Approche ambiguë !
I looked at the moon, so full and so bright,
And found she was black, had there not been light.
— The Watts Prophets (pour le premier vers seulement)
Prologue
Il y a longtemps, j’ai passé mon bac français en commentant une satire bien connue de Montesquieu intitulée "De l’esclavage des nègres". La première lecture de ce texte suscita en moi un sentiment de proximité, sans que je puisse définir exactement ce que je ressentais par-là. L’Aikido, dont j’étais près de commencer la pratique à l’époque, me ramène aujourd’hui à une réflexion sur les relations douloureuses entre l’Europe et l’Afrique, et me permet de relier cet épisode de ma jeunesse au sens plus général autour duquel est organisé le parcours de nos vies. Je comprends qu’il puisse sembler inattendu qu’un art martial donne ainsi le moyen d’aborder un tel sujet, essayons de voir comment.
A Evariste Galois,
pour son intuition mathématique de la symétrie d’un monde ambigu.
J’aime bien Héraclite parce qu’il écrivait sans se préoccuper de savoir s’il serait jamais compris. Je lui emprunte mon titre, et il est possible que ce choix ne soit pas compris non plus, mais celui qui écrit le fait d’abord pour toucher sa propre conscience. Si par hasard ses propos rencontrent une autre conscience ce qui suit n’est que bénéfice, quand bien même n’aurait-il qu’un seul lecteur, qu’une seule lectrice… Une telle affirmation exige évidemment qu’on explique ce qu’on entend ici par conscience.
La parole des hommes qui ont subi des traumatismes hors du commun doit être reçue avec humilité, car l’intensité de certaines souffrances est telle qu’il faudrait les avoir endurées soi-même pour s’en faire autre chose qu’une idée. Dans les villages de France après 1918, autour d’un verre de vin et d’une poêlée de châtaignes, les survivants des tranchées évoquaient entre eux la guerre qu’ils avaient traversée, mais ils se taisaient d’instinct en présence de quiconque n’avait pas connu le front… il n’était pas prêt à entendre. Ceux-là étaient vieux à trente ans, et savaient d’expérience que celui qui écoute doit avoir accompli lui-même un certain chemin pour saisir le sens d’une parole douloureuse. Les mots ne peuvent communiquer le ressenti effectif d’une souffrance extrême, la douleur est la douleur et il n’y a rien à en dire à celui qui ne l’a pas éprouvée. Quiconque veut comprendre véritablement la souffrance d’autrui doit la vivre dans sa chair, l’incorporer. L’empathie ne consiste pas à souffrir de la souffrance de l’autre, mais à souffrir sa souffrance. La mort sur la croix est un symbole de cette vérité, et ce que nous appelons communément empathie n’est qu’une manière de payer ce sentiment avec des mots et des émotions, la compassion est un faux-semblant, un sentimentalisme.
Norman Ajari, dont je viens de lire le livre qui a pour titre "La dignité ou la mort", est un contemporain, il n’a pas vécu physiquement la violence et les crimes de l’entreprise esclavagiste, ni le non-être désespérant dans lequel celle-ci enfermait les hommes-marchandise. Mais il juge que "la souffrance suscite le mutisme et empêche l’expression de la pensée", et se fait porte-parole de ceux qui, selon ses termes, ont physiquement subi l’Occident comme "un principe de destruction, de mise en esclavage et de ravage de l’altérité dans l’histoire". Il revendique l’héritage de la souffrance, du chagrin et de la colère engendrés avant lui à travers les générations de victimes d’une sereine banalisation de l’inhumanité. Il estime que sa négritude lui donne procuration pour convoquer une mémoire qu’aucun homme à la peau blanche ne saurait posséder. Le Blanc, qui ne peut "échapper à son appartenance au camp de l’oppresseur", lui demeure suspect, jusqu’à Sartre dans sa "posture d’amitié réservée". Seul le Noir peut "incarner l’indignité", parce que c’est lui qui est "lié affectivement" à l’asservissement, et que c’est là une condition nécessaire pour que la stupeur initiale des victimes puisse s’exprimer par le discours légitime de leurs descendants dans un monde fondé sur une "suprématie blanche prédatrice".
Contester aux Blancs la compréhension d’une souffrance que la couleur de leur peau leur a épargnée, va dans le sens de mon propos sur l’impossibilité de se représenter véritablement la douleur de l’autre à moins de l’avoir vécue soi-même, et c’est une vision à laquelle j’adhère de ce fait. En disant cela, je n’oublie pas que les Noirs ne furent pas seuls dans l’histoire à subir l’esclavage, mais ils furent seuls à supporter de manière systématique, durable, et à vaste échelle, une entreprise de déshumanisation fondée sur la race. Qu’un Noir ait un lien affectif avec l’esclavage, et qu’un Blanc ne puisse y avoir le même rapport émotionnel, je le conçois donc également pour la même raison. Mais qu’un lien affectif permette de comprendre la souffrance effective d’autres que soi, survenue en d’autres temps, revient à accepter l’idée que la représentation de la souffrance d’autrui suffise à l’empathie. Je ne partage pas cette idée, mais il est possible que ce ne soit pas elle qui soit en question ici, et peut-être faut-il se demander si la souffrance dont on parle est véritablement extérieure et antérieure à celui qui l’évoque.
Le rapport du continent européen à l’existence est d’une violence dévastatrice, et l’histoire du vingtième siècle suffit à le montrer. Deux guerres mondiales en moins de trente ans, quatre-vingts millions de morts au total, un pour chaque exemplaire vendu de Mein Kampf, une extermination des hommes par les hommes dans des conditions de barbarie qui font paraître doux les sauvages du passé, voilà notre… Civilisation, avec pour tout réconfort l’idée que des jeunes gens puissent avoir assez de cœur pour lire encore aujourd’hui Georges Duhamel. On sait par ailleurs que l’esclavage agricole a grandement contribué à la richesse des nations aujourd’hui développées en posant les bases financières de leur future industrialisation, qu’elles soient européennes ou nées de l’Europe comme les Etats-Unis. Un mode de production instauré par la razzia d’hommes, de femmes, d’enfants capturés comme gibier, séparés, enchaînés, transbordés dans le ventre de navires négriers, violés, battus, vendus, privés de liberté à vie, punis d’amputation quand leur travail était trop lent, ou pendus pour l’exemple… le cataclysme de la traite transatlantique est arrivé, il a duré, et il avait pour raison l’appétit du lucre des planteurs américains autant que des négociants européens. Le constat d’Ajari ne semble donc pas réfutable, la violence, et en l’occurrence la violence de l’esclavage, font effectivement partie des éléments moteurs de la société moderne. Il réfléchit à juste titre sur de tels évènements, car une société fondée sur la violence et l’esclavage ne peut pas être considérée comme une société de progrès. C’est au contraire, sous l’apparence de la culture et de la civilisation, une société dans laquelle les éléments les plus archaïques demeurent inchangés quant à leur essence.
