Cet article a été publié initialement dans le magazine - Karate Bushido N°231 - de janvier 1996.
Note de présentation (2025) - Trois décennies se sont donc écoulées depuis la parution de cet article. Une génération est partie, une nouvelle génération est parvenue à la direction des affaires de l’Aikikai. Kisshomaru Ueshiba est mort, son fils Moriteru Ueshiba lui a succédé, il n’est donc plus Waka Sensei (Jeune Maître) mais Doshu (gardien de la Voie), le fils de Moriteru, Mitsuteru, est devenu le nouveau Waka Sensei, et il succédera bientôt à son père. C’est une affaire de famille, l’Aikikai est une affaire de famille. Mais l’Aikido n’est pas une affaire de famille, et le monde se trompe en pensant que le nom de Ueshiba est la garantie de ne pas s’écarter de la voie. Car rien n’a changé pour l’essentiel : l’Aikido transmis par Kisshomaru à Moriteru, puis par Moriteru à Mitsuteru, n’est pas l’aikido du père, grand-père et arrière-grand-père Morihei Ueshiba. La famille Ueshiba s’est écartée depuis le départ de l’Aikido du Fondateur, c’est ainsi et cet article parle de cela.
Note de Karate Bushido (1996) : Le terme Aiki-Kai, qui peut se traduire par Société Aiki, désigne l'organisme créé en 1948 à Tokyo pour diffuser l'Aikido. Cette organisme fut placé sous la direction de Kisshomaru Ueshiba, le fils du fondateur. Avec les années, l'Aiki-Kai a développé une forme particulière d'Aikido définie comme étant la forme "officielle" de l'Aikido. L'expression O Sensei désigne le Fondateur Morihei Ueshiba, Doshu désigne son successeur, son fils Kisshomaru Ueshiba, et Waka Sensei désigne Moriteru Ueshiba, fils de Kisshomaru et petit-fils de Morihei.
Un journaliste italien, dans le numéro d'automne 1990 de la revue Aiko, demandait à Maître Morihiro Saito s’il y avait une différence entre O Sensei et son fils. La réponse fut merveilleusement japonaise :
"Voyez-vous, le Fondateur était un génie dans le domaine martial, mais s’il s’était occupé d’administration l’Aikikai aurait fait faillite en peu de temps. Et bien Kisshomaru était l’exact opposé d’O Sensei, il a eu le mérite de développer considérablement l’Aikikai."

Chaque homme trouve sa place dans la sage organisation du monde. Il revenait à O Sensei de créer l'Aikido, et il revenait à son fils Kisshomaru de gérer efficacement la structure nécessaire à la diffusion de l'Aikido au Japon et dans le monde. Tout était bien ainsi. Mais qu'O Sensei se mêlât d'administration, ou que le Doshu s'occupât de technique, il ne pouvait en être question sans que l'ordre naturel des choses fût rompu. Les hommes ont des qualités naturelles différentes qui les destinent à une voie plutôt qu'à une autre. Ce n'est faire injure à personne que de rappeler cette réalité.
En 1932, quand Kisshomaru Ueshiba avait une douzaine d'années et qu'O Sensei s'interrogeait sur l'avenir de son école, il adopta Kiyoshi Nakakura, l'un des plus grands kendokas du Japon, et lui donna le nom de Morihiro Ueshiha. Mori, en japonais, a le sens de protéger, garder. Il est vraisemblable qu'O Sensei voyait en lui le futur Doshu de l'Aikido. Mais Nakakura déclina cette offre au bout de quelques années, retourna au Kendo qui était sa voie, et devint un maître incontesté de cette discipline. Bien plus tard, dans les années 50, O Sensei confia à son fils Kisshomaru la responsabilité de la gestion de l'Aikikai. Mais dans le même temps, il changea le prénom de maître Saito en Morihiro, lui décerna le 8ème dan, et le désigna gardien à vie de l'enceinte sacrée d'Iwama où est protégé l'Aikido.

