A qui se reconnaîtra ici.
La foi déplace des montagnes, Nietzsche disait qu’elle met des montagnes là où il n’y en a pas. Mais ce n’est pas de cette foi que je veux parler.
De l’Ecclésiaste à Hegel, et à nous "ce qui fut sera, ce qui s’est fait se refera, et il n’y a rien de nouveau sous le soleil". Nos vies s’inscrivent dans le flux de l’éternel retour.
Dans un cycle invariable nous mettons nos enfants au monde, en sachant comme tous nos aïeux que nous les condamnons ainsi aux souffrances qui sont naturellement attachées au parcours des hommes.
Si l’on met à part la mort, la souffrance est la plus grande certitude de l’existence humaine, et quand nous nous retournons pour réfléchir un instant, c’est une souffrance infinie que nous rencontrons partout, sous des formes innombrables, c’est de cette toile qu’est tissé le monde des hommes.
Il y a assez peu de questions essentielles en vérité. Le sens qu’il faut ou non accorder à la souffrance en est une. Est-elle aveugle et dénuée de toute signification, est-elle pour nous un hasard, une simple modalité de l’être, comme la pluie et le vent sur la forêt ? Ou bien a-t-elle une raison qui nous échappe ?
Je ne prétends pas apporter de réponse à une question qui a servi de fondement à la pensée métaphysique et à la pensée religieuse des six derniers millénaires, mais j’aimerais faire valoir un point de vue.
Tendre vers un monde plus juste est un objectif qui n’empêchera pas la douleur de demeurer notre rapport à l’existence. Elle sortira indemne de cette tentative, parce qu’elle n’est pas une contingence, un accident de parcours de nos sociétés imparfaites, qu’il suffirait de corriger pour améliorer globalement la condition humaine. La douleur est l’émotion suprême que puisse éprouver un homme, et à ce titre elle est nécessaire à son âme, qui a besoin d’elle pour s’épanouir et atteindre la plénitude de sa perfection, comme une fleur a besoin d’eau.
Oscar Wilde, par exemple, n’a pas conçu le chef d’œuvre de sa vie dans le confort et l’agrément des cercles littéraires de Londres, mais au fond d’une prison où s’est anéantie son existence entière, et où lui manquait le papier pour écrire. La "Ballade de la geôle de Reading", son plus beau poème, son dernier aussi, est né de la douleur. La beauté accomplie de cette œuvre, et la compassion profonde qui en imprègne chaque mot, sont sorties de la souffrance la plus terrible qui se pouvait infliger à un homme de sa nature. Il faut lire "De profundis" si l’on veut s’en faire une idée.
La souffrance de Wilde aurait pu engendrer l’amertume et le ressentiment. Pour qu’elle exprime au contraire la beauté et l’amour, il a fallu qu’il lui prête sa plume, et qu’il lui abandonne son âme. J’appelle cet abandon un acte de foi, parce qu’à un moment, pour reconnaître la puissance créatrice de sa douleur, il a dû refuser de la fuir, il a dû avoir confiance en elle, quand rien ne lui permettait rationnellement d’éprouver un tel sentiment.
L’univers est équilibré de telle manière qu’au cœur même du destin le plus inexorable se trouve invariablement le germe d’une transformation possible. Et au plus profond de la souffrance à laquelle nous sommes condamnés à perpétuité, est nichée comme une perle la possibilité de la transformer, et de lui donner un sens. Et lui donner un sens la rend acceptable.
Le faucon ne s’élève pas dans les airs contre les lois de l’aérodynamique, il s’élève parce qu’il obéit aux lois de l’élément qui le porte. Comme l’air porte l’oiseau, la souffrance porte l’homme, et pareillement elle l’élève, s’il accepte d’ouvrir son cœur à ses lois.
Si l’on veut un symbole moins abstrait de la souffrance qui est nécessaire pour toute création véritable, il faut alors assister à la naissance d’un être humain. J’entends à la naissance naturelle d’un être humain, celle qui veut qu’une femme enfante en souffrant des contractions de son corps.
Quand la jeune mère prend pour la première fois son bébé dans les bras, toute la douleur qu’elle vient de traverser est balayée en un instant dans la lumière inoubliable de son regard. Pourtant, l’intensité de cette délivrance est liée étroitement à l’intensité de la douleur qui déformait son ventre l’instant d’avant jusqu’à la limite du supportable, liée à ses gémissements et à ses sanglots. Le bébé n’est pas seul à naître ce jour-là, une jeune fille a disparu et une femme est apparue, c’est la souffrance qui la mise au monde.
La beauté a un prix quand elle touche la vérité profonde des êtres.
A côté de cela il y a bien sûr la souffrance insupportable, celle qui détruit une vie, la souffrance d’un gosse de dix-huit ans qui pleure et appelle sa mère, les intestins ouverts sur un champ de bataille et de bêtise des hommes, il y a la maladie qui épuise irrémédiablement, et puis il y a la mort des enfants.