Avant son exécution en Virginie en 1831, Nat Turner déclara que son maître était d’une grande bienveillance, que c’était "un bon maître". Il l’avait égorgé sans merci quelques semaines plus tôt, ainsi que toute sa famille. Puis, avec quelques compagnons, il avait massacré tous les Blancs des plantations de tabac voisines, hommes, femmes, enfants, nourrissons. Il expliqua qu’il avait éprouvé une satisfaction toute particulière à démembrer ses victimes à coups de hache. La cible de cette extrême violence n’était pas les hommes, mais la bonne conscience avec laquelle ces hommes perpétuaient un régime économique et social fondé sur la négation de l’humanité, sur la dépersonnalisation, et sur l’enfermement d’autres hommes dans une non-vie désespérante. Turner fut pendu, son cadavre fut ensuite décapité et écartelé comme ceux de ses victimes, puis écorché, sa peau fut tannée comme on le fait d’une bête et vendue par morceaux dans les magasins du comté de Southampton. Dans les semaines qui suivirent cette révolte, des centaines d’esclaves parfaitement innocents furent assassinés et décapités, leurs têtes empalées et exposées sur les routes, par représailles, par peur, par haine. Il fallut une ordonnance militaire comminatoire pour faire cesser le massacre. On résumerait à tort la raison des crimes de Turner par un slogan comme "la liberté ou la mort", sa violence est plus complexe, elle a à voir avec le déterminisme, elle est fille de la violence méthodique d’un système d’exploitation économique et social ayant le déni d’humanité pour principe. En découpant en morceaux les cadavres des Blancs qu’il avait assassinés, il enlevait toute ressemblance humaine aux restes de ceux qui lui avaient pareillement retiré les signes extérieurs de son appartenance à l’humanité.
Cette violence fut la réponse exaltée d’un individu, mais elle ne fit que déchaîner une violence aveugle, plus grande encore, et l’abolition de l’esclavage n’est pas le résultat de tels sursauts. Les luttes de libération nationales en sont également une mauvaise explication. Toussaint Louverture était noir, et par ses talents militaires et politiques contribua largement à la réussite de la révolution haïtienne, mais ce propriétaire de plantations - esclavagiste lui-même - n’a pas adhéré au courant abolitionniste par conviction, il l’a fait par réalisme politique et opportunisme historique. L’abolition n’est pas davantage le fruit d’un élan religieux né d’une lecture scrupuleuse des Evangiles, qui aurait miraculeusement touché l’humanité des tortionnaires et décillé leurs yeux. Elle relève encore moins d’une adhésion aux thèses du Contrat Social et à ce rêve - force n’est pas droit - qu’une idée morale comme celle les Droits de l’Homme pourrait se substituer aux courants qui décident en profondeur le devenir des sociétés humaines. Non, l’abolition est essentiellement la conséquence mécanique de l’évolution des rapports de production dans le monde, qui a ruiné la rentabilité de l’esclavage devenu un frein au développement industriel. Si la traite occidentale a cessé, si on n’arme plus aujourd’hui les navires négriers à Liverpool à Nantes ou à Bordeaux, si on n’échange plus le "Bois d’ébène" au Dahomey ou en Gambie contre des mouchoirs de Cholet, si on n’exporte plus la marchandise humaine entravée à fond de cale à destination des Amériques, si le sucre ne parvient plus sur nos tables en échange du sang noir, ce n’est pas en considération de la dignité des homme, c’est avant tout l’effet de l’obsolescence économique du système esclavagiste.
C’est ainsi qu’avance l’histoire des sociétés, elle a ses propres raisons, elle suit son cours en vertu de lois analogues à celles qui règlent la course des planètes et le cycle de la pluie. Les hommes y sont figurants d’un scénario qui n’est écrit ni par eux, ni même pour eux, et qui les dépasse infiniment. Il est parfois jalonné de signes extérieurs qu’on peut apprendre à lire. La mort de Miloš Obilić par exemple, le 28 juin 1389, est le lointain point d’origine du suicide de l’Europe au vingtième siècle. Gavrilo Princip puisa dans cette journée héroïque l’inspiration qui fit du 28 juin 1914 le casus belli de la première guerre mondiale. L’esprit de revanche du Traité de Versailles amorça le 28 juin 1919 la seconde guerre mondiale. Et c’est encore un 28 juin, en 1996, que commença la troisième grande guerre européenne avec l’adoption de la constitution ukrainienne qui fonde le droit de cette nation à l’autodétermination. Il en va ainsi pour la guerre.
