Article initialement publié dans les numéros 30 et 31 du magazine Aikido journal. Merci au journal d'avoir authorisé sa reproduction sur le site de TAI.

Les chefs de file des divers « courants de l’Aikido » - expression imparfaite mais que j’utilise comme tout le monde par facilité de langage – font désormais référence à l’enseignement de Morihiro Saito avec une fréquence qui ne cesse de m’étonner.

Je suis heureux évidemment qu’à travers ces références répétées soit reconnue l’importance de l’enseignement de mon maître dans la transmission de l’Aikido d’O Sensei. Mais je ne peux m’empêcher de mettre cet engouement récent en parallèle avec le scepticisme et l’incompréhension qui m’accueillirent à mon premier retour d’Iwama dans les années 80. C’était l’époque où je ramenais du Japon dans mes bagages les termes et les notions d’aiki ken, d’aiki jo et de bukiwaza, époque où je croyais naïvement qu’il suffisait de faire connaître tout cela avec sincérité pour changer la conception de l’Aikido qui régnait alors en France comme ailleurs.

Il me fallut du temps pour admettre enfin cette expression de notre vieille sagesse populaire qu’on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif.

J’ai davantage d’humilité aujourd’hui sur ma capacité à faire comprendre ce dont je crois devoir parler. Et quand je lis par exemple, dans le dernier numéro d’Aikido Journal, la tentative de mon camarade Gérard Blaize pour tenter de rendre compte du point où il est parvenu de sa compréhension de ce qui est en jeu véritablement dans l’Aikido d’O Sensei, je me dis qu’au fond il importe peu qu’un homme ait toutes les chances de ne pas être compris quand il prend la parole. Ce qui compte, c’est le cœur qu’il met à le faire.

Je partage le point de vue central de Gérard dans cette interview qui peut se résumer de la manière suivante : au fond, mis à part O Sensei, personne à ce jour n’a encore fait d’Aikido. Personne n’a eu les expériences du Fondateur. C’est pourquoi l’Aikido part aujourd’hui dans les directions les plus variées, en fonction des interprétations, des capacités, des goûts et de la compréhension de chacun.

Je partage aussi la vision qu’en dépit de la difficulté qu’il y a à comprendre ce dont O Sensei a porté témoignage et qu’il a nommé Aikido, il existe par bonheur certaines pistes et que, pour le dire vite, tout espoir n’est pas perdu de suivre la voie qu’il a tracée avant nous. Nous ne sommes pas nécessairement condamnés à nous perdre sur les chemins de traverse.

Et dans ce sens, je pense comme lui qu’il est impossible d’accéder à l’Aikido sans compréhension de cette force attractive qu’O Sensei expliquait clairement être la source du véritable budo : comment appeler l’adversaire et capturer imperceptiblement son esprit par une attitude de tout le corps, de façon à le guider dans ce qu’il croit être son attaque mais qui n’est que le piège dans lequel notre mouvement le conduit.

Je suis comme Gérard convaincu qu’un des obstacles majeurs au développement de cette capacité d’aspiration de l’adversaire réside dans la création artificielle d’uke. L’Aikido moderne a assigné et enseigné à uke un rôle de figurant qui consiste à mettre en valeur le mouvement de tori. C’est Tori qui a hérité du beau rôle. Uke n’est plus un opposant, il est dressé à réagir par anticipation, en fonction de la connaissance qu’il a de la technique qui va lui être appliquée. Cette collaboration complaisante, si elle valorise le spectacle donné par la prestation des deux partenaires – et la notion de partenaire prend dans ce cas tout son sens – empêche en réalité tori d’utiliser la technique dans le cadre de sa véritable fonction qui est de découvrir et développer les qualités nécessaires à ce que l’on puisse commencer à parler d’Aikido.

Je suis donc d’accord avec Gérard Blaize dans la plupart de ses conclusions, en revanche, je ne fais plus route avec lui quand il s’aventure dans le domaine des armes. Et je vais expliquer pourquoi.

En préambule, je voudrais dire qu’Hikitsuchi Sensei n’enseignait pas le bo de l’Aikido contre un adversaire parce qu’il n’avait pas la connaissance de la logique martiale des mouvements qu’il exécutait. Je voudrais dire qu’Hikitsuchi Sensei ne pratiquait pas l’aiki ken parce qu’O Sensei ne lui avait jamais dispensé d’enseignement véritable dans ce domaine. Je voudrais dire que …

Mais non bien sûr je ne vais pas dire tout cela. Je ne vais pas dire tout cela pour une raison simple, c’est que je n’ai aucune qualification pour parler du maître de Gérard Blaize, Hikitsuchi Sensei, que je n’ai jamais rencontré.