Aikido "primitif" et Aikido "évolué"
A Kisshomaru Ueshiha, héritier du nom, revenait donc la direction administrative de l'école, à Morihiro Saito revenait la garde du Temple de l’Aikido à Iwama (Aiki Jinja) et la garde de la technique. Kisshomaru était incontestablement l'homme qui convenait à la tête de l'Aikikai. Si l'association est aujourd'hui la référence internationale de l'Aikido, c'est en effet à lui qu'elle le doit. Il s'est acquitté de sa tâche avec talent. Et Maître Tadashi Abe - autorité incontestée de l’Aikido - qui connaissait bien son monde, avait coutume de dire dans son français lapidaire : "Kisshomaru, bon fonctionnaire!"
Mais pour parvenir au succès, il n'a pu faire autrement que d'imprimer sa propre marque à la technique. Il est entré ainsi dans un domaine qui ne lui était pas destiné. Et depuis quarante ans, bien que l'Aikikai brandisse comme un étendard l'Aikido d'O Sensei, il propage en réalité l'Aikido du Doshu. Cette affirmation peut surprendre, mais elle n'est pas gratuite. Elle vient même de recevoir une confirmation tout à fait officielle de Moriteru Ueshiha, petit-fils du Fondateur, et successeur de Kisshomaru à la direction de l'Aikikai, dans une interview donnée en mars 1995 au magazine Budo. L'actuel Doshu, son père, écrit :
Ce qui était à l'origine (l'Art créé par le fondateur) dur, cassant, a été lissé et arrondi en techniques plus sphériques.
Et son fils Moriteru confirme :
L'enseignement que je transmets est celui codifié par le Doshu (ndl : c’est-à-dire par son père Kisshomaru) dans les années 50. (...) O Sensei travaillait des formes très directes, telles qu'il les avait apprises. Ce travail très direct, peut-être plus cassant, correspondait à l'Aikido d'une époque et à son évolution personnelle. Au fil du temps, les techniques se sont arrondies, avec le moins de heurts possible.
Le credo de l'Aikikai est donc affiché : il y avait un Aikido primitif, heurté, brutal et peu original - l'Aikido du Fondateur O Sensei - et il y a maintenant un Aikido évolué, élaboré, aux techniques rondes et bien finies, l'Aikido de l'Aikikai, "la forme classique de l'Aikido" selon Moriteru.
L'Aikido unique celui du maître
Jamais je n'aurais rendu publiques certaines vérités si Moriteru Ueshiha, Directeur de l'Aikikai et figure emblématique de l'Aikido mondial, n'avait officiellement porté un jugement aussi peu conforme à la réalité sur l'Aikido du Fondateur, son grand-père.
Il revenait certainement à d'autres, à mes maîtres, de réagir à ces propos. Ils ne le feront pas. Ils ne le peuvent pas en vertu du serment de fidélité qui les lie à la famille Ueshiha, et par conséquent à l'Aikikai. Je n’ai pas ces contraintes.
Waka Sensei, c'est à vous que je choisis donc de m'adresser ici.
Pas à l'individu bien sûr, mais au symbole, au représentant d'une idée de l'Aikido qui fait aujourd'hui son chemin dans le monde, et qui voudrait que l'Aikido évolue avec le temps. Je défends précisément l'idée opposée : l'idée qu'il y a un Aikido et que tout le reste n'est pas de l'Aikido, tout simplement, qu’on ne peut pas faire évoluer l’Aikido.
L’Aikido unique a été mis au point par un homme exceptionnel, O Sensei, au terme d'une longue vie d'efforts constamment dirigés vers le même but. Cet Aikido est Un parce que les principes qui le fondent sont les mêmes principes qui œuvrent dans l'Univers. Or, tout principe est intangible. Ce point doit absolument être clair. Personne ne peut faire en sorte par exemple que la somme des angles d'un triangle ne soit pas égale à 180°, parce que c’est une données du système universel. De toute éternité, la somme des angles d'un triangle est égale à 180°, et pour l'éternité elle le demeure. C'est cela un principe.
Une discipline fondée sur des principes immuables
L'Aikido de Morihei Ueshiba est construit sur de tels principes. C'est pour cela qu'il est l'Univers, c'est pour cela qu'il est immuable. Bien sûr, l'Univers est dynamique. Qui songerait à contester que ses formes changent sans cesse ? Mais cette révolution permanente des formes est organisée autour de principes invariables.
Des composants de l'Univers aussi différents qu'un homme, un escargot et une fleur de tournesol, possèdent néanmoins un facteur d'organisation commun : la spirale logarithmique de valeur 0,618 qui règle à la fois la croissance des spires de l'ADN, la formation de la coquille d'escargot, et l'enroulement des graines du tournesol. Il en va de même en AIkido. Il y a dix mille individus, il y a dix mille shiho nage différents, parce que tous les individus sont différents. Certes, mais chacun de ces dix mille doit respecter la spirale logarithmique dans l'exécution du mouvement. Sans quoi il n'y a pas de shiho nage, sans quoi pas d'Aikido. Cette constante ne peut pas varier, elle ne peut pas changer, parce que c'est un principe. C'est cela l'Aikido, et c'est pour cela que l'Aikido ne peut pas évoluer. Qu’on puisse le modifier signifierait qu'il n'a jamais été l'expression de principes éternels.
L'Aikido d'O Sensei est l'Aikido pour les siècles des siècles, et l'Aikikai n'y peut rien changer.
Le travail des armes