Pour l’esclavage, comme il arrive souvent quand certains équilibres basculent, ce qui n’avait rien de moral prit justement, par le jeu naturel des contraires, le visage de la morale. Car "il n’existe de création pour rien de ce qui est périssable", rien en effet selon Empédocle ne sort de rien, rien ne se perd complètement, rien n’est aboli, tout se transforme. Et l’esprit qui légitima depuis Hammourabi le droit de propriété sur les hommes ne disparut pas avec l’abolition de l’esclavage, il fut transfiguré en impératif moral. Avec cette fermeté toute britannique dans la conviction, la plume de Rudyard Kipling consacra les Européens dans leur devoir d’apporter la civilisation aux peuples "folâtres et sauvages, moitié démon et moitié enfants" des territoires envahis. Le White Man’s Burden parraina en bonne conscience le pillage des richesses de l’Afrique, tout comme la guerre juste des Croisés avait cautionné le sac de Constantinople. C’est un argument éthique qui servit de justification à la colonisation, et prolongea l’oppression des Blancs sur les Noirs par d’autres moyens que l’esclavage. L’esclavagisme qui voyait dans les noirs une marchandise, fut prorogé sous la forme nouvelle de la mission civilisatrice de l’Occident, qui les perçut comme de bons sauvages, comme des hommes en dépit de leur archaïsme, des hommes malgré tout…
Qu’on puisse de la sorte considérer des êtres "humains en dépit de l’abjection, de l’horreur ou du mépris qu’ils inspirent", comme l’écrit Ajari, voilà ce qui déclenche son rapport douloureux à l’indignité, parce qu’une telle idée est l’avatar de l’idée même qui permit l’esclavagisme, et qu’on la retrouve aujourd’hui travestie jusque dans une certaine condamnation du racisme lui-même. La pudeur, par exemple, qui consiste à contourner les mots race ou Noir par diverses techniques de langage - voire de pensée - laisse transpirer le contraire précisément d’un sentiment antiraciste, c’est à dire une négrophobie inconsciente. "La mauvaise conscience qui guide ces stratégies d’évitement dénote une inavouable croyance en l’abjection nègre, qui se manifeste là même où l’on entend critiquer le racisme". Si Ajari dénonce ainsi le caractère tragique récurrent du destin Noir, c’est dans l’espoir de mener ce destin à la hauteur d’un engagement politique. Et l’anamnèse historique étant indispensable à toute prise de conscience politique, il ne peut faire autrement que de convoquer le pathos lié à la traite, mais sans revendication pour autant de l’incarner en quelque sorte par hérédité. Il ne tombe donc pas ici dans le piège de la pseudo-empathie évoquée au début de cette réflexion. La relation affective qu’il entretient avec la souffrance, il la situe dans le rapport de la négritude - et donc de sa négritude - avec une disposition constante de l’âme occidentale dans l’histoire : un état d’esprit qui fut d’abord insensible à l’inhumanité de l’esclavage, qui légitima ensuite à travers l’entreprise coloniale une version adoucie de la même sujétion, et qui trouve aujourd’hui son expression dans le dégoût raciste affiché ou inconscient de la société blanche moderne. Son ouvrage, loin d’épouser les thèses d’une pensée moderne antiraciste dont il critique justement le caractère convenu, propose au contraire l’affranchissement de toute oppression par la fière affirmation du caractère primordial de la race noire, et par l’instauration d’une politique de la négritude qui puiserait sa légitimité et sa vitalité dans la fécondité oubliée d’une culture africaine et de sa diaspora. Cette ambition "éthique et politique de la race" qui s’affirme telle jusque dans le sous-titre de "La dignité ou la mort", si elle écarte d’un revers de main les arguments actuels de l’anthropologie, est néanmoins pour Ajari la seule piste sérieuse d’un progrès vers une reconnaissance de la dignité noire.
Il faut ici réfléchir je crois à l’idée de progrès, et au sens qu’il convient de donner à cette expression quant aux rapports qui unissent ou opposent les hommes. Raisonnons un instant par analogie sur l’exemple concret que nous fournit le progrès technique engendré par le mouvement de la raison humaine. Que ce progrès naisse des découvertes de la science ne garantit pas que s’accomplisse parallèlement un progrès automatique de la conscience. Science et conscience ne vont pas naturellement de pair, parce que la conscience dépend de ressources humaines qui ne se réduisent pas seulement aux facultés intellectuelles. Or "science sans conscience n’est que ruine de l’âme", Rabelais nous a mis en garde, mais sa truculence nous a caché le caractère prophétique de l’avertissement. Faute de développer sa conscience au rythme de la technologie, l’homme s’est installé au fil des siècles dans l’illusion que son évolution était possible indépendamment de la nature qui l’entoure. Ce rêve l’a mené jusqu’à la croyance absurde de l’âge industriel qu’il était en son pouvoir de conquérir la nature. Elon Musk est aujourd’hui la caricature de cet esprit qui croit "sauver la civilisation" par toujours plus de technologie. Ce qui fut oublié avec une telle chimère, c’est que tout est lié, que toutes les choses se tiennent, que les efforts dirigés vers un but en font nécessairement apparaître un autre, et que les évènements suivent par conséquent le seul chemin qu’ils puissent prendre. Non seulement il n’y a pas conquête mais personne ne contrôle quoi que ce soit, les choses arrivent voilà tout, par le jeu de forces complexes qui interagissent dans un monde où l’humanité n’est qu’un élément parmi d’autres. En ce début de XXIème siècle, la planète nous rappelle cette réalité. L’agitation est partout mais personne ne fait rien, car pour agir véritablement il faut comprendre, et la compréhension dépend de la relation qui existe entre le savoir et l’être. Or le progrès que nous appelons civilisation ne voit en l’être que ce qui s’oppose à la non-existence, et ne s’y intéresse donc pas. Cette rupture d’équilibre entre le savoir et l’être génère un savoir bancal, déformé par l’anorexie d’être et la boulimie de connaissances, cagneux. Madame s’instruit comme on la voit à Carrefour, elle se nourrit d’abstractions qui gênent sa vie au lieu de la servir. C’est justement de ce déficit d’être que souffrent les relations entre Blancs et Noirs. La conscience humaine n’a pas progressé parce que son progrès n’a pas plus à attendre de la raison que de la nature, et qu’il passe seulement par une évolution consciente de l’être.
Je suis donc sur ce point d’accord avec Ajari qui "oppose la notion d’une essence noire à celle d’une nature noire", mais à condition qu’il ne résume pas cette essence à une identité telle que la négritude, car ce serait là réduire l’homme à un aspect secondaire de son essence. Or c’est bien l’homme qu’il nous faut trouver dans la quête de la dignité, pas le Noir, pas le Blanc. Le premier pas sur le chemin de cet homme-là est la connaissance de soi. Comment en effet connaître quoi que ce soit si l’on ne sait même pas ce que l’on est ? C’est à travers soi qu’on accède à l’ordre du monde, mais encore faut-il pour cela avoir conscience de soi, conscience que les accidents du parcours d’un homme ne font pas son essence. Les accidents forment sa personnalité, l’essence est son destin qui lui appartient en propre, qu’il lui revient de découvrir dans un premier temps et de faire évoluer ensuite. Il faut aller tremper ses pieds à la fontaine de Delphes, sans efforts pour parvenir au "connais-toi toi-même" notre liberté est celle d’un bois flotté au gré des courants, nos enthousiasmes et nos engagements ont la candeur des jeux d’enfants, leur cruauté aussi. En l’ignorance d’un homme de ce qu’il est, se trouve la cause première de son esclavage intérieur. Et la libération qui doit intervenir en tout premier lieu est celle de cette servitude-là, sans quoi toutes les tentatives de réponse à la violence des sociétés n’auront d’autres résultat que de perpétuer l’enchaînement implacable des causes et des effets qui produisent les transformations du monde en dehors de tout contrôle humain.
