J’ai eu pendant longtemps une correspondance régulière avec Morihiro Saito Sensei.
Dans une lettre de 1992 il m’écrit - comme pour s’excuser - qu’il a dû "se résigner" à accepter le grade de 9ème dan de l’Aikikai de Tokyo, "tout le monde le pressant de l’accepter".
Il est vrai qu’il y avait de quoi être surpris, puisqu’il avait toujours déclaré qu’il refusait de recevoir un grade supérieur au 8ème dan que lui avait remis O Sensei, ne voyant pas qui aurait qualité, après la mort du Fondateur, pour lui remettre un tel grade. Maître Saito avait raison bien sûr pour ce qui concerne la technique, personne n’était en position de lui remettre un grade supérieur puisqu’il représentait dans ce domaine avec Koichi Tohei, et après la mort de Tadashi Abe, l’autorité suprême.
Mais les hauts grades n’ont pas seulement à voir avec la compétence technique. Ils sont également en rapport avec la responsabilité quant à la transmission des connaissances, de celui qui est parvenu à un stade avancé de compréhension de l’Aikido.
Il arrive parfois qu’un individu parvienne seul, sans l’aide d’un groupe, à la maîtrise d’une connaissance traditionnelle. Myamoto Musashi est l’exemple célèbre d’une telle réalisation. Après avoir survécu à soixante duels entre l’âge de 13 ans et celui de 29 ans, il écrit ces lignes :
A trente ans, j’ai réfléchi à mon passé. Les victoires que j’avais remportées n’étaient pas dues à la maîtrise de la Voie. Peut-être étaient-elles le fait d’un don naturel, ou d’un ordre du Ciel, ou de l’infériorité technique de mes adversaires. Alors, j’ai recherché matin et soir quel était le principe de ces victoires, et compris la Voie de la stratégie à l’âge de cinquante ans.
Ce parcours solitaire accompli par Myamoto Musashi est remarquable, mais il n’a servi à personne d’autre qu’à lui-même. La connaissance à laquelle il est parvenu n’a pas été transmise aux générations suivantes, il n’y a pas eu héritage. Et les écoles qui se réclament aujourd’hui de Musashi imitent les quelques images et répètent les quelques préceptes qu’il a laissés, mais sans compréhension véritable de son art.
L’enseignement du Fondateur de l’Aikido a connu une fortune différente. Des groupes humains se sont constitués autour de quelques individus qui avaient reçu du Fondateur une formation suffisante pour garantir une transmission honnête, sinon intégrale, de l’art.
Ces groupes ont évolué dans diverses directions, mais tous sur un modèle pyramidal, avec un référent technique capable d’assurer la cohésion autour d’un enseignement transmis dans le cadre d’une hiérarchie du savoir. Voilà pourquoi les grades ont été inventés, et voilà ce qui confère aux plus haut gradés une responsabilité quant à la pérennité de la chaîne de transmission de la connaissance.
Les grades sont en général une motivation pour le jeune pratiquant, une manière pour lui de trouver sa place. Mais quand on parvient aux plus élevés d’entre eux, ils cessent d’être une motivation, et on les reçoit alors pour d’autres raisons, qui sont en rapport avec l’ordre social.
Pour ce qui me concerne, j’ai reçu mon 6ème dan d’Aikido de Maître Saito en 2001, j’estime que c’est là mon dernier grade technique :
Après la mort de mon maître l’année suivante, qui aurait pu en effet me décerner un grade supérieur ? Pas son fils Hito Hiro, que je respecte mais qui n’est pas davantage pour moi qu’un camarade d’entraînement. Encore moins les instances de l’Aikikai, dont j’ai expliqué dans une "Lettre ouverte à l’Aikikai" publiée en janvier 1996 dans le n°231 du magazine Karaté Bushido, que je ne reconnaissais plus l’autorité technique.
Cette prise de position a d’ailleurs été suffisamment critiquée à l’époque pour que je ne résiste pas au plaisir de publier ici la lettre que m’adressa Maître Saito à cette occasion (22 ans après sa mort, ce petit secret peut être levé) :
Le passage qui nous intéresse est le dernier paragraphe, il dit :
Ta Lettre ouverte à l’Aikikai est une lettre merveilleuse. Elle me réjouit pleinement. J’en ai fait beaucoup de copies et j’en ai donné à tout le monde. Mes élèves l’ont trouvée remarquable. Merci beaucoup pour cela.
Ce courrier est daté du 14 octobre 1996. Il n’est pas équivoque je crois, et c’est un clin d’œil à certains camarades malicieux qui traduisirent et montrèrent l’article à Maître Saito à Iwama en mon absence en pensant qu’il condamnerait mes propos.
En 2009, huit ans après mon "dernier grade", j’ai pourtant accepté le 7ème dan de l’association TAI. C’était là une marque de reconnaissance envers mes vieux amis et maîtres du Collège qui me pressaient de l’accepter. Et je compris mieux à ce moment ce que voulait dire Maître Saito en m’écrivant qu’il avait dû accepter le 9ème dan.
Plus tard encore, à la fin de l’année 2014, Georges Rousseau qui savait sa fin prochaine a souhaité me donner le 8ème dan. J’ai accepté ce grade également, comme on respecte la dernière volonté d’un ami qui va mourir. Cependant je ne me suis pas prévalu de ce 8ème dan jusqu’à maintenant, parce que j’estimais qu’il était prématuré :
Neuf années ont passé, Georges, depuis que tu m’a remis ce grade écrit péniblement un triste dimanche de décembre, mais avec ton cœur, sur le coin d’un vieux diplôme TAI. Je ne sais pas si je le mérite enfin, mais je sais qu’il est temps désormais que je m’en prévale.
Il y a une raison à cela, c’est que certains de mes élèves auxquels j’ai remis le 6ème dan il y a longtemps déjà, ont atteint aujourd’hui le niveau du 7ème dan, que le moment est venu pour moi de leur décerner ce grade, et que pour ce faire il est conforme à la hiérarchie de l’enseignement que je sois moi-même 8ème dan.
La transmission de l’Aikido est fondée sur un ordre social qui a un sens, et qu’il faut respecter. Chacun doit être à la place qui est la sienne, il n’est pas bon que des pratiquants accèdent trop vite à des grades qui seraient au-dessus de leur valeur réelle, mais il n’est pas bon non plus que des pratiquants demeurent sans raison à des grades qui seraient au-dessous de leur niveau véritable. Ces deux anomalies opposées perturbent l’équilibre du système de progression en Aikido.
J’accepte donc aujourd’hui officiellement ce 8ème dan comme étant mon grade, celui qui m’accompagnera vraisemblablement jusqu’au bout d’un chemin où plus personne ne marche devant moi, puisque tous mes maîtres ont quitté ce monde.
Philippe Voarino, 06 janvier 2024