Moriteru déclare :
"... le travail des armes a en effet évolué. A l'Aikikai, l'étude des armes est comprise comme une étude de défense à mains nues contre un partenaire armé d'un ken ou d'un jo."
Je me permets de rappeler que cette étude porte en Aikido le nom de tachi dori et jo dori, et qu'elle s'apparente davantage aux techniques à mains nues qu'aux techniques d'armes. Elle ne peut pas en tout cas être confondue avec l'enseignement de l'Aiki-ken et de l'Aiki-jo.
Que l'Aikikai comprenne le travail des armes comme une étude à mains nues contre un ken ou un jo signifie simplement que l'Aikikai a opéré à cet égard un glissement de sens.
L'Aikikai a réduit toute la richesse technique et pédagogique du travail des armes aux seuls tachi dori et jo dori. C'est un peu comme si l'on supprimait deux cordes à un violon, et que l'on disait au musicien : "Vous jouerez, aussi bien avec les deux cordes qui restent."
Mais vous allez plus loin encore Waka Sensei en disant :
"L'enseignement des armes en tant que tel n'a pas de place, et on peut dire qu'il n'est pas pris en compte, à l'Aikikai, car on peut considérer par exemple que le travail des armes pratiqué à deux n'est plus de l'Aikido."
Donc on peut considérer par exemple qu'O Sensei Morihei Ueshiba, Fondateur de l'Aikido, lorsqu'il pratiquait les armes à deux, ne faisait pas de l'Aikido. Que faisait-il alors s'il vous plaît ? Du Kendo ? Du Jodo ? Non Jeune Maître, il faisait de l'Aiki-ken et de I'Aiki-jo. O Sensei faisait de l'Aikido qu'il ait ou non une arme dans les mains, et que son adversaire en ait une ou n'en ait pas. Voyez-vous, je dois confesser une erreur que vous me permettez de comprendre aujourd'hui.
Croyances et lacunes de l'Aikikai
L'Aikikai a toujours refusé de reconnaître comme venant d'O Sensei l'enseignement de l'Aiki-ken et de l'Aiki-jo transmis par maître Saito. Et j'ai cru longtemps que c'était la conséquence d'un calcul politique. Puisque personne au Hombu Dojo n'était en mesure d'enseigner l'Aiki-ken et l'Aiki-jo, il est évident qu'une telle reconnaissance aurait mis l'Aikikai dans une situation embarrassante. Eh bien je m'étais trompé. J'avais prêté à l'Aikikai un cynisme politique qu'il n'a pas, et je m'en excuse ici. J'ai compris aujourd'hui que l'Aikikai est parfaitement sincère. Si l'Akikai ne reconnaît pas l'enseignement des armes, ce n'est pas en effet par calcul. C'est simplement parce que l'Aikikai ignore tout de l'Aiki-ken et de l'Aiki-jo, et qu'il n'a par conséquent aucune idée de la fonction du travail des armes à deux en Aikido.

L'Aikikai est comme un enfant qui vit dans le désert et qui nie l'existence de l'océan uniquement parce qu'il ne l'a jamais vu. L'Aikikai croit vraiment que deux hommes armés d'un sabre ne peuvent faire que du Kendo et que deux hommes armés d'un jo ne peuvent faire que du Jodo. Voilà pourquoi d'ailleurs, en bonne logique, les enseignants du Hombu Dojo suivent des cours de Kendo et des cours de Jodo quand ils veulent apprendre les armes. Et je n'affirme rien que je ne puisse démontrer. Voici mes arguments.
Les preuves
Durant sa jeunesse, Morihei Ueshiba reçoit principalement instruction et influence de deux personnages importants. Le premier est Masakatsu Nakai, maître de la célèbre école de sabre Yagyu Shingan. Morihei étudie sous sa direction de 1903 à 1908, et reçoit de ses mains en 1908 son tout premier certificat de maîtrise.
De 1915 à 1922, Morihei étudie ensuite sous la direction de Sokaku Takeda les techniques à mains nues de l'école Daito, mais également la lance de l'école Hozoin et le sabre de l'école Shinkage qu'enseigne Takeda et dont il délivre le diplôme de maîtrise à Morihei, à Ayabe. en 1922.
Ceci démontre qu'O Sensei, pendant ses années d'apprentissage, a pratiqué les armes au moins autant que les techniques à mains nues, et c'est un premier point important.