C’est pourquoi il n’est pas possible de défaire l’enchaînement des indignités qui ont conduit à l’esclavage extérieur, à l’esclavagisme sanguinaire et à ses avatars, en appelant comme le fait Ajari à l’éveil d’une conscience politique d’un monde noir dont la mixité sociale rendra d’ailleurs les limites de plus en plus difficiles à définir. La prise de conscience politique qui est l’objet de "La dignité ou la mort" ne peut pas différer fondamentalement de la conscience politique de Franz Fanon, de Malcolm X, et à des degrés divers du mouvement Black Power, car la légitimité ne suffit pas à quitter le champ du conflit. Une conscience de cette nature ne peut que tourner sans fin autour du problème de l’antagonisme, parce qu’elle reste sur le terrain de la division et du divorce, elle est manichéenne par essence. L’"afro-décolonialisme" est par définition même une réaction à l’impérialisme ontologique, il en dépend, ce n’est pas une affirmation pour soi de la négritude, et le Noir ne peut faire autrement qu’y demeurer Noir en face du Blanc. En écrivant que "la libération ne saurait naître d’un passage à l’ennemi", Ajari ancre son travail dans une telle opposition. Je dis quant à moi que toute conceptualisation d’un ennemi est un obstacle à la libération. Car tout ce qui s’oppose fait nécessairement apparaître l’impuissance en regard de la force, l’impuissance engendre le désespoir, d’où procède le ressentiment, qui fait naître la haine, qui trouve à son tour la force de s’opposer. Cet enchaînement immuable des évènements du monde interdit de sortir du cycle des conflits, quand bien même s’inversent un jour les rapports. L’holocauste a accouché du sionisme, les victimes d’hier sont les bourreaux d’aujourd’hui, les formes changent avec les circonstances, change aussi éventuellement le degré dans l’horreur, mais la violence demeure, et avec elle le bon droit et la bonne conscience revendiqués par les tortionnaires de chaque camp.
Or il se trouve qu’un principe fondamental de ce monde interdit à la force et à la violence d’obtenir d’autres résultats que ceux opposés aux fins mêmes pour lesquelles elle sont employées. Le Troisième Reich voulait la Grande Allemagne et l’écrasement de la Russie soviétique, il parvint à la division de l’Allemagne et au renforcement de l’URSS. Mais il n’y a dans ce processus de renversement aucune notion morale, aussi est-ce seulement du point de vue de la conscience qu’il faut l’envisager, c’est-à-dire d’un point de vue pratique essentiellement. Car force et violence font partie des lois de ce monde. Dans l’hypothèse où elles pourraient être extirpées, c’est l’ensemble qui s’écroulerait. Les règles d’un jeu gouvernent et s’imposent une fois que le système est donné, elles sont l’essence de ce jeu, et Dieu lui-même ne peut faire en sorte qu’aux échecs le fou se déplace autrement qu’en diagonale. De même, les lois générales qui font que ce monde fonctionne comme il fonctionne sont ce qu’elles doivent être, elles sont nécessaires à son équilibre, si le lion ne tue pas la gazelle c’est l’écosystème entier qui s’effondre, et rien ne peut empêcher la force et la violence de s’exprimer, les bons sentiments moins que tout.
Dans ce genre d’impasse l’homme ne peut pas faire davantage que trouver sa place. Et à cet égard l’Aikido enseigne que "se faire un ennemi de quoi que ce soit, vouloir le combattre, n’est plus le Cœur divin". Ce Cœur divin dont parle le Fondateur Morihei Ueshiba, est un équilibre où ce qui s’oppose ne s’oppose que d’un certain point de vue, et se révèle complémentaire quand le regard change. Quand deux forces s’opposent frontalement, la plus grande l’emporte, c’est une conséquence des lois de Newton, mais l’Aikido démontre que deux forces opposées ne peuvent produire un phénomène qu’en étant équilibrées par une troisième force qui est neutre, qui est invisible, mais qui n’est pas inactive. C’est la potence de la balance, le moyeux de la roue, et pour le pratiquant d’Aikido le moteur immobile, le cœur de l’axe de rotation dont dépend le rapport des forces actives et des forces passives dans le mouvement. En utilisant comme il convient la force neutre, l’homme peut changer le rapport qu’il entretient avec les forces d’opposition, et échapper par là d’une certaine manière aux lois de Newton. Il peut traverser, dès lors affranchi de la certitude de s’y noyer, le courant tumultueux des transformations permanentes du monde. Maître Ueshiba, fondateur de l’Aikido, évoquait cette attitude par une image, il disait qu’il se tenait "debout sur le pont flottant du Ciel".
