Aiki ken #8 – L’irimi d’O Sensei – 1ère Partie
Le dossier technique qui commence ici est sans aucun doute le plus difficile que j’aie jamais entrepris. J’aurai besoin de plusieurs parties pour le mener à bien.
C’est aussi le plus contestable d’un certain point de vue, plus contestable encore que la série sur la « Méthode Saito ». Toute vérité n’est pas bonne à dire, et certaines raisons pourraient à bon droit me retenir d’écrire.
Mettre en pleine lumière, expliquer le déplacement authentique d’O Sensei, et montrer que sa technique d’irimi n’a rien à voir avec ce qui est pratiqué dans les différents courants de l’Aikido moderne, c’est en effet livrer une information extrêmement perturbante à des pratiquants dont très peu sont préparés à la recevoir. Une telle information a de fortes chances de s’avérer inutile dans le meilleur des cas – rangée dans un de ces tiroirs de la mémoire que l’on n’ouvre plus jamais – et dangereuse dans le pire, dans la mesure où elle peut déstabiliser complètement une pratique qui ne reposerait pas sur des bases techniques suffisamment solides.
D’un autre point de vue, la question suivante se pose : à quoi sert de consacrer sa vie à acquérir des compétences dans une forme conventionnelle d’étude de l’Aikido qui est sur bien des points en opposition avec la réalité du travail d’O Sensei, si c’est pour ne jamais quitter le cadre artificiel créé ainsi pour des raisons pédagogiques ? A quoi sert de saluer chaque jour le portrait du Fondateur au kamiza, si c’est pour faire une vie durant autre chose que ce qu’il faisait lui-même ?
Ceci est dit sans que soit bien-sûr en cause la sincérité des uns et des autres dans un phénomène qui dépasse largement l’échelle des individus. Je n’accorde toutefois pas le bénéfice de cette sincérité à tous ceux qui ont cessé de se référer à O Sensei en faisant semblant de croire qu’ils ont amélioré son Aikido… et cette paranoïa est plus répandue qu’on ne pourrait l’imaginer.
J’ajouterai la réflexion suivante : O Sensei a tiré l’Aikido de l’oubli où il se trouvait, il a exhumé une connaissance perdue aussi vieille que l’humanité, mais ce trésor est fragile, et il n’est pas dit qu’on ne puisse pas le perdre une nouvelle fois. Tout laisse penser au contraire que la transformation moderne de l’Aikido en « budo sportif » – formule de Sadateru Arikawa – est le début du processus de dégradation et d’oubli.
Alors se pose le problème de la responsabilité de celui qui voit ce processus et qui en perçoit l’origine. Doit-il se taire et regarder avec fatalisme les merveilles de l’Aikido retourner au néant dont O Sensei les avait sorties ? Ce n’est pas le choix que je fais, car il me semble qu’O Sensei avait lui-même choisi de faire connaître au monde la vérité à laquelle il était parvenu. Et je pense comme lui que ces choses ne doivent plus rester cachées désormais,
Car il n'est rien de caché qui ne doive être découvert, rien de secret qui ne doive être mis au jour. — Marc, 4, 22
Tout commence par une photo. Cette photo que mon ami Jacques Dupouey m’avait offerte à la fin des années 1980, à l’époque où, jeune professeur, je venais d’ouvrir mon premier dojo d’Aikido :
Gaeshi tsuki par le Fondateur de l’Aikido contre Morihiro Saito, dans le dojo d’Iwama. Quel symbole magnifique pour moi qui rentrais justement d’Iwama où maître Saito avait fait tomber les unes après les autres les certitudes que j’avais accumulées sur l’Aikido pendant les dix années précédentes. Merci encore Jacques pour cette photo, c’était une belle attention. J’ignore d’où tu la tenais, mais ce que j’ignorais encore bien davantage à l’époque, c’est jusqu’où elle allait me conduire, et jusqu’où elle allait conduire tous ceux qui accepteront de prendre en compte ce que je vais essayer maintenant d’expliquer.