De 1919 à 1926, Morihei vit à Ayabe, dans la communauté Omoto-kyo, où il reçoit l'influence spirituelle du Révérend Deguchi, et se libère progressivement du cadre technique rigide des enseignements qu'il a reçus jusqu'alors. Il rompt notamment avec le Daito-Ryu de maître Takeda en abandonnant la garde shikaku (carrée), et en lui préférant la garde sankaku (hanmi) utilisée dans les techniques d'armes qu'il maîtrise. Ceci est capital. La position triangulaire des pieds, caractéristique de l'Aikido, et à partir de laquelle tout l'Aikido est organisé, est directement issue de la pratique des armes.
Aujourd'hui, en éliminant de l'Aikido la pratique des armes, l'Aikikai parcourt en sens contraire le chemin accompli par O Sensei dans sa progression.
O Sensei à Iwama
De 1927 à 1941, Maître Ueshiba vit à Tokyo. Contrairement à ce que vous avancez, Jeune Maître, l'art qu'il enseigne est déjà profondément original, et n'a plus grand-chose en commun avec "les formes très directes, telles qu'il les avait apprises", auxquelles vous le limitez. Le film documentaire tourné à Osaka en 1935, dans les locaux du journal Asahi, témoigne avec beaucoup de force de cette originalité. Cet art s'appelle encore Aiki-Budo mais c’est déjà de l’Aikido, il n’a pas besoin d’être "arrondi", comme vous le pensez, il a seulement besoin d’être intégré, c’est-à-dire que le ken, le jo et le tai jutsu soient unifiés au sein du système Aiki. Ce travail se fera à partir de 1942 à Iwama.

Car de 1942 à sa mort en 1969, O Sensei n'a pas vécu à Tokyo comme on le laisse entendre, mais bien loin de là, dans le petit village d'Iwama, préfecture d'Ibaraki. C'est là que vivait sa femme, qu'il avait sa maison, son dojo, et c'est là qu'il fit construire le Temple consacré à l'Aikido (Aiki Jinja), au pied du mont Atago. Cette vérité n'est-elle pas bonne à dire qu'elle soit à ce point escamotée dans toutes les biographies d'O Sensei ?

Mais les faits sont têtus : Morihei Ueshiba n'enseigna au Hombu Dojo, "Centre Mondial d'Aikido" de Tokyo que de manière occasionnelle, lors de quelques séjours chez son fils dans les années 50. En ce lieu, il était en visite, et il n’y enseigna pas l'Aiki-ken et l'Aiki-jo dont il réservait la pratique à Iwama. Kisshomaru Doshu et les élèves du Hombu Dojo ne purent qu'entrevoir l'Aikido d'O Sensei. Tous les Shihan d'aujourd'hui sont en réalité élèves du Doshu, et pas d'O Sensei. Aucun de tous ceux-là n'imagina ce qui se passait à Iwama. Aucun n'y participa au-delà de quelques visites occasionnelles dans le petit village.
Et pourtant le message d'O Sensei était clair. Dès 1942, il fit enregistrer auprès du Ministère japonais de l'Education le terme Aikido qui était ainsi utilisé officiellement pour la première fois. Cette même année, il baptisa le cercle de bâtiments qu'il fit construire à Iwama, selon les règles du Kototama et de l'Architecture Sacrée, du nom de Ubuya, ce qui veut dire "Le lieu de naissance"...
J'affirme, en m'appuyant sur ces deux actes symboliques majeurs, qu'Iwama fut en 1942 le lieu de naissance de l'Aikido. O Sensei concevait désormais clairement ce qui était en cours d’élaboration jusqu'alors : le lien (riai) qui unit entre elles les techniques à mains nues et les techniques d'armes de son Art. Encore cette conception n'était-elle qu'une première étape. Il ne suffisait pas que l'Aikido naisse bien sûr. Comme un enfant qui vient au monde, il fallait encore que l'Aikido grandisse et atteigne sa maturité.
La triade de l'Aikido
Voilà, Jeune Maître, quel fut l'immense et méconnu travail d'O Sensei à Iwama entre 1942 et 1969. Sur ces 28 années, Morihiro Saito lui servit d’assistant quotidiennement pendant 23 ans.
Tous les documents relatifs à cette longue période - tous les films, toutes les photos, tous les témoignages des hommes et des femmes qui vécurent à Iwama auprès d'O Sensei tout ou partie de ces vingt-huit années - attestent l'intense activité de recherche et de création du Fondateur, et tout spécialement dans la pratique de l'Aiki-ken et de l'Aiki-jo. La vérité, Jeune Maître, c'est qu'à Iwama, votre grand-père ne s’est pas contenté d'améliorer quelques détails de l'Aikido. La vérité, c'est qu'à Iwama le Fondateur a étudié sans répit, il a cherché, modifié, développé, organisé les techniques autour d'un principe dont je crains que vous ne soupçonniez même pas l'existence. En un mot, il a créé l'Aikido, pendant qu'à Tokyo votre père codifiait et enseignait prématurément ce qu'il avait compris, qu’il croyait être l'Aikido, et à quoi il manquait encore l'essentiel.