La première condition d’une telle libération pour un individu est la maîtrise de ses activités motrices, c’est-à-dire l’apprentissage d’un usage du corps qui prenne en compte les contraintes universelles. L’Aikido est dans ce contexte une méthode dont le but est de permettre au corps d’adopter le mouvement approprié dans une situation d’opposition. Ce n’est pas une manière de faire cesser la violence puisqu’il s’agit là d’une donnée constitutive et inéluctable de notre monde. Mais c’est une manière de changer pour soi-même le rapport à la violence, dans le respect de lois générales du mouvement dont l’entraînement d’Aikido est l’étude via le rythme et la respiration. Mouvoir le corps dans le respect de rythmes naturels à l’univers est ainsi la première étape dans la voie d’une modification de la conscience. Mutatis mutandis, les danses sacrées ont le même objectif, certaines lois y sont rendues intelligibles pour ceux qui sont en mesure de les voir. C’est le cas par exemple de la danse des derviches tourneurs du soufisme, et ce n’est pas un hasard que le déplacement y soit identique à celui de l’Aikido. Toutes choses se tiennent, selon l’enseignement de la Table d’Emeraude "ce qui est en haut est comme ce qui est en bas", et il y a notamment solidarité entre les facultés d’ordre inférieur d’un homme, dont font partie les facultés motrices, et ses facultés supérieures, émotionnelles et intellectuelles. Ce qui veut dire qu’une activité motrices respectueuse de l’harmonie et de l’eurythmie servira de paradigme aux activités supérieures de l’homme, tout en évitant les interférences entre les diverses facultés. Or c’est justement en collaborant dans les limites du champ d’action qui est le leur respectivement que ces facultés peuvent aboutir à la mise en place du centre de gravité qui est nécessaire pour que puisse débuter le travail sur soi. Les choses de ce monde ont peu d’importance en soi, c’est leur équilibre qui compte, et la conscience humaine n’échappe pas à cette loi. L’Aikido non plus qui consiste, sur le plan physique, à occuper le centre d’une situation d’équilibre dynamique avec un adversaire. Pour cela, les facultés motrices y sont mises en situation d’être acquises selon la modalité de l’imitation qui est la leur, à égale distance des facultés instinctives innées, et des facultés intellectuelles rationnelles. Car c’est seulement de cette manière, en suivant leur nature propre, qu’elles peuvent accéder aux archétypes de l’univers. Et c’est là une raison profonde qui explique que l’enseignement des disciplines corporelles orientales ne fasse pas au début appel à la réflexion, mais exige d’abord la reproduction rituelle d’un modèle.
La pensée toute seule ne suffit donc pas pour accéder à la conscience spéciale qui est nécessaire à une conception générale du bien et du mal dans les rapports humains. Comme Ajari ne possède pas d’autre moyen d’investigation que la pensée, il ne peut tirer la conclusion qui s’impose de la vision très éclairante de James Baldwin qu’il cite, à savoir que les pires crimes - qu’ils soient ceux d’un homme ou d’une nation entière - ne sont pas commis par amour du mal. Tout crime est perpétré dans les intérêts du bien tel qu’il est compris par celui ou ceux qui le commettent. "Toute extermination se pense toujours comme innocente, car elle est pure affirmation de soi de celui qui massacre", les psychopathes les plus cruels, Theodor Eicke lui-même, n’eurent jamais d’autre souci que le bien, et c’est toujours en dernière analyse au service du bien que les hommes s’entre-déchirent. L’enseignement qu’on doit retirer d’une telle observation, c’est que le bourreau ne peut comprendre le mal puisque ce dernier n’existe jamais que du point de vue des victimes. Il est donc vain d’en appeler à une conscience morale ou politique pour l’opposer à la bonne conscience d’un tortionnaire innocent. Il convient en revanche de concentrer les forces de transformation sur ce qui dans l’ignorance ignore qu’elle ignore. Dans le film "Sixième sens", Cole, petit garçon de huit ans, dit au psychologue qui l’aide à comprendre ses visions terrifiantes de personnes décédées : "ils ne savent pas qu’ils sont morts", à ces mots le psychologue comprend brutalement qu’il est mort lui-même. La conscience de beaucoup d’hommes qui vaquent chaque jour à leurs occupations est dans un tel état de léthargie que leur essence, leur caractère héréditaire, a fini par s’éteindre faute de stimulation, et leur existence ne dépend plus que des expériences qui ont constitué leur personnalité après leur naissance. Par ce déséquilibre de leur être-au-monde ils sont en réalité déjà morts, mais tout comme le psychologue ils ne le savent pas. L’ignorance est une forme de sommeil, le racisme en est une conséquence, et aucune conception générale du bien et du mal ne sera atteinte sans un éveil de la conscience de soi - de l’oppresseur qui ne voit le bien qu’à sa mesure, et de l’opprimé qui ne voit le mal qu’en ce qu’il subit. Mais une conscience de cette nature n’est pas politique ou éthique comme l’envisage Ajari, elle n’est pas davantage économique ou sociale comme le suppose le marxisme. Des qualités de ce genre procèdent en effet de la simple connaissance spontanée qu’une existence peut avoir d’elle-même. Or la conscience n’est pas "la chose du monde la mieux partagée", le bon sens cartésien dont chacun serait naturellement pourvu, la conscience n’est pas obligatoire, et son évolution ne peut pas être inconsciente. Ce n’est pas non plus une introspection, une réflexion que la pensée peut avoir sur elle-même à la manière de Saint Augustin ou des Rêveries du promeneur solitaire. C’est le fruit d’un travail sur soi de la volonté, auquel ne suffisent pas les facultés intellectuelles, et qui implique l’usage du corps à parité. C’est une tentative pour parvenir à une connaissance de l’ordre du monde qui ne soit ni scientifique, ni religieuse, ni économique, ni sociale, ni éthique, ni politique, mais qui soit objective, l’art permettant sous certaines conditions d’atteindre cette objectivité. Voilà comment trouver une solution pérenne au problème posé dans "La dignité ou la mort", comme à tant d’autres du reste, voilà quel est le propos, pour qui peut entendre cela.
L’ambition d’Ajari "de soigner la blessure de la déshumanisation africaine" en faisant de cette thérapie même l’objet de son investigation philosophique, lui permet de rejeter avec justesse ce qui dans l’ethnophilosophie apparaît encore trop dépendant d’une épistémologie européenne ignorante ou insouciante des conséquences existentielles de la violence raciste. Mais cette thérapie s’arrête au diagnostic d’hostilité raciale, il lui manque en guise de remède un projet concret.