Alors j’aimerais que ce clin d’œil sans malice aucune permette à mon camarade Gérard de comprendre combien me paraît saugrenu son jugement sur l’enseignement reçu d’O Sensei par Saito Sensei en matière d’aiki ken et d’aiki jo.

Il convient de savoir, selon les cas, à qui doit aller la parole. Gérard Blaize n’est pas élève de Saito Sensei qu’il ne connaît pas plus que je connais Hikitsuchi Sensei. Il n’a pas une connaissance de la vie et des expériences de Morihiro Saito auprès du Fondateur qui lui permette de porter un jugement aussi définitif que celui qu’il donne en réponse à la remarque d’Aikido Journal :

AJ : Saito Sensei disait qu’il avait toujours pratiqué les armes avec O Sensei.
GB : Ce n’est pas tout à fait exact.

Les arguments que développe Gérard, après avoir asséné cette sentence, sont fondés uniquement sur une interview de Saito Sensei en Italie en 1985 et sur l’interprétation très partielle de ses propos.

Maître Saito ne dit pas qu’il ne pratiquait pas les armes avec O Sensei, il dit exactement le contraire : à Iwama il s’entraînait directement avec O Sensei et d’une manière régulière, ken contre ken, jo contre jo, et ken contre jo. Dans cette pratique des armes à deux, O Sensei expliquait naturellement à son partenaire Saito la logique de toutes les situations et pourquoi on exécutait tel ou tel déplacement, tel ou tel mouvement. Saito reçut du Fondateur un enseignement d’armes dans le contexte d’un entraînement personnel avec lui pendant plus de 20 ans. Mais à lire Gérard Blaize, cette pratique régulière étalée sur deux décennies n’apparaît pas, et on pourrait croire que Saito Sensei s’est levé un beau matin et qu’il a inventé l’aiki ken et l’aiki jo dans le dos d’O Sensei occupé à bêcher son jardin.

Il est vrai, et Saito a toujours expliqué cela à qui voulait bien l’entendre, que c’est lui qui a donné aux kumitachi et aux kumijo la forme qu’ils ont actuellement. Mais il a toujours pris soin d’ajouter que s’il a mis au point le cadre du programme, il n’en a pas inventé le contenu, il ne l’a pas créé ex nihilo.

Ce qui se trouve à demi- mot dans l’interview de 1985, mais que Saito Sensei a raconté cent fois avec tous les détails à tous les uchi deshi d’Iwama, c’est que l’enseignement d’O Sensei jaillissait comme une fontaine inépuisable et merveilleuse. Le flot de cette fontaine suivait le cours de l’inspiration d’O Sensei, géniale certes, mais imprévisible et inutile à celui qui n’était pas là chaque jour. Et même pour celui-là cerner la connaissance proposée n’était pas chose aisée.

Saito Sensei expliquait en effet que lors de ces entraînements O Sensei ne se contentait pas de répéter des choses déjà connues : il testait au contraire, modifiait, supprimait, ajoutait de nouvelles manières de faire le ken et le jo. Il était en pleine recherche. En réalité il mettait en place son art. Et ce qui fait l’originalité de Saito et la réputation qu’il a acquise dans le domaine des armes de l’Aikido, c’est qu’il assista en témoin actif à cette phase de création : à la naissance de l’aiki ken et de l’aiki jo, c'est-à-dire au ken et au jo utilisés pour la première fois selon les lois de l’Aikido. Car cette pratique faisait évidemment partie de ce qu’O Sensei englobait dans le concept d’Aikido, ce n’était pas un vague « complément » comme l’ineptie moderne est arrivée à le prétendre sans réfléchir que l’Aikido est un tout et que l’on ne complète pas un tout.

L’abondance d’informations déversées chaque jour dans le cerveau du jeune Saito n’avait évidemment aucun caractère systématique. C’était un jaillissement permanent et anarchique pour tout autre qu’O Sensei qui en percevait seul le cours et le sens. Saito comprit – et je crois que c’est là sa part de génie – qu’il ne pourrait jamais accéder à cette richesse de savoir, qu’il ne pourrait jamais en faire le tour, la comprendre et la retenir, sans rassembler, sans regrouper, sans organiser cette profusion de connaissances qui le submergeaient.