L'Aikido, le seul, l'Aikido Un et unique qui fut mis au point par O Sensei dans les vingt-huit dernières années de sa vie, à Iwama, est une triade : c'est une communion, une interdépendance organique entre les trois parties d'un être unique. Ces trois parties sont l'Aiki-ken, l'Aiki-jo et le Tai-jutsu. L'Aikido est l'harmonieux équilibre dynamique de ces trois éléments qui s'expliquent mutuellement, car ils sont unis par une structure rationnelle commune profonde. Cette structure est l'originalité de l'Aikido, et la différence avec une simple addition de disciplines indépendantes, car un syncrétisme ne sera jamais une synthèse.
Un Aikido incomplet
Que penseriez-vous donc d'un géomètre qui supprimerait deux des trois sommets d'un triangle, et continuerait d'appeler triangle la figure restante ? L'Aikikai est ce géomètre s'il pense pouvoir retrancher de l'Aikido l'Aiki-ken et l'Aiki-jo, et continuer d'appeler Aikido ce qui reste. Ce qui reste n’est qu’un résidu pittoresque. L'Aikido qu'enseigne votre père, que vous enseignez, l'Aikido du Hombu Dojo, l'Aikido que répand l'Aikikai dans le monde n'est pas un Aikido moderne, n'est pas un Aikido évolué, c'est un Aikido estropié, un Aikido tronqué. Ce n'est pas l'Aikido d'O Sensei, ce n'est tout simplement pas de l'Aikido.
Ne comptez pas sur moi, Jeune Maître, pour me ranger un jour sous cette bannière.
Post Scriptum : J’ai ajouté la dernière phrase ci-dessus à mon texte d’il y a trente ans. J’aurais pu l’écrire à l’époque. Je ne bougerai pas de cette position. C’est ma fidélité à mon maître Morihiro Saito, ma fidélité à son maître O Sensei Morihei Ueshiba, ma fidélité à l’Aikido.

Certains de mes camarades d’Iwama sollicitent aujourd’hui l’Aikikai. A la fin de leur vie ils courbent l’échine pour recevoir un grade de la part de jeunes gens dont ils pourraient être les professeurs. La connaissance fait ainsi obédience à l’ignorance, elle la met sur un piédestal et renforce son emprise sur le monde au nom de quelques intérêts particuliers. C’est pathétique, le grand Aiki ne se trouve pas au bout de cette route.
Philippe Voarino – Varsovie - sous le signe de Saint Patrick ce 17 mars 2025. Article publié initialement en janvier 1996 dans la revue Karate Bushido n°231.
Addenda (2025)
Mon maître Morihiro Saito O Sensei est mort il y 23 ans. C’est également le nombre d’années qu’il a vécues auprès d’O Sensei Morihei Ueshiba. Cette épaisseur de temps est suffisante pour que je puisse révéler aujourd'hui, sans craindre de gêner qui que ce soit, ce qu’il a pensé de cette "Lettre ouverte à l’Aikikai".
Je rappelle que Maître Saito a gardé sa fidélité à la famille Ueshiba jusqu’à la fin de ses jours. Le document suivant montrera suffisamment que cette fidélité n’était pas incompatible avec le jugement sévère qu’il portait sur l’égarement technique de Kisshomaru et de Moriteru, respectivement fils et petit-fils du Fondateur Morihei Ueshiba.
Voilà le courrier que m’a fait parvenir Maître Saito (j'habitais en Belgique à l'époque) après que quelques personnes bien intentionnées lui aient présenté une traduction en japonais de mon article, pensant les malheureux qu’il en serait fâché:

Le passage qui nous intéresse ici est le dernier paragraphe qui dit :
"Ta Lettre ouverte à l’Aikikai est une lettre merveilleuse. Elle me réjouit pleinement. J’en ai fait beaucoup de copies et j’en ai donné à tout le monde. Mes élèves l’ont trouvée remarquable. Merci beaucoup pour cela."
Ce courrier est daté du 14 octobre 1996, il n’est pas équivoque je crois…