Fonder l’espoir que la reconnaissance de la dignité noire surgira de la renaissance in situ de talents et de savoirs vernaculaires éradiqués par la colonisation relève de l’utopie. Non pas que ces talents aient disparu, mais parce que la frontière à laquelle se décidera demain cette dignité n’est pas en Afrique, elle se trouve dans la diaspora noire où ces savoirs et ces talents ont muté. C’est comme tels qu’ils ont joué et qu’ils joueront un rôle dans l’évolution de la culture occidentale et mondiale, et donc africaine, notamment à travers la musique, la danse, la poésie, et une réflexion philosophique qui doit à l’expérience de l’esclavage une sensibilité inconnue de la métaphysique occidentale blanche, et dont Ajari est lui-même porteur. La force de cette influence n’a pas cependant vocation à servir l’avènement d’un nationalisme culturel sous la forme d’une rupture avec l’européocentrisme dont "La dignité ou la mort" fait philosophie. Parce qu’on ne retourne pas à l’unité par division, mais au contraire par le rapprochement et la fusion des antinomies. On approche le sentiment de fraternité par des chemins aussi divers que la plume d’Alexandre Dumas, la quête d’universel de Léopold Sédar Senghor, la voix de Marian Anderson ou de Nina Simone, pas en prenant les armes de l’autodéfense avec le Black Panther Party.
Confiant dans la foi qui rassemble la communauté noire en l’Eglise, Ajari fait par ailleurs le pari téléologique d’une "émergence de l’inouï", mais ce dernier ne se présentera pas non plus - sauf intervention spéciale de la grâce - tant que le christianisme prophétique de l’Eglise noire s’opposera au sécularisme de la théologie politique blanche. Encore une fois la sortie de l’adversité ne procède pas d’une cristallisation de l’adversaire, c’est le contraire qui est vrai. Et à cet égard, Aimé Césaire voit assurément plus loin que tous ceux qui ont repris dans le sens d’une division le concept de négritude créé par lui dans les années 1930. Césaire a inventé la négritude mais récusé la division, et marqué de nombreux points sur le colonialisme en refusant de s’y opposer frontalement.
Il va sans dire qu’il est à l’honneur d’Ajari de ne pas emboîter le pas de Jean-Paul Sartre dans l’appel au meurtre lancé par le philosophe dans sa préface aux "Damnés de la Terre". Frantz Fanon, malade et à la fin de sa courte vie, ne mesurant peut-être pas combien l’utilisation opportuniste qui était ainsi faite de sa réflexion servait une ambition moins scrupuleuse et plus cyniquement subversive que la sienne, alors même qu’elle n’en avait pas la légitimité. On aimerait cependant que les limites qui sont données à l’action violente dans "La dignité ou la mort" soient moins floues. On aimerait s’assurer de l’absence d’ambiguïté, et comprendre par exemple ce que peut signifier concrètement une phrase comme "l’amour n’est pas l’opposé de la lutte, il en est l’un des ingrédients". Quelle forme en effet peut bien prendre l’amour chez un homme engagé dans une lutte contre l’oppression, si la non-violence doit être considérée comme un moyen "perfide" cherchant à "déposséder les militants de leur propre capacité d’amour révolutionnaire". Mettre un nom sur une abstraction ne permet pas de la comprendre, et l’expliquer par tautologie ne fait qu’augmenter le malentendu. C’est pourquoi, au lieu d’affirmer que l’amour est "l’effort éthique de prise en compte de la dignité d’autrui", il serait préférable qu’Ajari nous livre sa définition concrète d’un "amour révolutionnaire" dont il laisse entendre que la non-violence serait un attribut suspect.
Parler d’amour en effet sans prendre la précaution de définir au préalable les paramètres d’un langage commun, c’est s’adresser à l’autre dans une langue qui lui est inconnue, c’est chercher son audience sur la Tour de Babel, là où les homme confrontent leurs subjectivités sans espoir de s’entendre. Car on s’entend sur la base d’une connaissance objective, pas sur la croyance que le monde est constitué de milliards d’évènements sans lien entre eux, et sur chacun desquels chaque homme pourrait avoir une opinion différente. La connaissance objective repose sur l’idée de l’existence primordiale d’une Totalité dont ce que nous connaissons du monde est sorti par division, et sur l’assurance que le signe de l’unité profonde qui structure la diversité des phénomènes issus de cette diversification n’est pas impénétrable, c’est la raison de l’art aussi bien que des mathématiques. L’Aikido est rigoureusement construit sur ce modèle, les techniques y sont reliées entre elles par un principe commun intelligible qui les rattache au Tout et les fait membres d’une même famille, en dépit de leur multiplicité, et au-delà de leur diversité apparente. C’est en vertu de cette identité de sa structure avec celle de l’archétype universel que cet art martial est un moyen d’accès à la connaissance objective. Et l’amour n’y a pas l’inconsistance d’un concept, il s’y manifeste physiquement par l’art de recevoir les formes d’opposition les plus violentes inhérentes à la nature des phénomènes, en reconnaissant en elles notre propre essence, et en s’unissant à elles dans le respect des lois issues du principe commun. Aucun mouvement d’Aikido n’inclut la notion d’opposition, tous démontrent la complémentarité de forces qui ne sont contraires qu’en apparence, pourvu que soit respecté le principe d’action unique. On y agit en conformité avec les lois non-humaines qui dirigent le courant universel des transformations permanentes de l’être - en l’occurrence ici les techniques - en prenant soin de ne rien interpréter, de ne rien ajouter de personnel au déroulement du processus. Ce type d’action porte le nom de wu wei dans la tradition orientale, et de non-agir dans la tradition occidentale, mais cette non-opposition ne doit pas être confondue avec la non-résistance passive. C’est au contraire une action totale, parfaite, une action que ne guide aucune vision subjective du monde, et en vérité la seule action possible, la seule action susceptible de donner à l’homme une prise sur l’impermanence du monde.
En ce sens, les techniques d’Aikido ont une puissance non-humaine, elles peuvent être utilisées pour détruire quand il n’y a pas d’autre issue à une situation extrême, mais ce n’est là ni une victoire ni leur raison principale. Leur fonction première est d’agir comme des symboles. Les cathédrales sont des symboles de pierre dressés vers le ciel par les maîtres maçons du passé, elles témoignent de la géométrie sacrée pour qui est capable de lire leurs équations. Les techniques d’Aikido sont des symboles de chair, expérimentés par le corps humain qui les dessine dans l’espace, respectueux des mêmes lois. Ce sont des symboles vécus, et cette qualité de symboles rend les techniques intangibles au même titre que les solides de Platon, en ce qu’elles expriment comme eux les lois immuables de l’Unité dans la diversité formidable des phénomènes. C’est pourquoi elles doivent être transmises avec une rigueur qui s’interdit de les déformer - cette préoccupation et ce travail furent ceux de Morihiro Saito - parce qu’elles sont des clefs fondamentales pour l’éveil de ce que j’appelle conscience, et qui n’a rien de commun avec la conscience spontanée que chaque homme s’octroie d’autorité en disant "j’ai bien conscience de…", ainsi qu’il a été expliqué.