C’est dans ce contexte très particulier, « pour mieux comprendre » effectivement comme il le dit avec humilité, qu’il demanda l’autorisation à O Sensei d’organiser de manière plus systématique les multiples formes que le Fondateur développait avec lui tous les matins. Ce dernier lui donna alors son accord pour travailler à l’organisation de cette fameuse méthode d’aiki ken et d’aiki jo.

Cet accord explicite d’O Sensei fait également partie des points que Gérard Blaize ignore ou perd de vue. Ce n’était pas du tout un blanc-seing qui aurait laissé à Saito la bride sur le cou pour inventer tout et n’importe quoi. C’était la lucidité d’O Sensei qui reconnaissait dans cette mise en forme des connaissances un élément nécessaire à la transmission de son Aikido, mais auquel lui-même, par tempérament, était incapable de se consacrer, et qui décidait donc d’en déléguer la responsabilité à un élève de confiance qui était lui, par tempérament, porté au contraire vers la construction d’un système d’enseignement. Mais ce système d’enseignement puisa toute sa matière dans le terreau de la pratique quotidienne d’O Sensei et de Saito à Iwama et en tira toute sa raison. Voilà le point que manque complètement Gérard Blaize, parce que sa connaissance de Saito Sensei se limite aux maigres propos d’une brève interview.

Si je ne peux suivre mon camarade Gérard dans sa manière de rayer d’un trait de plume toutes les circonstances qui ont vu la naissance de la méthode d’enseignement des armes de l’Aikido et qui permettent d’en comprendre la raison et le sens, je suis encore moins d’accord avec la position pédagogique qu’il adopte quant à la transmission de ces connaissances.

Car après avoir annoncé dans son interview que les armes en Aikido sont inexistantes, Gérard explique étrangement qu’il faut quand même s’entraîner au bo de l’Aikido, mais qu’il faut le travailler seul.

Au-delà du paradoxe sur lequel je ne m’attarde pas de cette position contradictoire, il y a un véritable problème de fond. Quand on voit en effet ce à quoi a mené la répétition « à vide », sans adversaire, de mouvements tels que sanjuichi no jo ou jusan no jo, on se croit dans ces jeux basés sur la pantomime où la même scène mimée par des acteurs successifs devient progressivement méconnaissable.

Et il semble que Gérard Blaize se soit lui-même fourvoyé sur ces chemins de la pantomime quand il indique que Saito Sensei a créé les 33 mouvements de jo. Il n’y en a pas 33 bien sûr il y en a 31. Mais surtout ceux-là – à la différence des kumijo – ce n’est pas Saito qui les a créés, pas plus qu’il n’a créé les 13 mouvements de jo. Sanjuichi et jusan no jo sont des mouvements créés par le Fondateur de l’Aikido et que ce dernier pratiquait régulièrement. Tous ceux qui ont étudié jusan no jo à Iwama se souviennent comme moi que Saito Sensei s’excusait toujours, quand il enseignait ce mouvement, de n’avoir malheureusement retenu dans ces treize frappes que la moitié à peu près du mouvement complet qu’exécutait en réalité O Sensei. Jusan était deux fois plus long et une partie de l’enseignement du Fondateur a donc été perdue.

C’est précisément pour éviter de perdre de tels morceaux, et pour éviter la transformation liée à l’effet pantomime du contenu technique légué par O Sensei, que Saito Sensei a enseigné de manière systématique en awase, c'est-à-dire avec un adversaire, c'est-à-dire avec un point de repère qui empêche l’interprétation de s’égarer et l’esprit de battre la campagne. Car il n’y a pas d’autre manière de comprendre le sens de ce que l’on fait en Aikido avec un jo ou avec un ken que de justifier la raison de chaque geste et de chaque déplacement par référence à l’autre, par référence à aite.

A partir de ce support logique, le pratiquant trouvera ou ne trouvera pas ce dont parle O Sensei, c’est une autre affaire, mais au moins disposera-t-il dans sa recherche d’une base d’étude saine. Et puisque c’est ce type d’enseignement que maître Saito reçut d’O Sensei, pourquoi aurait-il dû enseigner différemment ?

