une ligne. Il est évident que cette manière de pratiquer ne permettrait pas de faire face à chaque moment à des attaques venant simultanément des quatre directions. Il est évident aussi que le principe d’irimi-tenkan n’est pas mis en œuvre dans ce type d’exercice – et c’est précisément parce qu’il n’est pas mis en œuvre qu’il est possible de travailler de la sorte sur une ligne.

Si l’on accepte une seconde de considérer que, selon l’enseignement d’O Sensei lui-même, il n’est pas possible de faire de l’Aikido sans utiliser le principe irimi-tenkan, on est obligé de reconnaître que jusan no jo tel qu’il est pratiqué ainsi en ligne ne peut être qu’une étude, et sans doute aussi un moyen mnémotechnique de préserver une connaissance en la figeant sous la forme d’un kata afin d’éviter qu’elle ne se perde définitivement.

Mais alors, cela veut dire que – au-delà de la méthode – chacun des temps de jusan no jo peut, et doit être pratiqué en mettant en œuvre à chaque fois le principe irimi-tenkan. Cette façon de pratiquer est infiniment plus complexe puisqu’elle implique un travail multidirectionnel à chaque temps de l’exercice alors que l’étude se contentait d’un travail unidirectionnel pour tous les temps de l’exercice. Pourtant c’est seulement ainsi que l’on peut dégager le sens authentique de chaque mouvement, et son sens martial donc.
C’est aussi uniquement cette manière de s’entraîner qui permet de mettre la pratique de l’Aikido en accord avec les instructions d’O Sensei quant à la nécessité de tenir compte des quatre et des huit directions, et quant à la nécessité d’utiliser à chaque mouvement le principe irimi-tenkan, toutes choses que ne permet pas le travail linéaire de la méthode.

La deuxième partie de la vidéo explique donc comment le temps 12 doit être pratiqué dans ce contexte, tout comme le dossier #86 expliquait comment devait être pratiqué le temps 10.

Je voudrais avant de conclure faire une remarque qui me paraît fondamentale.
Quand le jo est manié dans le cadre de la méthode et donc d’un travail linéaire, il n’est possible d’utiliser pour frapper ou piquer qu’une seule de ses extrémités à la fois : c’est une conséquence nécessaire de la pratique linéaire.
Au contraire, quand le jo est utilisé avec le principe irimi-tenkan, il devient impossible de ne pas utiliser ses deux extrémités en même temps : la conséquence très remarquable du travail en irimi-tenkan est que les deux extrémités du jo sont nécessairement utilisées simultanément, ce qui est impossible dans un travail linéaire.

Si l’on met cela en parallèle avec le fait que le jo d’O Sensei dérive d’une arme plus longue et munie de lames à ses deux extrémités, il n’est pas interdit d’en tirer la conclusion suivante qui pourrait apporter un peu de lumière sur les raisons qui ont amené le Fondateur à transformer sa lance, puis probablement son bo en jo : O Sensei a coupé sa lance parce qu’il n’est pas possible de pratiquer de manière linéaire avec une arme trop longue.
La réciproque est vraie également : il n’est pas possible dans un déplacement spiralé (irimi-tenkan) d’exploiter la simultanéité de frappe avec les deux extrémités de l’arme si cette arme a la taille d’un jo, parce qu’elle est dans ce cas trop courte et ne peut pas toucher en même temps deux adversaires attaquants dans deux directions séparées par un angle de 90°.
Autrement dit, la réduction de la lance au jo était nécessaire pour le cryptage du travail réel sous la forme d’un travail linéaire, et l’extension du jo à la lance bicéphale est nécessaire pour décrypter l’exercice d’étude et retrouver à partir de lui le travail réel.

Tout cela est difficile, l’art est difficile, je me rends compte des efforts que je demande à ceux qui acceptent de me suivre dans ces contrées. Le terrain sur lequel je m’avance, personne à ma connaissance ne s’y est avancé jusqu’ici. C’est un chemin escarpé, mais il n’y a pas d’autre voie si l’on veut mettre ses pas dans les pas d’O Sensei. Les chemins qui serpentent dans la plaine sont plus confortables, mais ils ne mènent nulle part, ils ne font que tourner autour de la montagne. Pour suivre le Fondateur de l’Aikido là où il est parvenu, il faut vouloir respirer l’air des sommets.

Philippe Voarino, mars 2018.