Vivre ça fait mal, et ça fait mourir parfois dans la douleur. Avons-nous une faute à racheter, une erreur à payer ? Notre malheur est-il une monnaie d’échange ?
Je ne sais rien de cela, mais je dis que la souffrance est aussi un espace laissé à l’homme pour se mesurer aux dieux. La souffrance est aussi un moyen pour l’homme de dépasser la limite de ses intérêts immédiats, de ne pas se contenter des plaisirs faciles, et de la beauté apparente. La douleur propose une beauté qui ne peut éclore à la lumière, qui fleurit seulement dans les moments sombres et tourmentés. Mais elle ne fleurit pas si l’homme n’a pas confiance que se trouve, dans ces moments, la nourriture de son âme.
Est-ce cela le christianisme ? Je ne sais pas non plus. Il n’y a pas ici en tout cas l’idée qu’il faille attribuer une valeur à la douleur, qu’il faille la rechercher pour ses vertus salvatrices. Mais est-on sûr que cette idée se trouvait bien dans l’enseignement du Christ ?
On se tromperait si l’on accrochait à cette vision l’étiquette de l’idéalisme. Il s’agit au contraire de considérer sans voile d’aucune sorte la réalité d’un monde dont les notions de bien et de mal ne peuvent pas rendre compte. Il s’agit que l’esprit s’éveille à la représentation d’un univers où l’harmonie est atteinte par l’équilibre de forces complémentaires que le point de vue moral ne peut pas concevoir, et encore moins le point de vue sentimental.
Voilà une réflexion qui sera peut-être interprétée comme une forme de fatalisme, ou même de cynisme, mais qui parlera je l’espère au pratiquant d’Aikido, qui pouvait se demander jusqu’ici où je voulais en venir avec ces considérations, et qui s’imaginait peut-être que mon discours s’adressait à un autre, ou à une autre, que lui.
Car cette harmonie réalisée par l’union éphémère de forces contraires, n’est-ce pas la définition même de l’Aikido ? N’est-ce pas la condition de chaque mouvement d’Aikido d’être calqué sur le paradigme de la vie elle-même, sur le modèle cosmique où s’équilibrent les forces d’Izanami et d’Izanagi dans le processus de transformation permanente de toutes choses ? La seule donnée stable et constante d’un tel modèle étant précisément le fleuve intarissable du changement et de l’impermanence, le fameux "Pont flottant" sur lequel O Sensei nous recommande de nous tenir.
Quant à la douleur, elle trouve son compte en Aikido comme ailleurs. La sueur, les larmes parfois, la douleur physique, et aussi l’incertitude, la souffrance d’ignorer ce qu’on cherche. Mais chercherait-on ce qu’on ignore si on savait ce qu’on cherche ? Et pourquoi chercher ce qu’on ignore quand on ne sait même pas qu’on l’ignore ? A cette dernière question, il n’y a pas d’autre réponse que la foi.
Par un tel pari, le pratiquant d’Aikido ressemble à l’écrivain, qui n’écrit pas en effet pour mettre en forme ce qu’il pense déjà, contrairement à ce que croient les gens qui n’écrivent pas, mais pour trouver ce qu’il ne pense pas encore, pour découvrir ce dont il ignore tout, et qui doit parler à travers lui. Car ce que parler veut dire c’est qu’il n’y aurait pas de vouloir dire sans un parler, et qu’on ne veut rien dire, on peut seulement croire que parler voudra dire quelque chose.
La démarche du pratiquant d’Aikido – qu’il en soit conscient ou pas – est donc un acte de foi, une confiance dans le fait qu’il doive souffrir pour laisser parler à travers son esprit et à travers son corps les vertus merveilleuses de Takemusu, dont il ignore pourtant tout. Comment pourrait-il en être autrement, comment cet éternel débutant pourrait-il décider quoi que ce soit en connaissance de cause, puisqu’il n’a pas le plus petit indice qui lui permette de se représenter les vertus dont il entreprend l’étude ?
Le sens profond de Takemusu tel qu’il se dégage des idéogrammes est comme suit :
Musu c’est l’union, et en même temps ce qui naît de l’union,
Take c’est le bu de budo, c’est la pratique martiale,
Takemusu c’est donc ce qui doit être uni dans la pratique martiale pour donner naissance à…
Et en effet les "techniques divines" de l’Aikido prennent forme de l’union subtile du yin et du yang, en vertu des mêmes forces qui font qu’un enfant naît d’un homme et d’une femme.
A l’échelle de l’univers, les deux naissances sont aussi éphémères l’une que l’autre. Leur beauté est la magie d’un moment d’équilibre parfait, porté par la souffrance qui fut nécessaire à l’éclosion de ce bref instant. Bref, mais d’essence éternelle, si bien que chaque être humain peut ignorer le temps, qui n’est rien en considération de l’éternité, et déclarer avec Baudelaire, "j’ai gardé la forme et l’essence divine de mes amours décomposés".
Philippe Voarino
Maroubra, 11 novembre 2019