J’ai d’ailleurs une question pour mon collègue Gérard. Si, comme il le juge, la pratique à deux pollue à ce point la compréhension, pourquoi enseigne-t-il ikkyo, shiho nage et kote gaeshi avec un partenaire ? Ne vaudrait-il pas mieux, dans sa logique, qu’il répète ces mouvements tout seul en prenant quelques poses devant un miroir ?

La conclusion globale à laquelle est parvenu Gérard Blaize est radicale et intéressante parce qu’elle est à la fois vraie et la base même de son erreur :

Je ne fais pas d’armes en Aikido, parce que d’abord quand O Sensei était vivant, on ne faisait pas d’armes.

Des élèves de Tokyo comme Tamura Sensei confirment cette réalité, en racontant que pour faire des armes ils étaient contraints de frapper à la porte des ryu traditionnels de Iaido et de Ken Jutsu.

Mais dans la phrase de Gérard, toute la vérité réside dans le « on » : quand O Sensei était vivant « on» ne faisait pas d’armes… certes … mais O Sensei lui faisait des armes. Il faisait des armes avec Saito à Iwama. Et justement « on » n’était pas là, mais « on » aurait pu trouver là tout ce qui fait la rigueur d’une école d’armes, et que regrette à juste titre de n’avoir pu trouver Gérard Blaize dans sa quête déçue des armes de l’Aikido : un apprentissage sérieux du rapport au sabre ou à la lance, une étude des attaques, de la logique des situations et des déplacements, en un mot une pratique authentique et intensive : tout le contraire du pseudo-enseignement que Gérard Blaize avait rencontré jusque là en matière d’aiki ken et d’aiki jo.

Pourtant d’une certaine manière Gérard a raison : le Morihei Ueshiba qu’il décrit, démontrant les armes de l’Aikido mais ne les enseignant pas, a bien existé. C’est même le Morihei Ueshiba qui est passé à la postérité, celui qui fut exporté vers l’Occident par les élèves de Tokyo qui n’ont jamais connu que ce Morihei là. Seulement voilà, ce n’était pas le Morihei Ueshiba qui passa deux heures par jour chez lui, à Iwama, à mettre au point sa pratique d’armes avec Saito pendant deux décennies.

Il n’est pas contestable que d’autres élèves directs reçurent épisodiquement d’O Sensei quelques notions d’armes au cours de cette longue période. Mais ce fut de manière trop superficielle et trop parcellaire pour qu’ils puissent posséder en profondeur cette connaissance et qu’ils puissent la transmettre. Il n’y a donc rien d’anormal à ce que Gérard Blaize n’ait pas trouvé auprès d’eux ce que ces derniers ne pouvaient pas lui donner.

L’erreur qu’il commet en revanche est de déduire du fait qu’il n’a pas vu que ça n’existait pas. Cette erreur est au fond celle de tout l’Aikido moderne : la négation d’une réalité qu’on ignore, parce qu’on l’ignore.

Cependant, là où Gérard Blaize diffère de la modernité, c’est qu’il ne voulait pas, lui, se contenter tranquillement de cette absence et de ce manque. Il était déterminé à manier une arme malgré tout. Alors il s’est tourné vers les écoles traditionnelles d’armes en « séparant » comme il le dit :

(Me Ueshiba) démontrait ce qu’était l’Aikido avec une arme, mais il n’y avait pas une étude, comme dans une école, où on apprend comment tenir un sabre, comment tenir un bâton, comment attaquer, comment piquer, quelles sont les différentes situations, selon que quelqu’un attaque là ou là … et donc, pour moi, j’ai complètement séparé.

« J’ai complètement séparé. » Tout est là. Gérard Blaize – parce que les circonstances ne lui ont pas permis de trouver sur son chemin l’étude bien réelle des armes de l’Aikido léguée par O Sensei – a séparé sa pratique d’armes de sa pratique d’Aikido.

Il est professeur de Jodo de l’école Shindo Muso. C’est à ce titre que je l’ai fréquenté, lui et son ami Jean-Pierre Régnier, à Paris il y a vingt cinq ans, peu de temps avant de partir au Japon et de rencontrer maître Saito. Je pratiquais moi aussi le Jodo à cette époque et j’étais élève de Pascal Krieger, élève direct lui-même du dernier soke de l’école Shindo Muso : Shimizu Sensei. Gérard et Jean-Pierre étaient élèves de Shigehiro Matsumura qui était lui professeur de Jodo au sein de la fédération de Kendo.