Des années durant, cette photo fut à la place d’honneur, dans un cadre, au kamiza des dojos successifs où j’ai enseigné. Je me souviens du sourire amusé de maître Saito quand il l’avait découverte dans mon dojo d’Antibes en 1989 : « furui shashin » avait-il dit alors. Oui vieille photo, photo que je ne peux même plus enlever de son sous-verre aujourd’hui, parce qu’elle a pris la pluie des années plus tard dans un dojo de Bruxelles dont le toit fuyait.
Mais photo problématique aussi.
Autant j’étais heureux en effet du témoignage qu’elle m’apportait, autant j’étais malheureux de voir la position des pieds d’O Sensei. Cette position était pour moi invraisemblable, iconoclaste, elle ne correspondait à rien de tout ce que j’avais appris à Iwama : les pieds en canard, tournés à l’opposé de l’action, aucun hanmi ou hito e mi reconnaissable. Je ne parvenais pas à l’expliquer. Je la comprenais autant qu’on comprend un point d’interrogation. Et je finis donc par faire ce que l’on fait généralement dans un tel cas : je résolus le problème en cessant d’y penser. Je conservai la photo au kamiza, mais je cessai de regarder l’incroyable position de pieds d’O Sensei, qui ne me laissait aucun espoir d’interprétation. Le temps n’était pas encore venu de comprendre.
On peut apercevoir cette photo d’O Sensei et de Saito à l’arrière plan de la photo ci-dessous – qui est aussi aujourd’hui une vieille photo – où j’attaque Morihiro Saito avec shomen uchikomi. Elle se trouve exactement au milieu, entre maître Saito et moi, comme un trait d’union ou comme une différence, comme un symbole en tout cas que je reconnais aujourd’hui pour tel :
J’ai toujours aimé cette photo, prise par Francis Droitcourt en 1989. Elle me semblait comparable à la fameuse photo du tachi dori d’O Sensei avec Tamura à Hawaï :
Comparable, c’est le mot. Pas identique… bien que pendant longtemps je n’ai pas vu en quoi ces deux photos étaient fondamentalement différentes. On est aveugle à la réalité, on ne voit jamais que ce que le niveau atteint par notre compréhension nous autorise à voir à un moment donné.
Ce n’est pas le fait que l’une soit à droite et l’autre à gauche qui fait la différence bien-sûr. Ce n’est pas non plus le timing puisque nous sommes à l’évidence dans le même moment de l’attaque et de la technique :
Non, ce qui fait la différence, c’est le fait que sur ces deux photos, c’est à chaque fois la jambe gauche de tori qui se trouve devant, alors justement que dans un cas tori sort à droite et que dans l’autre cas il sort à gauche. Les positions de jambes devraient donc normalement être inversées.
Anecdote ou premier indice dans notre jeu de piste sur le déplacement authentique du Fondateur ?
Que de temps il m’aura fallu pour voir cela ! Je veux dire que de temps il m’aura fallu pour le voir vraiment, c’est à dire pour en tirer un enseignement ! Nous allons découvrir en effet que la position d’O Sensei dans cette entrée sur uchikomi est en étroit rapport avec sa position au jo, avec ce gaeshi tsuki contre Saito qui est resté si longtemps pour moi un mystère. Et à partir de là nous allons remonter le fil rouge qui nous mènera à la compréhension de l’irimi de Morihei Ueshiba. Car une chose essentielle ne doit jamais être perdue de vue : au bout du compte, l’irimi d’O Sensei est le seul qui puisse et qui doive faire autorité, au-delà de toutes les méthodes qui ont vu le jour après la mort du Fondateur, des plus sérieuses et des plus proches de son enseignement, aux plus fantaisistes et aux plus éloignées.
Ueshiba a mené l’Aikido là où personne d’autre ne l’a mené, et sur un chemin où personne peut-être ne l’a suivi vraiment, et nous avons déjà cité cette phrase terrible du Fondateur :
Si personne ne me fait l’honneur de se tourner vers moi, je n’aurai pas de compagnon.
— Morihei Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. III, p 54, Editions Cénacle de France
Nous allons faire notre possible pour qu’O Sensei ne reste pas sans compagnon. Et c’est nous en vérité qui serons honorés d’avoir été mis en position d’accomplir ce geste.
Philippe Voarino, mars 2014.