"Si le corps est par l’esprit, c’est une merveille, mais si l’esprit est par le corps, c’est la merveille des merveilles", cet enseignement des manuscrits de Qumrân pourrait être inscrit au fronton de chaque cathédrale. Les spéculations métaphysiques des maçons du moyen âge ont en effet influencé les siècles parce qu’elles sont nées de la pierre, parce que les cathédrales ont été bâties. Cette parole aurait également sa place à la porte de chaque dojo d’Aikido, elle met en garde contre le risque de manquer la connaissance objective par une spéculation métaphysique ou philosophique à laquelle ferait défaut la dimension opérative. Seule une vision marquée par un déséquilibre de cette nature permet d’écrire une phrase comme "la dignité ne se laisse penser rigoureusement que dans la perspective des humains les plus vulnérabilisés d’une société donnée : les opprimés". En affirmant cela, Ajari s’écarte de l’objectivité selon trois directions :
Le monopole anthropologique d’abord. Les hasards de la vie m’ont conduit à devenir éleveur. Je ne suis qu’un amateur, et c’est une vache à vrai dire qui m’a enseigné le peu que je sache de la ferme. Elle est morte récemment, elle avait conduit avec courage et par tous les temps un rude troupeau qui a pour unique toit, hiver comme été, l’immensité du ciel irlandais. Un jour, tout en haut d’une falaise, ses jambes ont cessé de la porter. Tranquille, assise devant l’océan à perte de vue, elle a regardé se lever sa dernière lune, immense, puis une dernière fois encore le soleil, par une journée paisible. Elle savait sa mort, elle l’a attendue sans peur, avec calme, avec douceur même. Cette simple vache est morte avec une dignité qui pourrait servir d’exemple à bien des hommes. Il ne faut donc pas oublier que la dignité n’est pas réservée aux humains.
Le privilège victimaire ensuite. Le roi Léonidas à leur tête, trois cents hommes disent adieu à leurs femmes et à leurs enfants, ils quittent Sparte pour le défilé des Thermopyles, la mort dans l’âme en ce sens qu’ils partent tous sciemment à la mort. Pendant trois jours, ces trois cents arrêtent trois cent mille soldats perses. A la fin des combats, épuisés, submergés par les vagues d’ennemis, toutes leurs armes brisées, ils luttent encore avec leurs mains. Ces hommes furent massacrés jusqu’au dernier, mais ce n’étaient pas des victimes, ce n’étaient pas des opprimés, c’étaient des guerriers. Le choix de mourir qu’ils firent en pleine conscience, et la noblesse avec laquelle ils quittèrent ce monde, sont le symbole d’une dignité qui sert encore de référence vingt-cinq siècles plus tard. La dignité n’est donc pas réservée aux opprimés. Elle l’est d’ailleurs d’autant moins qu’il y eut aussi dans l’histoire des opprimés indignes, c’est au prix d’une lâcheté fratricide que certains kapos des camps de concentration nazis sauvèrent leur vie.
Un glissement de valeur enfin. Arria prend le couteau des mains de son mari qui n’a pas le courage de se suicider, elle se poignarde, et avant de mourir le lui tend en disant "Non dolet, Paete !", cela ne fait pas mal. La dignité n’est pas liée aux particularités de l’existence d’un individu, ni aux aléas de sa condition - la qualité d’esclave de Spartacus n’a pas fait de lui un homme "vulnérabilisé" - la dignité est une valeur qui émane de l’essence profonde d’un être. Or l’essence ne pense pas, elle agit, la dignité est tout entière dans l’action, et pour sa forme la plus haute dans l’action confrontée à l’alternative de la vie et de la mort. La dignité ne peut donc pas "se laisser penser", penser la dignité c’est déjà la manquer.
Ajari avait averti, dès la première page de son introduction, de l’éventualité d’une "compréhension, peut-être impossible, de la dimension éthique de la mort et de la vie noire à l’époque moderne". La politisation de l’indignité comme prélude à la maïeutique d’une ontologie politique noire moderne, qui est l’objet de "La dignité ou la mort", dépasse assurément l’attitude qui consisterait simplement à prendre acte de l’iniquité, mais elle ne permet pas de progresser vers l’annulation de l’indignité qui est ainsi dénoncée. La critique de l’ontologie politique du racisme n’accède pas au statut de solution. Au nom des usages qui sont faits de la race, elle ramène invariablement à la lutte : "ce n’est qu’avec la démolition de la suprématie blanche et l’éradication de la négrophobie dont elle se soutient par le sang, le viol et l’humiliation, que le nom noir perdra enfin de son implacable pertinence". Cette lutte est notamment dirigée contre l’antiracisme partisan de l’Etat français qui, accusé en cela de négrophobie idéologique, aurait choisi d’effacer le problème spécifique lié à la négritude en adoptant une approche dogmatique du racisme conçu comme un phénomène global, l’antisémitisme occupant toutefois une place à part dans cette vision holistique. Mais des modalités de la manifestation de cette lutte à laquelle il parvient in fine, et en quelque sorte dos au mur, Ajari ne nous dit rien, sinon que son caractère révolutionnaire ne saurait faire l’objet d’une récupération marxiste-léniniste qui effacerait - tout autant que l’antiracisme "toxique" d’Etat - l’identité noire constitutive du fondement historique de l’indignité. La nature ayant horreur du vide, ce no show, ce défaut de présentation du moyen même de l’action, n’est pas étranger - sinon à une complaisance – du moins à une compréhension en demi-teinte de l’action violente, en arrière-fond des objectifs affichés d’éthique et de politique.