Tout comme Gérard, je « séparais » moi aussi à cette époque. Je séparais pour les mêmes raisons que lui : je voulais apprendre à utiliser une arme et je ne trouvais rien dans la pratique de l’Aikido qui apportait la moindre réponse à cette demande. Les pratiquants d’Aikido avaient de magnifiques étuis d’armes qu’ils promenaient sur l’épaule, c’était à peu près tout.

Et si je n’avais pas rencontré Saito, j’aurais certainement suivi un parcours analogue à celui de Gérard Blaize. Car le Shindo Muso est une école solide qui apporte des réponses sérieuses.

Le problème est que ces réponses, pour intéressantes qu’elles soient, ne sont pas compatibles avec les lois de l’Aikido.

Et il faut tout de même à ce point se poser la question suivante : pourquoi O Sensei avait-il une pratique d’armes si originale qu’elle laissait dans la perplexité tous les maîtres d’armes traditionnels du Japon qui assistaient à ses démonstrations ? La réponse vient dans la foulée : c’est parce qu’O Sensei maniait un sabre et un jo avec les lois de l’Aikido, et ces lois ne sont pas celles des ryu traditionnels.

Je ne peux pas entrer ici dans la complexité technique de ce point qui exige le tatami, mais je voudrais souligner combien il est compréhensible dès lors que Gérard Blaize puisse écrire ce qui apparaît comme une énormité à quiconque a étudié sérieusement l’aiki ken et l’aiki jo :

Mais moi, j’avoue que je ne vois pas la relation entre les techniques d’Aikido et une arme.

Il est bien normal en effet qu’il ne voit pas cette relation : entre la manière dont Gérard Blaize a appris à utiliser une arme et l’Aikido il n’y a effectivement aucun rapport. Et pour cause, c’est lui-même qui, à l’origine, croyant que ces choses étaient inéluctablement incompatibles les a étudiées de manière séparée.

Gérard dit plus loin dans la même veine :

Quand on connaît les maîtres d’armes, on comprend ce qu’est une arme. Et ça éloigne de l’Aikido.

Cette phrase est formidable si on en perçoit bien le sens. Pour qui sait lire, l’affirmation faite ici est la suivante : moi qui ai étudié sérieusement les armes en dehors du cadre de l’Aikido, je prétends qu’on ne peut pas utiliser une arme sérieusement dans le cadre de l’Aikido.

Mais alors vient naturellement cette question : que faisait donc O Sensei avec une arme ? Du Kashima, du Shinkage, du Yagyu ? Que le Fondateur ait étudié ces écoles à divers moments de sa vie et qu’il ait utilisé une partie de leur fonds technique n’est pas contestable évidemment. En déduire qu’il ne fit jamais que répéter leur programme d’enseignement est en revanche une position intenable. Et Gérard Blaize lui-même n’y croit pas qui explique à plusieurs reprises dans son interview qu’O Sensei faisait bien de l’Aikido avec une arme.

Alors quoi ? O Sensei faisait de l’Aikido quand il prenait une arme mais personne d’autre que lui ne peut le faire ? Au lieu d’apporter de l’eau au moulin des légendes et au mythe du Fondateur incarnation d’Ame-no-murakumo-kuki-samuhara Ryuo, est-ce que Gérard Blaize ne pourrait pas plutôt arriver à la conclusion qu’en réalité les moyens de parvenir à la compréhension et à la reproduction de ce que faisait O Sensei avec une arme existent, mais qu’il n’a pas eu l’opportunité de les rencontrer sur sa route ? Et que, s’il n’est pas dénué de fondement de penser comme lui que la quasi totalité des pratiquants d’Aikido qui manipulent une arme se feraient certainement embrocher par la première ceinture blanche venue d’une école d’armes traditionnelle, ceci n’est vrai que parce que les pratiquants en question n’ont – comme lui – jamais eu l’occasion d’étudier méthodiquement la matière vaste et structurée des armes de l’Aikido ?

Quelques éléments auraient tout de même pu mettre Gérard Blaize sur la piste de ces armes de l’Aikido qu’il ignore aujourd’hui d’une manière qui me paraît malheureusement devenue dogmatique avec les années. Il dit en effet :

(…) si l’on prend les livres de Me Ueshiba, même les vieux livres comme Budo no Renshu de 1933, il n’y a pas d’armes. C’est très intéressant : on ne voit pas d’armes.

Je voudrais, d’une part, lui rappeler qu’O Sensei n’a pas écrit des livres, il a écrit un livre.

En effet Budo Renshu n’est pas un livre écrit par Maitre Ueshiba, c’est une compilation de croquis réalisés par Takako Kunigoshi, une élève de 1933, dans le but exclusif de servir d’aide mémoire aux mouvements de tai jutsu qui ne portaient pas de nom pour la plupart à cette époque et que les élèves avaient, pour cette raison, de grandes difficultés à retenir. Il est donc normal, quand bien même on voudrait voir à juste titre dans cet ouvrage remarquable une indication sur la pratique de l’époque, qu’on n’y trouve pas de techniques d’armes.

Le seul livre conçu par O Sensei, et le seul livre qui puisse donc être utilisé comme élément pour émettre un jugement sur la pratique d’armes du Fondateur avant la deuxième guerre mondiale est le livre « Budo » écrit en 1938.

Dans ce livre très court il n’y a en tout que 30 pages de photos techniques (de la page 43 à la page 73 très exactement dans l’édition française). Or sur ces 30 pages, 9 sont consacrées aux armes, soit près d’un tiers, et sur ces 9 pages, 4 sont consacrées exclusivement à la pratique arme contre arme.

Quand Gérard Blaize conclut donc « c’est très intéressant : on ne voit pas d’armes », j’en conclus moi, dans un premier élan, qu’il devrait peut-être se procurer un exemplaire du livre dont les pages n’ont pas été arrachées.

Mais j’ai peur de devoir conclure plutôt que tout ici est, comme précédemment, dans le « on ». Ce « on» décidément ne voit jamais les armes de l’Aikido, qu’elles soient dans la réalité quotidienne de la vie du Fondateur ou sur les témoignages photographiques d’un livre écrit de sa main. Ce « on » serait bien inspiré de se demander s’il n’a pas, à un moment donné de son évolution, fermé la fenêtre de l’esprit sur des perspectives de l’Art d’O Sensei fournissant pourtant certaines clefs de compréhension qui font cruellement défaut à l’Aikido moderne.

Il y a donc de nombreuses photos montrant la pratique des armes dans le livre Budo. Mais quand bien même il n’y en aurait pas eu, je répète ici pour Gérard ce que j’ai expliqué déjà à diverses occasions.

O Sensei a bien-sûr pratiqué les armes avant 1941, date de son installation à Iwama, puisqu’il était déjà instructeur de combat à la baïonnette pendant la guerre russo-japonaise en 1904. Mais ce n’est que pendant et après la seconde guerre mondiale qu’il a réalisé la synthèse des mouvements de tai jutsu, de ken et de jo assemblés sous le nom d’Aikido.

Pour réaliser cette synthèse, il s’est immergé à Iwama dans la pratique du ken et du jo. Il a d’abord élagué tout ce qui n’était pas compatible dans les écoles traditionnelles d’armes avec le principe aiki qu’il avait déjà découvert et mis au point dans une grande mesure dans les mouvements de tai jutsu (le film tourné au journal Asai Shimbun montre clairement l’état d’avancement de l’Aikido dès avant la guerre, même si le nom n’est pas encore là). O Sensei a ensuite regroupé toutes les possibilités du ken et du jo autour de ce principe en établissant le lien avec les mouvements du tai jutsu.

Tout cela ne s’est pas fait en un jour évidemment, ni sans partenaire pour donner la réplique tout au long des innombrables exercices de mise au point, d’ajustement et de perfectionnement des techniques de l’aiki ken et de l’aiki jo dans leur relation avec les techniques de corps. Hikitsuchi aurait pu être ce partenaire … quelques années plus tôt auraient peut-être fait la différence. Le destin voulut que ce fût Saito qui arrivât dans le créneau de temps consacré par le Fondateur à cette recherche.

Au fond il n’a manqué à Gérard Blaize, qui a vécu au Japon dans les années 70, qu’un peu de persévérance dans sa quête infructueuse des armes de l’Aikido. Cette persévérance aurait inévitablement fini par le conduire à Iwama pour constater l’existence de l’aiki ken et de l’aiki jo. Peut-être aussi a-t-il manqué à Gérard un peu plus de confiance dans le parcours du Fondateur et dans l’art global que proposait O Sensei, dont il a cru – faute de mieux – qu’il pouvait retenir des applications partielles, quitte à les compléter par une étude technique venue d’autres écoles.

Philippe Voarino, Chleire, Avril 2009