Un indice de cette approche ambiguë de la violence apparaît d’ailleurs en filigrane dans l’impatience qui dicte la condamnation de l’essai de Tania de Montaigne intitulé "L’assignation", et sous-titré "Les Noirs n’existent pas". Une grande partie de l’effort d’Ajari dans l’avènement d’une ontologie politique noire, passe en effet par la création d’un esprit de corps de la négritude fondé sur la reconnaissance de la souffrance noire portée précisément par cette assignation historique. Or nul ne se préoccupe de rassembler et d’unifier des troupes sans une conception agonistique du monde. Tania de Montaigne récuse une telle vision et ce qu’elle implique en termes d’enfermement dans une idéologie communautariste. C’est le sous-entendu évident du sous-titre de son essai : les Noirs n’existent pas… en tant que noirs devant les Blancs. En lui opposant que "lorsqu’on est attaqué en tant que Noir il faut répondre en tant que Noir", Ajari confirme ce nous avons suspecté plus haut, à savoir que négritude et essence noire sont pour lui synonymes. Je réaffirme ici mon désaccord, ce qui fait la négritude d’un homme n’est qu’un aspect secondaire de son essence. Et à défaut de parvenir à une vision plus fine des rapports qu’entretiennent l’essence et la personnalité, la seule voie qui se dessine est celle d’une opposition manichéenne menant au conflit, entre Noirs et Blancs bien sûr, mais également entre Noirs eux-mêmes. Par ses idées, Tania de Montaigne devient en effet l’ennemie - au même titre que l’Etat français négrophobe - de l’ontologie politique de la race noire à laquelle Ajari s’efforce de donner vie, ennemie au sein même de la cause puisque ce dernier reconnaît dans les souffrances de cette femme un "double gémellaire" des siennes. Il lui intime en conséquence, avec une violence idéologique présentée comme un réalisme politique, de penser et d’agir à raison de sa négritude, c’est-à-dire, avant même d’être une femme, une citoyenne, ou un être de culture… d’être noire.
Si je devais résumer d’un seul mot "La dignité ou la mort", je choisirais colère. Ajari est un homme en colère, une colère certes policée par l’érudition et la maîtrise du discours philosophique, mais une colère profonde, née d’une vision de l’histoire et d’une expérience personnelle qui dénoncent l’amoralité de rapports humains fondés sur un usage de la force et de la violence, auquel les Noirs ont payé un tribut considérable à travers les âges et jusqu’à aujourd’hui. Cette colère n’est pas négative puisqu’elle lui a fourni l’énergie indispensable à l’écriture d’un ouvrage qui interpelle. Mais il lui manque un levier d’action sur le drame dont il témoigne, la méthode dialectique parvenant ici à son niveau d’incompétence, ainsi que j’ai essayé de le montrer.
J’ai profité de ma lecture de "La dignité ou la mort", pour tenter de mettre en évidence les ressources de l’Aikido quant à la perception et à l’accompagnement de problèmes existentiels qui semblent aux antipodes de ce qu’on imagine généralement des préoccupations de cet art martial. J’espère ainsi avoir permis de mieux comprendre en quoi l’Aikido est autre chose qu’une manière esthétique de détruire son semblable, et comment il peut contribuer à une évolution de la conscience qui permette à l’homme de se soustraire aux aléas d’un être-au-monde dépendant uniquement des rapports de force. J’ai montré l’importance dans cette perspective de l’usage des symboles corporels que sont les techniques d’Aikido, parce qu’ils établissent le rapport indispensable des facultés motrices aux facultés intellectuelles, dans l’optique d’une évolution de la conscience.
Je ne voudrais pas terminer sans évoquer rapidement le rôle égal joué par les mythes pour la stimulation des facultés émotionnelles cette fois, et rappeler que les émotions éveillées en Morihei Ueshiba par le Kojiki, œuvre majeure de la cosmogonie japonaise, eurent une grande importance dans la création de l’Aikido. Izanagi et Izanami ont ordonné le chaos primordial et créé le monde selon des lois qui affirment que l’histoire de ces deux énergies originelles est celle d’une opposition trouvant sa résolution dans l’équilibre sans cesse remis en question de forces contradictoires. Dans le court moment où la complémentarité des contraires est réalisée, une seconde ou mille ans, la dualité retourne à l’unité, c’est l’histoire de la vie, c’est aussi l’œuvre des techniques d’Aikido, et c’est pourquoi le Fondateur disait d’elles qu’elles sont une manifestation de Takemusu… du Divin pour donner une mauvaise traduction de cette expression japonaise.
Dans la caverne obscure où vit le monde séparé du Un, "se trouvait la déesse des Enfers et celle du Soleil dont la vue s’étend au loin, la Discorde sanglante et l’Harmonie au regard grave, la Beauté et la Laideur, la Hâte et la Lenteur, l’aimable Vérité et l’Incertitude à la noire chevelure." Il n’est pas impossible à l’homme, dans le temps et l’espace de sa vie, de trouver son chemin dans la caverne d’Empédocle en y unissant les contraires à la mesure de ses moyens. Mais il ne peut faire cela sans apprendre à être sincère lorsque c’est nécessaire, c’est à dire sans réaliser l’insignifiance de tout ce qu’il a toujours regardé comme étant à lui, ses idées, ses convictions et ses erreurs. C’est là une condition pour qu’il commence enfin à apprendre quelque chose de vrai sur lui-même, et sur le rapport qu’il entretient avec les autres et avec le monde. Cependant "l’aimable Vérité", comme toutes choses au sein de la caverne, n’est jamais révélée que par son contraire, elle a besoin du mensonge et de la dissimulation pour s’exprimer, tout autant que la lumière a besoin de l’obscurité. Voilà pourquoi, sur ce chemin de la sincérité, je prie en même temps "l’Incertitude à la noire chevelure" de ne pas m’abandonner à une tâche qui ne peut exister que par elle.
Après que j’aie fait mention du côté sombre qu’ait pu avoir à maintes reprises le 28 juin au cours du vingtième siècle, c’est un peu perplexe que je mets un point final à cette réflexion un 28 juin également. Mais j’ai appris à tenir pour nécessaire que tout ce qui s’inscrit en creux dans un évènement quelconque s’y inscrive aussi en plein par d’autres raisons, sans que l’action humaine ait un rapport quelconque avec cette nécessité. Je ne peux donc faire plus que de souhaiter bon vent à ce propos de la Saint Jean d’été, afin qu’il touche qui il doit toucher, et de la manière dont il doit toucher. Je l’envoie en bonne logique du cœur de l’hiver austral.
Philippe Voarino
Lorne Beach, 28 juin 2023